René Roty, « Pèlerin de l’Éternité ».

par: Néfissa Roty-Geoffroy

René Roty était poète, mais personne, ou presque, ne le savait. Avant sa mort en 1994, il remit ses écrits à son fils Yacoub, qui découvrit par la suite un trésor insoupçonné. Celui-ci décida alors de transmettre ce legs à sa famille, mais aussi au grand public. Il travailla scrupuleusement à la mise en forme du recueil qu’il publia sous le titre Pèlerin de l’Éternité[1]. Que mon père en soit ici remercié.

Mon grand-père était aimé de tous. Ses élans joyeux et ses paroles inspirées attiraient celui ou celle qui cherchait conseil. Je le revois assis à l’ombre des grands arbres tout au bout de notre jardin où mes parents installèrent mes grands-parents dans une petite maison en retrait du monde. Il nous observait vivre, méditait, lisait et sans doute composait-il de temps à autre quelques vers quand l’instant l’inspirait.

Sans poésie et sans parfum

Le cœur ne serait qu’une pierre.

J’ai trouvé Dieu dans l’éphémère

En tenant Ses fleurs dans mes mains.

Mon amour devint Son mystère

Et mon Bien-Aimé, un jardin.[2]

 Son aïeul, le graveur Oscar Roty, est l’auteur de La Semeuse, celle-là même qui orna le franc. On me fit remarquer un jour qu’elle semait à contre vent puisque l’artiste l’avait représentée, par souci esthétique, les cheveux flottant en arrière, mais le bras tendu prêt à lancer le grain en avant. J’ai toujours pensé que cette figure féminine semant au soleil levant avait un caractère prémonitoire. Elle esquissait déjà une destinée familiale, celle qu’initia mon grand-père en semant les graines d’une spiritualité désavouée par ses contemporains matérialistes. De fait, sa poésie reprend souvent l’image des semailles.

[…] Épelez en moi vos louanges,

Ô Foi ! Germe caché des mots.

Dans l’humilité des hameaux

Vous êtes le trésor des granges,

Le grain qui dort, l’arbre qui croît.                                                                                                                              

Je voudrais, dans la Terre pure,

Semer pour des moissons futures

Les mots d’amour qui sont en moi.[3] […]  

La Semeuse, création d’Oscar Roty, grand-père de René Roty.

René Roty naquit à Paris en 1906. A l’âge de douze ans, il perdit tragiquement sa mère qui, blessée en amour, fut incapable de survivre à son chagrin. Cette disparition bouleversa son existence à jamais. Et c’est au cœur d’une peine infinie que l’enfant partit en quête de sa mère céleste.

[…] Mon Dieu replonge au sein de ma mère éternelle

Le grain de Ton amour tombé de son collier,

Le grain d’amour que Tu fis d’elle,

Et que dans sa détresse elle avait oublié.

 Dans le cœur de celui que Ta sagesse éprouve,

Qui, celui qui Te perd ou celui qui Te trouve,

T’a le plus aimé dans sa nuit ?

En moi, mon Dieu, pardonne-lui.[4] […]

 

Mon grand-père, tel un alchimiste qui transmue le plomb en or, fit de sa douleur un chemin de foi.

La lune s’est levée, immense.

Son regard d’amour dans la nuit

Pose sa paix sur chaque bruit

Et sa beauté sur mon silence.

 

Ainsi, tu parus dans mon cœur

Pour me parler d’un autre monde,

Ô ma mère ! À jamais féconde

À l’avant-garde du bonheur.

 

Quand tes yeux se refermèrent

Tu décidas de mon sort.

J’aimais tout ce qu’ils aimèrent,

Vivant, j’ai vécu ta mort.

 

Fallait-il qu’on brise la porte

Pour délivrer mon cœur d’enfant ?

Tes secrets, mon Dieu, sont si grands,

Serait-ce pour moi qu’elle est morte ?[5] […]

 

Sa quête lui fit connaitre l’enseignement de René Guénon, dont les écrits sur la Tradition redonnèrent un sens à sa vie en lui révélant l’évidence d’une « Vérité Unique ». Ainsi, c’est au sein de l’islam et de sa spiritualité vive qu’en 1936 sa Mère éternelle, enfin retrouvée, enfanta « Re-né » une seconde fois. L’enfant unique qu’il était, seul héritier du patronyme Roty, eut sept enfants et plus de quarante petits-enfants de son vivant, tous élevés en islam, sa terre d’adoption, sa mère adoptive. Ma grand-mère Raymonde – « la lumière du monde » – réenchanta sa vie et fut pour toujours sa fidèle compagne.

 […]  Ô ma bien-aimée ! Et quoi qu’il arrive,

Que le même amour passe entre nous deux

Comme une rivière avance vers Dieu

Entre ses deux rives.[6]

 

Mon grand-père musulman s’abreuvait aux sources des saints et hommes de Dieu de toutes les époques. Tous surent le nourrir de leur sagesse universelle et le « réparer ».

 

Lorsque j’errais désemparé

Dans la longue nuit de ma quête,

Les savants brisèrent ma tête,

Les saints vinrent la réparer.[7] […]

  A la lecture de ces vers, je ne peux m’empêcher de songer à cet art japonais du kintsugi, qui consiste à réparer la céramique brisée en coulant des jointures en or. L’objet en sort sublimé : il garde les traces de son passé, mais il est restauré de manière glorieuse pour un nouveau cycle de vie. Les saints de Pé pratiquaient l’art du kintsugi, et mon grand-père, qui fut longtemps céramiste dans sa vie, le savait bien.

 L’art japonais du Kitsungi : Les savants brisèrent ma tête, les Saints vinrent la réparer.

 D’ailleurs, il parle d’or à plusieurs reprises dans ses poèmes en lui donnant une valeur symbolique liée à la nature pure et originelle du nouveau-né et à l’état de grâce de l’enfance. Cette notion se dit en arabe « al-fitra », et toute la voie soufie pourrait se résumer à la restauration en soi de cet état primordial. Cela aussi, mon grand-père soufi le savait bien.

 […] C’est en cherchant dans ma douleur

Ces petits morceaux de lumière

Que j’ai passé ma vie entière

À tamiser l’or de mon cœur.[8]

 Il était l’ami de tous, celui que tout le monde appelait Pé, une simple syllabe que babilla son premier petit-enfant pour le nommer, et qui lui allait si bien, le résumant ainsi à l’essentiel. Pourquoi l’aimions-nous tant ? Dans son corps de vieillard brillait l’âme de l’enfant.

 Je montais, quand j’étais enfant,

Pour fuir les choses ordinaires,

Sur des chevaux imaginaires

Qui se devaient d’être tout blancs,

Et d’un bond, je quittais la terre.

 

Vieillard, mon rêve est enfin vrai,

J’ai trouvé la route enfantine

Qui me traversait la poitrine

Lorsque le monde s’entrouvrait ;

D’un bond, j’ai franchi les collines.

 

Oui, c’est bien le même chemin.

Ô quelle ardente chevauchée

Au sein de la splendeur cachée,

Mon cheval frémit sous ma main,

Mon âme vole, détachée.                                                  

 

C’est le monde qui chante en moi,

Et cette ivresse qui me grise,

C’est ma liberté reconquise

Qui, sur la route de la Foi,

Bondit vers la Terre promise.[9]

 Sur des chevaux imaginaires… d’un bond je quittais la terre.

Détail d’une miniature persane. Bouraq, le cheval ailé de la tradition musulmane

qui emporta le Prophète dans son ascension céleste (mi‘râj).

 Tous les jardins de sa vie, et surtout celui du Luxembourg à Paris où, enfant il jouait, furent à la fois ses médecins, ses compagnons, ses sources d’inspiration. Il les contempla et se fondit en eux. Il devint lui-même un jardin magnifique, mais très secret, où son âme se régénérait.

 Le silence des nuits ou l’ombre de Vos arbres,

Vos rayons de soleil qui se baignent dans l’eau,

La crinière enflammée au cou de Vos chevaux,

L’éclair de Vos poissons dans Vos bassins de marbre,

 

C’est tout cela, mon Dieu, qui retourne vers Vous.

Vos parfums respirés sont devenus mes louanges,

Toutes Vos fleurs en moi tremblent devant Vos anges

Quand je tombe à genoux.

 

Les jours que j’ai vécus brillent dans ma mémoire ;

Je suis l’aube et le soir et le soleil couchant

Où toutes les couleurs viennent mêler leurs chants

Dans un dernier instant de lumière et de gloire.[10] […]

  Ce n’est pas forcément sa douceur que je retiens de lui en premier, bien qu’elle fût généreuse. C’est surtout cette ardeur qui brûlait en lui et que l’éclat de ses yeux révélait par moments. Sa foi était d’une vigueur sans pareille, il la surnomme de fait, dans un de ses poèmes, la Sans-Pareille.

 La Foi, ce beau navire aux ailes de lumière

Emporte mon amour vers l’Au-delà de Dieu.

Sa puissance indicible s’emparant de mes yeux,

L’éclat de son soleil traverse mes paupières.

 

Je suis comme un oiseau dans une cage d’or

Qui vogue suspendue sur l’océan du ciel ;

Un pur instant de grâce, une goutte de miel,

Un enfant pardonné qu’une autre mère endort.

 

Là, là ! Tout est fini, dit-elle à mon oreille,

Que croyais-tu, mon fils, en poursuivant tes songes ?

À l’écart désormais de mes pieux mensonges

Écoute dans la paix chanter la « Sans-Pareille ». [11] […]

 Écoutez aussi cet appel impérieux à la « désobéissance matérielle », comme nous pourrions le qualifier de nos jours. A l’image de Saint François d’Assise, avec qui il vivait en proximité spirituelle, il fut sincère : pour mieux se consacrer à l’essentiel, il vécut avec sa famille dans une pauvreté choisie qui sut le combler de ses richesses immatérielles.

 Allâhu akbar[12] ! Que les morts se dressent,

Laissez là ce monde, il n’y a que Dieu.

Allâhu akbar ! Ô cœurs valeureux,

Chassez la tristesse.

 

Allâhu akbar ! Hommes courageux,

Fuyez vos prisons et brisez vos chaînes,

Soyez sans regret de quitter vos peines,

Il n’y a que Dieu.

 

Allâhu akbar ! Franchissez la porte

Que votre esprit seul pourra dépasser.

Allâhu akbar ! Fuyez tout passé,

Toute chose morte

 

Et portez en Lui votre folle ardeur.

Allâhu akbar ! Ô Toute Puissance,

Héraut de mon ciel, ô ma délivrance,

Souffle de mon cœur !

 

À Votre Nom seul s’ébranle l’espace,

Écoutez Son cri, serviteurs de Dieu,

Jetez-vous au sol et baissez vos yeux

Lorsque mon Roi passe ![13]

 

 Allahu Akbar : « Dieu  est plus grand [que tout] »[14]

 Comment clore ce témoignage sans mentionner Michel Vâlsan, son maître spirituel dans la tradition musulmane soufie ? Il permit à René Roty, Hamid ed-Din de son prénom musulman, de parcourir les étapes d’une vie spirituelle exigeante. La disparition soudaine du cheikh en 1974  lui fit franchir « le mur de ses peines ».

 […] Plus rien ne peut blesser mon cœur.

J’ai franchi le mur de mes peines.

Comme on venait boire aux fontaines,

Oh venez boire à mon bonheur !

 

Dans le grand fleuve qui m’emporte,

Je ne puis plus me retourner.

Venant du monde où je suis né,

Je n’entends plus les choses mortes.

 

En moi, l’éclair de Ta Beauté

A déchiré ma nuit d’orage ;

Arraché à tous les rivages,

Je deviens mon éternité.

 

Je suis dans l’ombre de moi-même,

Un enfant qui naît, étonné.

Je suis le cœur que j’ai donné

Et je deviens tout ce que j’aime.[15] […]

 

 

René Roty – l’enfant, le vieil homme, le poète, Pé le patriarche, Hamid ed-Din le musulman soufi – mourut à Saint Appolinard, petit village de la Loire au pied du Pilat. Il fut enterré par une belle journée d’automne. Je revois le Mont Blanc à l’horizon, clair et majestueux, qui semblait lui rendre hommage. Nos cœurs étaient légers. Aujourd’hui, ses poèmes au grand jour tissent leur trame d’or pour vêtir nos âmes.

 

Aujourd’hui, qu’il fait calme et doux

Comme en rémission de nos fautes,

Mon cher passé, reçois ton hôte,

Serrons-nous encor contre nous.

 

Notre amour est inséparable,

En ce jardin, seul promeneur,

Nous n’avons eu qu’un même cœur

Et qu’une trace sur le sable.

 

Je suis le même qu’autrefois

Mais moi seul peux me reconnaître,

Mon cœur n’a jamais cessé d’être

À chaque instant unique en toi.

 

En vérité, mon Dieu, Vous êtes

Le Survivant de ce qui fut,

Le Soleil de ce qui n’est plus

Et l’espoir sans fin de ma quête.

 

Voici la fin de mon amour,

Tout va finir et peu m’importe,

Car même les feuilles mortes

Auront le souvenir du jour.

 

Je vois dans mon cœur solitaire,

Au-delà de vivre et mourir,

Le fil ailé du souvenir

Recoudre le Ciel à la Terre.[16]

 

Néfissa Roty-Geoffroy

 [1] René Roty, Pèlerin de l’Éternité, Paroles et poèmes sur la quête de Dieu présentés par Yacoub Roty, Ed. Gnôsis-Éditions de France, 2014.

[2] Ibid, p.59, Les fleurs de Dieu.

[3] Ibid, p.62, Des mots qui n’ont plus de pareil.

[4] Ibid, p.17, Elle était celle que j’aimais.

  [5] Ibid, p.30, Je vais où l’amour me conduit.

[6] Ibid, p.88, Quand on cherche ensemble.

[7] Ibid, p.73, Les savants brisèrent ma tête.

[8] Ibid, p.143, Tamiser l’or de son cœur.

[9] Ibid, p.175, Vers la Terre promise.

[10] Ibid, p.192, Louanges.

[11] Ibid, p.42, La Sans-Pareille

[12] Allâhu Akbar signifie « Dieu est plus grand [que tout] » : expression musulmane de glorification et de soumission qui se prononce notamment pour l’entrée en prière.

[13] Ibid, p.117, Il n’y a que Dieu.

[14] Calligraphie : http://arabic-artwork.blogspot.fr/2009/02/allaho-akbar.html

 [15] Ibid, p.137, Au-delà de mes peines.

[16] Ibid, p.152, L’espoir sans fin de ma quête.