Fragments rimbaldiens

Par Eric Geoffroy

Dans les jours qui précèdent sa mort à Marseille le 10 novembre 1891, Arthur Rimbaud répète sans cesse « Allah Karîm » (« Dieu est généreux »). Ce témoignage provient de sa sœur Isabelle, qui a pourtant tenté de présenter son frère comme un bon chrétien. Sans préciser ici dans quelle confession son frère se serait éteint, elle écrit de Marseille à leur mère : « Ce n’est pas un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c’est un juste, un saint, un martyr, un élu ! ».

Rimbaud, un des plus grands poètes de la littérature universelle, un des grands esprits de l’âme française, musulman ?

Quelques éléments. Il vit en Afrique de l’Est depuis 1880, entre Harar et Aden. Harar Jugol ( Éthiopie), avec ses 82 mosquées et 102 sanctuaires de saints, est parfois appelée la quatrième ville sainte de l’Islam. Nous avons des lettres où il signe, de là-bas, Abdallah (« serviteur de Dieu ») Rimbaud. Il s’y fait appeler Ali Abdallah, et le sceau qu’il utilisait pour son commerce porte le nom de : Abdoh Rimbo, (« Son serviteur, Rimbaud »).

Par ailleurs, nous savons qu’il a commencé à apprendre la langue arabe en 1874, qu’il possédait un Coran annoté par son père, militaire arabisant, et qu’il a commandé un exemplaire du Coran chez Hachette en 1883. Bien plus, d’après plusieurs sources, il est parti vers 1886-1887 dans des régions d’Afrique de l’Est, prêchant le Coran. Cela lui aurait valu d’être battu, du fait de ses interprétations personnelles…  

L’islamité de Rimbaud : dernière lubie d’un être damné cherchant à sauver son âme ? Le fait d’un poète piqué d’orientalisme ou d’exotisme ? Ou d’un trafiquant soucieux de se fondre dans le paysage ? Les ‘‘commentateurs’’ du personnage et de son œuvre divergent : pour certains, il n’était qu’un « arabisant érudit », ayant épousé les coutumes locales (il s’habillait comme les gens du pays) ; pour d’autres « Rimbaud au Harar s’était converti à la foi musulmane et pratiquait ». Retenons pour le moins cette vision : dans Une saison en enfer, texte rédigé à l’âge de 18 ans dans ses Ardennes natales, il écrit : « Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine ». Un clin d’œil : dans les années 1980, ma mère voulut revoir l’usine de lits militaires que détenait son grand-père à Vesoul, et elle y trouva… une mosquée.

Il y a déjà chez Rimbaud l’appel fatal, avec des échappées mystiques, de l’Orient. Il se construit sur le rejet de l’Occident moderne :

Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham[1] : « le pays de Cham », c’est-à-dire la Syrie ‘‘primordiale’’. Damas, Bagdad et autres « Libans de rêve » égrènent ses visions, terres qu’il connaîtra physiquement.

Je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré… Bon ! Voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu’a subis l’esprit depuis la fin de l’Orient […]

Au-delà de la révolte immédiate, voici le parcours d’une âme qui transite par le désespoir pour réintégrer la Patrie, au sens soufi de watan :

N’est-ce pas parce que nous cultivons la brume ? Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l’ivrognerie ! Et le tabac ! Et l’ignorance ! Et les dévouements ! – Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l’Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent[2] !

Loin de nier Dieu, c’est dans le creux de la négativité qu’il L’affirme au paroxysme. Et aussi, de façon plus culturelle, dans son rejet de la morale chrétienne qui n’est pas sans rappeler les invectives de Nietzsche. Pour Stéphane Barsacq, le recueil des Illuminations est « moins un Contre-Évangile qu’un nouvel Évangile ». Quant à Une saison en enfer, elle porte les stigmates, les paradoxes, qui saisissent les mystiques dans leur lutte intérieure entre l’ange et le diable :

J’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards;  je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle – Il paraît que c’est un rêve de paresse grossière !

 Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d’échapper aux souffrances modernes. Je n’avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran.

 Parfois la vision s’apaise :

 Nous allons à l’Esprit. C’est très certain, c’est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire […]

…Dieu fait ma force et je loue Dieu…

 Si Dieu m’accordait le calme céleste, aérien, la prière, – comme les anciens saints. – Les saints ! Des forts[3] !

 Ici, des accents soufis, comme autant d’« allusions » (ishâra) :

La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde.

  • Ô pureté ! pureté !

C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté ! – Par l’esprit on va à Dieu !

  • Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes[4].

 Gilberte Maurice, médium malgré elle, m’a envoyé un texte qui lui aurait été dicté par Rimbaud le 23 novembre 1992 – je ne la connaissais pas avant son courrier du 1er janvier 2017.  Je ne fais que transmettre :

Les soufis dans ma quête

M’aidèrent évidemment

Comme eux je fréquentais

Des assemblées secrètes

Où prière et extase

Se confondaient souvent

La vie contemplative

De ces communautés

Nous amenait très haut

Et nos pensées terrestres

Etoilées vers le ciel

Nous poussaient à songer

Que la vie ici-bas

N’est qu’une brève étape

Du long voyage uni

Qui nous enchaîne tous

Dans le mouvement cosmique

Auquel nulle créature

Ne pourra se soustraire

Et ces tourbillons d’âme

Qui volètent alentour

En sont le témoignage

Irréfragable preuve

Du mouvement sans fin

Qui anime l’univers

Et cela nul ne peut

Ni ne pourra jamais

En percer le mystère

Esprits ou bien humains

Nous restons limités

Par une frange insondable

Où perce seulement

Un rayon de lumière[5].

 Et la khalwa (retraite spirituelle) ?

 Dans un grenier, où je fus enfermé à douze ans, j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier, j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

Arthur Rimbaud, Les Illuminations, 1886.

 [1] Une saison en enfer.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ce texte figure désormais dans un recueil appelé Souffle de l’univers, éd. Lacour, Nîmes, 2016, p. 206-207.