L’universalité de la miséricorde muhammadienne

Par Denis Gril

 

Dans le Coran, la sourate Les Prophètes (Al-Anbiyâ’) caractérise chacun des prophètes par une qualité ou un don spécifique ou même un événement de sa vie, puis elle évoque les troubles de la fin des temps et l’avènement de l’au-delà. Dieu s’adresse alors à Son Prophète bien-aimé pour lui dire quelle est et sera sa fonction dans ce monde et dans l’autre :

« Et Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes (Wa mâ arsalnâ-ka illa rahmatan li-l-‘âlamîn)[1] ».

وَمَا أَرْسَلْنَاكَ إِلَّا رَحْمَةً لِلْعَالَمِينَ

[1] Coran 21 : 107.

Le Prophète , une « pure miséricorde »

Ce verset nous apprend que l’Envoyé n’est que miséricorde, qu’il est pure miséricorde et qu’il l’est pour tous les êtres du monde. Certains commentateurs du Coran ont compris la miséricorde et ceux pour qui elle est envoyée de manière plus ou moins restreinte, d’autres de manière totale, universelle. Pourtant le sens du verset est clair : « Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde », comme si l’envoi du Prophète avait pour seule raison la miséricorde.

Le mot « miséricorde » dans le verset, raḥmatan, est indéterminé (nakira), ce qui souligne d’autant son caractère absolu. Grammaticalement, raḥmatan est un complément de manière, littéralement l’« état » (hâl) du pronom « toi », celui à qui le discours s’adresse, c’est-à-dire que la manière d’être du Prophète, sa condition existentielle en tant qu’envoyé, est la miséricorde.

Le mot raḥmatan peut être aussi analysé comme le complément de manière du verbe, ce qui signifie : Nous t’avons envoyé, et cet envoi est pure miséricorde. De ce point de vue, on peut également considérer raḥmatan comme un complément de cause : en t’envoyant vers les mondes, nous n’avons d’autre but que de leur faire miséricorde. Il y a donc parfait accord entre, d’un côté, le but pour lequel le Prophète a été envoyé ainsi que la manière dont il a été envoyé, et, de l’autre côté, l’Envoyé lui-même, investi de cette mission de miséricorde. En envoyant Son Prophète comme miséricorde, Dieu manifeste à tous les mondes de sa création l’un de ses attributs les plus universels.

Dieu répond à la prière d’intercession de Moïse et des soixante-dix hommes[1], après l’épisode du Veau d’or[2] : « Quant à Mon châtiment, J’atteins par celui-ci qui Je veux, mais Ma miséricorde embrasse toute chose. Je la prescrirai à ceux qui craignent, qui versent l’aumône (zakât) et à ceux qui croient en nos signes (âyât).[3]»

Il y a donc une miséricorde universelle, pur don de Dieu, et une miséricorde d’élection que Dieu s’est prescrit à lui-même, ce que signifient les deux noms divins al-Rahmân, al-Rahîm, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

Malgré son universalité, la miséricorde divine a un opposé : la colère. Mais la miséricorde l’emporte à jamais sur la colère : « Lorsque Dieu décréta la création, Il écrivit auprès de Lui au-dessus de Son trône : Ma miséricorde l’emporte sur Ma colère – et selon une version : Ma miséricorde précède Ma colère.[4]»

[1] « Et Moïse choisit de son peuple soixante-dix hommes pour un rendez-vous avec Nous. » (Coran 5 : 155).

[2] Le peuple de Moïse retourne au culte païen du Veau d’or. Moïse adresse à Dieu une demande de pardon : c’est la prière de l’intercession (Coran 5 : 155-156).

[3] Coran 7 : 156.

[4] Bukharî, Sahîh, tawhîd 55.

Une miséricorde pour « les mondes »

Tous les envoyés sont porteurs d’un message et, certains d’entre eux, d’un livre. Dans plus d’un verset, le Coran, ainsi que la Torah, sont dits « guidance et miséricorde » et, pour l’Évangile, « guidance et lumière ». Il est dit du Coran qu’il est : « guidance et miséricorde[1]» « pour un peuple de croyants » ou « pour ceux qui ont la certitude.[2]» Il est dit encore « Nous faisons descendre du Coran ce qui est guérison et miséricorde pour les croyants et il ne fait qu’accroître la perte des injustes.[3]»

En effet, la Révélation fait la différence entre croyants et incroyants et a une fonction de discrimination (furqân) entre les hommes. C’est pourquoi elle est miséricorde pour les croyants en particulier et les distingue des incroyants. Or il est dit du Prophète ﷺ: « Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes », il ne lui est pas dit : pour les croyants ou les musulmans, mais « pour les mondes » (li-l-‘âlamîn), quel que soit le sens que l’on donne à ce terme. Pour Ibn ‘Abbâs, al-‘âlamîn désigne tous les hommes croyants et incroyants, car ce mot signifie souvent dans le Coran l’ensemble de l’humanité, comme il est dit à Maryam : « et Il t’a élue au-dessus des femmes de toute l’humanité (al-‘âlamîn).[4]»

Pour les croyants, l’envoi du Prophète est miséricorde dans ce monde et dans l’autre, et pour les incroyants, il l’est dans ce monde, car à la différence des prophètes antérieurs mentionnés dans le Coran, le peuple du prophète Muhammad n’a pas été châtié pour avoir refusé de reconnaître sa mission et avoir opprimé les croyants : « Dieu ne saurait les châtier alors que tu es parmi eux[5] ». C’est en effet à la suite de l’évocation des différents prophètes qu’intervient le verset qualifiant le Prophète de miséricorde.

Plus largement encore, Muqâtil ibn Sulaymân (m. 767) et la plupart des autres commentateurs après lui considèrent qu’al-‘âlamîn englobe tous ceux auxquels s’adresse le discours divin : les djinns et les hommes. Il ne fait pas de doute que ce verset concerne au moins l’ensemble de l’humanité si on le rapproche de cet autre verset qui fonde l’universalité de la mission du Prophète : « Nous ne t’avons envoyé qu’à l’ensemble des hommes (kâffatan li-l-nâs), comme annonciateur de bonne nouvelle et avertisseur, mais la plupart des hommes ne savent pas.[6]»

Cette dernière phrase suggère que l’universalité de la mission du Prophète ne sera pas reconnue dans ce monde. Mais la mission du Prophète se limite-t-elle au monde des hommes ? Toujours est-il que « les mondes » embrassent ce monde et l’autre, car c’est dans l’autre monde que se manifestera avec la plus grande évidence l’universalité de la mission et de la miséricorde du Prophète.

Le Prophète n’a-t-il pas annoncé : « Je suis le seigneur des hommes le Jour de la Résurrection.[7]» ou encore : « Je suis le seigneur des fils d’Adam, soit dit sans fierté.[8]» 

Cette affirmation, traduite au présent car elle énonce un fait actuel, inaugure le long « hadîth de l’intercession » (hadîth al-shafâ‘a) où les hommes terrifiés le Jour du Jugement dernier recherchent l’intercession des prophètes. Adam les renvoie à Abraham et ainsi de suite jusqu’à Jésus qui les renvoie à Muhammad. Alors que chacun s’écrie : « Mon âme, mon âme ! », le Prophète, lui, s’adresse à Dieu en disant : « Ma communauté, ma communauté ! ». Par son intercession, Dieu fait sortir de l’Enfer tous ceux en lesquels réside ne serait-ce qu’un poids infime de foi. Comme le dit une des versions du hadîth de l’intercession, une fois que tous ceux qui le pouvaient auront intercédé, « il ne restera plus que le plus Miséricordieux des miséricordieux (wa lam yabqa illa arham al-râhimîn).[9] » Le Prophète parachève à ce moment-là sa mission de miséricorde : elle consiste à manifester pour tous les hommes constituant sa communauté cet attribut divin de miséricorde par lequel et pour lequel Dieu les a créés.

[1] Coran 6 : 157.

[2] Coran 45 : 20.

[3] Coran 17 : 82.

[4] Coran 3 : 42.

[5] Coran 8 : 33

[6] Coran 34 : 28.

[7] Sahîh, anbiyâ’ 3 ; tafsîr 17,3 §5.

[8] Ahmad Ibn Hanbal, Musnad I, 5, 295.

[9] Muslim, Sahîh, îmân 302.

Miséricorde et châtiment

Pour revenir encore à l‘interprétation de ce verset, comment, se demandent certains exégètes, le Prophète ﷺ est-il une miséricorde pour les incroyants, alors qu’il a reçu l’ordre de les combattre et que la Révélation leur annonce un triste devenir dans l’au-delà ? C’est précisément au moment où le Prophète va dans le sens de la justice et du châtiment que Dieu lui rappelle ce qu’il est : une miséricorde pour les croyants comme pour les incroyants.

De fait, la quatrième année de l’Hégire, à la demande d’un des chefs bédouins du Nejd, le Prophète envoie quarante de ses meilleurs Compagnons pour instruire les tribus. Or trois d’entre elles, Ri‘l, Ghakwân et ‘Usayya, les attaquent par traîtrise et les tuent tous sauf un, qui réussit à revenir à Médine. Profondément affligé par cet acte et la perte de ses Compagnons, le Prophète appelle la malédiction divine sur ces tribus dans l’invocation du qunût[1] dans la prière. Dieu lui fait alors savoir par l’intermédiaire de Gabriel : « Dieu ne t’a pas envoyé comme lanceur d’imprécation et de malédiction (mâ ba‘athaka sabbaban wa lâ la‘‘ânan). » Le verbe la‘ana, « maudire » en arabe, signifie étymologiquement « éloigner ». Telle est, selon certains, la cause de la révélation du verset : « Et nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes », c’est-à-dire : ne rejette pas loin de Ma miséricorde ceux vers qui Je t’ai envoyé. Dès lors, le Prophète pria Dieu pour qu’Il guide ces tribus.

C’est ce qu’il avait déjà fait lors de la bataille d’Uhud, au moment où les Qurayshites semblaient l’emporter. Le Compagnon ‘Abdallah ibn Mas‘ûd raconte : « C’est comme si je voyais encore le Prophète, frappé par son peuple et couvert de sang. Il disait en essuyant le sang de son visage : Seigneur, pardonne à mon peuple, car ils ne savent pas.[2]» En combattant son peuple tout en priant pour lui, le Prophète est semblable à cette muraille dont la porte, le Jour du Jugement dernier, sépare les hypocrites des croyants, et « dont la face intérieure est la miséricorde (lahu babun bâtinuhu fîhi al-rahma) et la face extérieure, à l’opposé, est le châtiment (wa zâhiruhu min qibalihi l-‘adhâb).[3]»

En effet, la justice et la rigueur divines sont une réalité, mais invoquer Dieu contre les incroyants et les pécheurs, c’est attirer sur eux le châtiment divin et aggraver leur désobéissance et leur rébellion contre Dieu. C’est donc agir à l’inverse de ce pour quoi Dieu a créé les hommes et toute la création. Tous les prophètes ont été confrontés d’une manière ou d’une autre à cette perplexité que provoque chez le croyant l’opposition entre miséricorde et châtiment. Le meilleur exemple en est sans doute la prière de Jésus dans le Coran. Il intercède ainsi auprès de Dieu pour ceux de son peuple qui se sont égarés : « Si Tu les châties, ce sont Tes serviteurs et si Tu leur pardonnes, Tu es le Tout Puissant, le Très Sage.[4] »

Or deux hadîth-s nous montrent le Prophète reprenant à son compte cette invocation. Le Compagnon Abû Dharr al-Ghifârî rapporte : « Le Prophète – sur lui la grâce et la paix – pria la nuit jusqu’à l’aube en répétant ce verset : « Si Tu les châties, ce sont Tes serviteurs et si Tu leur pardonnes, Tu es le Tout Puissant, le Très Sage.[5]». Selon d’autres traditions[6], le Prophète annonce qu’il le récitera le Jour du Jugement pour intercéder pour sa communauté.

 

[1] Demande (du‘â’) adressée à Dieu durant la prière, avant ou après l’inclinaison, notamment lors de la prière du fajr (à l’aube).

[2] Bukhârî, Sahîh, istatâba 5, anbiyâ’ 54 ; Muslim, Sahîh, jihâd 104.

[3] Coran 57 : 13.

[4] Coran 5 : 118.

[5] Ibn Mâja, Sunan, iqâma 179, Nasâ’î, Sunan, iftitâh 79.

[6] Bukhârî, anbiyâ’ 48, tafsîr sourate 5, Muslim, îmân 346.

Miséricorde et science

La miséricorde partage avec la science une même universalité : « Seigneur, Tu embrasses toute chose en miséricorde et en science.[1] », disent les anges en priant pour les croyants. Miséricorde et science sont donc les deux attributs de Dieu qui embrassent toute chose : c’est par eux que Dieu inaugure l’énumération de ses Noms les plus beaux (al-‘asmâ’ al-husnâ) dans les versets de la fin de la sourate Al-Hashr (L’Exode) : « Il est Dieu (Allah), pas de divinité si ce n’est Lui, Celui qui connait (‘Âlim) ce qui est caché et ce qui est visible, Il est le Tout Miséricordieux (al-Rahmân), le Très Miséricordieux (al-Rahîm). C’est Lui, Dieu. Nulle divinité autre que Lui ; le Roi (al-Malik), l’Infiniment Saint (al-Quddûs), la Paix (al-Salâm), le Fidèle (al-Mu’min), le Protecteur (al-Muhaymin), le Tout Puissant (al-‘Azîz), le Contraignant (al-Jabbâr), le Superbe (al-Mutakabbir). Gloire à Dieu ! Il transcende ce qu’ils Lui associent.[2] »

Al-Rahmân, le Tout Miséricordieux, c’est Celui qui s’établit sur le Trône pour recouvrir toute chose de Sa miséricorde. Le verset « Et Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes » peut être mis en rapport avec cette Rahmâniyya divine, ce qui justifie la traduction de al-‘âlamîn par « les mondes ». Quant à al-Rahîm, comme on l’a vu également, il concerne en particulier ceux qui croient en Dieu et Son Prophète missionné pour diffuser dans le monde cette miséricorde. C’est pourquoi le Prophète est qualifié à la fin de la sourate Al-Tawba (Le Repentir) de « très compatissant, très miséricordieux pour les croyants[3]».

Ainsi, science et miséricorde sont le propre aussi bien de la Révélation elle-même, comme on l’a vu, que des prophètes. C’est un des arguments que l’on a avancés pour affirmer la prophétie d’al-Khadir, le maître de Moïse, que le Coran qualifie ainsi : « Ils (Moïse et son serviteur) trouvèrent l’un de Nos serviteurs (al-Khâdir) à qui Nous avons donné une miséricorde d’auprès de Nous et à qui Nous avons enseigné par devers Nous une science.[4]» Moïse suit al-Khadir et le voit commettre trois actes répréhensibles selon la norme humaine. Al-Khâdir enseigne alors à Moïse la miséricorde cachée dans ses actes en apparence contraires à la Loi, mais destinés à en révéler le sens profond. Il le lui dit en conclusion : « par miséricorde de la part de ton Seigneur, et je ne l’ai pas fait de mon propre chef.[5]»

Cette histoire[6], parmi toutes les significations dont elle est chargée, enseigne comment la dureté apparente des épreuves ou leur caractère inexplicable dans l’immédiat recèle une miséricorde finale. De la sorte, les savants qui, selon la tradition, sont « les héritiers des prophètes » se doivent de réunir, pour mériter ce titre, science et miséricorde, l’une n’allant pas sans l’autre.

 

[1] Coran 40 : 7.

[2] C 59 : 22-23.

[3] Coran 9 : 128.

[4] Coran 18 : 65.

[5] Coran 18 : 82.

[6] L’épisode de la rencontre de Moïse avec al-Khâdir (ou al-Khidr, « Le Verdoyant », personnage énigmatique, initiateur des prophètes et des saints, évoqué sans être nommé dans le Coran) est narré dans la sourate 18, Al-Kahf (La Caverne), du verset 65 au verset 82.

Miséricorde, compassion et amour

Parmi les prophètes du Coran, Jésus incarne plus particulièrement la qualité de miséricorde, comme le dit l’ange Gabriel à Marie en lui annonçant la naissance de son enfant : « … afin que Nous fassions de lui un signe (âya) pour les hommes et une miséricorde (rahma) de Notre part [1]». Quant au Prophète lui-même ﷺ, outre sa mission de miséricorde qui lui est propre dans le Coran, il s’est lui-même identifié à cet attribut divin en disant : « Je suis une pure miséricorde » ou plus littéralement : « Je suis une miséricorde offerte (Innamâ anâ rahmatun muhdât)[2]». Le Prophète s’est lui-même appelé « le prophète de miséricorde (nabî al-rahma) [3]».

Dans l’expression « rahmatun muhdât », muhdât vient du verbe ahdâ : donner sans attente de contrepartie, donc comme un don, ce qui correspond au caractère absolu de la miséricorde dans le verset « Et Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes ». On pourrait ajouter que le don gratuit provoque l’amour comme l’a dit le Prophète : « Faites-vous des dons les uns les autres, vous vous aimerez les uns les autres (Tahâdawû tahabbû) ». Ce don divin de miséricorde doit donc provoquer l’amour du donateur et l’amour du don lui-même, qui est le Prophète. C’est pourquoi le Prophète fait de son amour une condition de la foi : « Par celui qui tient mon âme dans sa main, aucun d’entre vous ne sera véritablement croyant tant qu’il ne m’aimera pas plus que son père, son enfant et tous les hommes.[4]», et dans une autre version : « … tant qu’il ne m’aimera pas plus que sa propre âme ».

De plus, la miséricorde spécifique du Prophète envers sa communauté s’accompagne d’une douceur excluant toute forme de dureté et de rudesse : « C’est par une miséricorde émanant de Dieu que tu as fait preuve de douceur envers eux. Si tu avais été rude, dur de cœur, ils auraient fui ton entourage. Passe sur leurs fautes, demande pardon pour eux et consulte-les. Mais quand tu prends une décision, confie-toi à Dieu. Dieu aime ceux qui se confient à lui.[5]»

Ce verset a été révélé à propos de la bataille d’Uhud, alors que certains Compagnons n’avaient pas suivi le premier avis du Prophète et que d’autres avaient désobéi à son ordre, entrainant la mort de nombreux musulmans. Ce verset fonde un modèle à suivre pour ceux qui sont en charge des musulmans dans l’ordre temporel et spirituel.

Comme le rappelle ce verset, c’est par la miséricorde que Dieu a mis en lui que le Prophète a été pour les croyants « un beau modèle pour qui espère Dieu et le Jour dernier et invoque Dieu sans cesse[6]». Si Dieu reste inaccessible dans l’absolu de Son Essence, Il se révèle à l’homme par l’intermédiaire de Ses Noms et Attributs, transcendants dans leur réalité divine mais proches de nous et semblables dans leur significations, analogues dans leurs effets. C’est ce qu’enseigne le Prophète, d’après Abû Hurayra : « Dieu a divisé la miséricorde en cent parties. Il a gardé auprès de Lui quatre-vingt-dix-neuf parts et en a fait descendre une sur la terre. C’est par cette dernière part que les créatures se font miséricorde, jusqu’à la jument qui lève son sabot de peur de heurter son poulain.[7]»

De même que la miséricorde divine est descendue sur la terre, elle remonte vers Dieu, selon le hadîth : « Faites miséricorde à ceux qui sont sur la terre, et Celui qui est dans le ciel vous fera miséricorde. [8] »

La miséricorde est sans doute le lien le plus fort entre le Créateur et les créatures et entre les créatures elles-mêmes, comme l’affirme le hadîth qudsî [9] qui s’adresse au lien de parenté (rahm ou rahim, qui signifie en premier lieu « la matrice »), rapproché du nom al-Rahmân le Tout Miséricordieux : « Le lien de parenté est un rameau du Tout Miséricordieux (al-rahim shujnatun min al-Rahmân). Celui qui reste uni à toi, Je reste uni à lui ; celui qui rompt avec toi, Je romps avec lui.[10]». Le Prophète donne lui-même l’exemple de cette miséricorde attachée aux liens familiaux, tout en la rattachant, comme toujours, à son origine et sa finalité divine. Un chef bédouin voyant le Prophète embrasser son petit-fils al-Hasan, lui déclare, plein de fierté et de dureté : « Moi, j’ai eu dix enfants et je n’en ai jamais embrassé aucun ! ». Le Prophète réplique : « Celui qui ne fait pas miséricorde, il ne lui sera pas fait miséricorde (man lâ yarham lâ yurham).[11]»

Le Prophète ﷺ a enseigné à ses Compagnons une miséricorde qui s’étend non seulement aux êtres humains mais aussi aux animaux. Plusieurs traditions montrent des animaux se plaignant au Prophète des mauvais traitements que leur font subir les hommes. Alors qu’un homme avait pris des œufs dans le nid d’un passereau, l’oiseau vint voleter au-dessus de la tête du Prophète. Il demanda à ses Compagnons : « Qui d’entre vous a fait du mal à cet oiseau en prenant ses œufs ? ». Un Compagnon se désigna et le Prophète lui dit : « Rends-les-lui, par miséricorde pour lui.[12]»

Le Prophète, qui incarne lui-même cette miséricorde, ne se contente pas d’inculquer une attitude miséricordieuse, il veut faire comprendre à ses Compagnons comment une telle attitude, par ailleurs profondément ancrée dans la nature originelle des êtres, constitue un vecteur de connaissance de la Réalité divine, à la fois transcendante et proche. En effet, il va jusqu’à comparer la miséricorde divine à la miséricorde d’une mère non seulement envers son enfant mais aussi envers tous les autres enfants, car la miséricorde est de nature universelle : « D’après ‘Umar ibn al-Khattâb – Que Dieu soit satisfait de lui -, un groupe de prisonniers de guerre (saby) fut amené au Prophète – sur lui la grâce et la paix. Une des femmes avait les seins gorgés de lait. Quand elle trouvait un des enfants du groupe, elle le prenait contre elle et l’allaitait. Le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix – nous dit :

– Pensez-vous que cette femme jetterait son enfant au feu ?

– Non, nous lui répondîmes, si elle peut l’éviter.

– Dieu, nous dit-il, est plus Miséricordieux que cette femme envers son enfant. [13]»

 

[1] Coran 19 : 22.

[2] Cité par Muhammad ibn Yûsuf al-Sâlihî, Subul al-hudâ wa l’-rashâd fî sîrat khayr al-‘ibâd, éd. Mustafâ ‘Abd al-Wâhid, Le Caire 1972, I 573, d’après al-Hâkim al-Nîsâbûrî.

[3] Muslim, fadâ’il 126.

[4] Bukhârî, îmân 8

[5] Coran 3 : 159.

[6] Coran 33 : 21.

[7] Bukhârî, adab 19.

[8] Tirmidhî, Jâmi‘, birr 16.

[9] Hadîth « saint » : parole rapportée par le Prophète où Dieu parle à la première personne.

[10] Bukhârî, adab 13.

[11] Bukhârî, 5997.

[12] Bukhârî, al-Adab al-mufrad 139, Bayhaqî, Dalâ’il al-nubuwwa VI 32-3.

[13] Bukhârî, adab, 18.

Miséricorde et pédagogie

Pour illustrer la sollicitude et la compassion du Prophète ﷺ pour toutes les créatures, le Cadi ‘Îyâd rapporte entre autres deux anecdotes ayant un lien direct, mais subtil, avec la pédagogie du Prophète. Cette pédagogie n’est pas un simple enseignement éthique, mais une transformation profonde de personnages au départ peu réceptifs à son message.

Après la bataille de Hunayn, le Prophète donne à Safwân ibn Umayya, un des chefs qurayshites, cent chameaux, puis cent chameaux puis cent chameaux. Safwân raconte : « Il me donna ce qu’il me donna, alors qu’il était la créature que je détestais le plus et il ne cessa de me donner jusqu’à ce qu’il soit pour moi la créature que j’aimais le plus ». Par ces dons successifs, le Prophète ne se concilie pas seulement l’un de ses opposants les plus acharnés, que le Coran appelle « ceux dont le cœur a été rallié (al-mu’allafa qulûbuhum) », sa miséricorde consiste à faire naître dans le cœur de Safwân un amour qui sera son salut et sa voie vers Dieu.

Dans la seconde anecdote, un peu sur le même thème, « un bédouin vient demander quelque chose au Prophète. Celui-ci la lui donne et lui demande :

– T’ai-je bien traité ? 

– Non, lui répond l’homme, ni tu ne m’as bien traité, ni tu n’as agi de belle manière ».

Les musulmans courroucés se dirigent vers l’homme, mais le Prophète leur fait signe de n’en rien faire. Le Prophète se lève, entre chez lui, fait appeler le bédouin, lui donne quelque chose de plus et lui demande :

– « T’ai-je bien traité ?

– Oui, reconnaît-il, que Dieu te récompense en bien ainsi que ta famille et les tiens ».

Le Prophète lui dit alors :

– Tu as dit ce que tu as dit et mes Compagnons en ont gardé un ressentiment. Si tu veux bien, répète devant eux ce que tu viens de me dire afin que ce qu’ils ont dans la poitrine contre toi s’efface.

– D’accord, répond le bédouin ».

Le lendemain, ou le soir même, ce dernier revient et le Prophète dit à ses Compagnons :

– Ce bédouin a dit ce qu’il a dit, nous lui avons donné quelque chose en plus et il a reconnu être satisfait. En est-il bien ainsi ?

– Oui, répond le bédouin, Dieu te récompense en bien ainsi que ta famille et les tiens »

Le prophète explique alors :

– Cet homme et moi, nous sommes comme celui dont la chamelle s’est échappée. Les gens se sont mis à la suivre mais ils n’ont fait qu’aggraver sa fuite. Son propriétaire les a rappelés en leur disant : laissez-moi avec ma chamelle. Je sais mieux m’y prendre avec elle que vous et je la connais mieux. Il prend quelques brins d’herbe et la fait venir à lui jusqu’à ce qu’elle baraque, qu’il la selle et la monte. Si je vous avais laissés là où l’homme a prononcé ses premières paroles et que vous l’ayez tué, il serait entré en enfer.[1]»

Par sa conduite et cette parabole, le Prophète enseigne à ses Compagnons la voie de la miséricorde qui consiste à amener les hommes à devenir non seulement l’objet mais aussi les vecteurs de la miséricorde divine.

 

[1] Qadi ‘Iyâd, al-Shifâ’ bi-ta‘rîf huqûq al-Mustafâ, Beyrouth, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, I 122, citant Ibn Fawrak, d’après Muslim.

Miséricorde et universalité

Un des maîtres anciens du soufisme, Abû Bakr ibn Tâhir a donné du verset « Et nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes » ce commentaire[1] :

« Dieu a paré Muhammad – sur lui la grâce et la paix – de l’ornement de la miséricorde. Son existence est miséricorde, le regard qu’il porte sur un être est miséricorde, sa colère, sa satisfaction, le fait qu’il rapproche ou éloigne une personne, toutes ses vertus et qualités sont une miséricorde pour les créatures. Celui qui est touché par sa miséricorde est sauvé dans ce monde et dans l’autre et parvient à tout ce qu’il aime. Ne vois-tu pas que Dieu a dit : « Et Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde pour les mondes » ? Sa vie et sa mort sont une miséricorde, comme a dit le Prophète –sur lui la Grâce et la Paix – : « Lorsque Dieu veut faire miséricorde à une communauté, il rappelle à lui Son prophète avant elle et fait de lui son prédécesseur et son antécédent (fa-ja‘alahu lahâ faratan wa salafan).[2]»

Ce maître, comme tous les spirituels de l’islam, a une vision universelle de la miséricorde muhammadienne. Il fait allusion dans ce commentaire au double aspect de la miséricorde sur deux plans qui se rejoignent. Il évoque d’un côté la miséricorde qui englobe tous les êtres et celle qui est spécialement destinée à « celui qui est touché par sa miséricorde », de l’autre il fait allusion à un hadîth où le Prophète évoque sa nature très humaine (bashariyya) avec toute sa faiblesse, mais qui n’en reste pas moins marquée par la miséricorde, à tel point que ce qui peut sembler à l’inverse de la miséricorde se transforme inévitablement en miséricorde. En effet, le Prophète disait : « Ô mon Dieu, je ne suis qu’un homme. S’il arrive que j’injurie ou maudisse quelqu’un ou lui donne un coup de fouet, fasse que ce soit pour lui une purification et une miséricorde (zakâtan wa rahmatan).[3]»

La miséricorde du Prophète  ﷺdans sa double dimension, universelle et particulière, est donc étroitement liée au pouvoir de transformation des êtres, exprimé dans sa parole : « J’ai été envoyé pour parachever les nobles vertus.[4]», c’est-à-dire, comme l’explique Ibn al-‘Arabî, pour transformer les qualités négatives en qualités positives. La miséricorde muhammadienne s’inscrit donc dans ce qui a été annoncé au Prophète, dès les toutes premières révélations : « Et tu es selon un caractère magnifique (Wa innaka la-‘alâ khuluqin ‘azîm)[5]» Comme l’explicite son épouse ‘Â’isha, « Son caractère était le Coran[6]». L’universalité de la miséricorde muhammadienne n’est que le reflet dans l’ordre humain de l’immensité de la miséricorde divine du Coran et donc de Dieu. Son immensité inclut et résorbe la dimension de châtiment et de rigueur liée à l’injustice et à l’obscurité des êtres.

Toutes les sourates du Coran ont pour enseigne la basmala : « Par le nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ». La seule sourate qui ne débute pas ainsi porte néanmoins un nom de miséricorde : Al-Tawba : le retour de Dieu vers les hommes pour recevoir leur repentir. Elle se conclut par cet avant-dernier verset qui révèle la nature essentiellement miséricordieuse du Prophète : « Vous est venu un envoyé issu de vous, lui tient à cœur ce que vous endurez, plein de sollicitude pour vous, pour les croyants, très compatissant, très miséricordieux.[7] ». C’est un peu comme si le Prophète, avec toute son humanité, tenait dans cette sourate la place de la basmala occultée ou déplacée vers la sourate Les Fourmis (al-Naml)[8].

La miséricorde est à l’origine et à la fin du monde. Quoi d’étonnant à ce qu’en soit qualifié celui qui disait de lui-même : « Je suis le premier des prophètes à avoir été créé et le dernier à avoir été envoyé (anâ awwal al-anbiyâ’ khalqan wa âkhiruhum ba‘than[9]». Le Prophète clôt non seulement le cycle de la prophétie, mais il achève également, dans l’ordre de la création, le cycle de la miséricorde en accédant à la Station louangée (al-Maqâm al-mahmûd) et en intercédant pour tous les hommes qui seront alors sa communauté.

Modèle du maître spirituel, le prophète de miséricorde fait aimer Dieu aux hommes et fait aimer les hommes à Dieu :

 

« Dis, si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera et pardonnera vos péchés et Dieu est Très Pardonnant (Ghafûr) Très Miséricordieux (Rahîm) »[10].

 

[1] Cité par Sulamî dans ses Haqâ’iq al-tafsîr (éd. Sa‘îd ‘Amrân, Beyrouth 2001, II 17).

[2] Muslim, Sahîh, fadâ’il 24.

[3] Muslim, birr wa sila 8.

[4] Mâlik, Muwatta’, husn al-khuluq 8.

[5] Coran 68 : 4.

[6] Ibn Hanbal, Musnad VI 54, 91, 111 etc.

[7] Coran 9 : 128.

[8] Coran 27 : 30.

[9] Cité par Tabarî, Jâmi‘ al-bayân à propos de Coran 33, 7.

[10] Coran 3 : 31.