Ibn ‘Arabî : deux ouvrages sont essentiels

Par Hassan Elboudrari

Source : Annales. Histoire, Sciences Sociales, 49e Année, N°4 (Jul. – Aug. 1994), p. 980-982.

Claude Addas, Ibn ‘Arabi, ou la quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1989, 391 p.

Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn ‘Arabi, le Livre et la foi, Paris, éditions du Seuil, « Librairie du xxe siècle » 1992, 219 p.

Aujourd’hui, on peut estimer qu’Ibn ‘Arabî (1165-1240) bénéficie enfin des travaux riches et sérieusement documentés qui rendraient accessibles au lecteur français, et pas seulement « l’islamologue », cette figure centrale de la spiritualité, de l’hagiologie, de la philosophie et, à certains égards, de la poésie musulmanes. Figure centrale et œuvre immense, ce qui n’a pas empêché l’une comme l’autre, depuis le milieu du XIIIe siècle jusqu’à nos jours, d’être à la fois pour le moins controversées et décisivement influentes dans l’ensemble du monde musulman. Pourtant, hormis l’esquisse biographique d’Asin Palacios au début des années trente (dans son Islam cristianizado, Madrid, 1931), travail aujourd’hui largement discuté et même périmé, on ne disposait jusque-là d’aucune biographie sérieuse d’Ibn ‘Arabi. Cette lacune est maintenant comblée par l’ouvrage de Claude Addas qui est donc la première biographie substantielle et solidement documentée du « plus grand des maîtres » (al-shaykh al-akbar).

A vrai dire, il ne s’agit pas d’une simple biographie, c’est-à-dire une « histoire de vie ». La chose eût été bien sûr faisable mais eût aussi fatalement aplati et la figure et l’œuvre. L’intérêt majeur du travail de Claude Addas est précisément d’avoir tenté de prendre la vie d’Ibn ‘Arabî comme un tout et au sens fort : une personnalité progressant dans la vie, une époque (autrement dit un contexte social et culturel), une aventure spirituelle. A la fois visionnaire et discursive, une œuvre nombreuse et complexe qui a beaucoup voyagé avec son créateur, et certainement, enfin, une réalisation de soi sur le terrain pour lequel celui-ci s’est senti destiné, voire « élu » : celui de la sainteté. Toutes ces dimensions sont solidaires et s’éclairent les unes les autres. L’auteur y a été attentive. D’où la diversité et la richesse de sa documentation (signalons particulièrement les annexes fort utiles) dont le cœur est évidemment constitué par les nombreuses notations autobiographiques dont Ibn ‘Arabi a parsemé son œuvre, auxquelles s’ajoutent les informations d’origine orale fournies par ses nombreux compagnons, disciples et hagiographies.

C’est donc un véritable itinéraire spirituel mais aussi géographique, que reconstituent les dix chapitres de l’ouvrage. L’expérience visionnaire y joue un rôle capital, et Ibn ‘Arabî lui-même la place comme ayant été pour lui première dans le temps, sous la forme de ces illuminations ? qui ont précédé son engagement dans la « pratique » spirituelle proprement dite (riyâda). Les rencontres aussi, dans son Andalousie natale, au Maghreb ou en Orient, y sont décisives, avec des contemporains, acteurs de la « science » ou de la spiritualité de l’époque, mais aussi avec des figures prophétiques pour lui tutélaires (Jésus, Khidr et, bien sûr, Muhammad). Ces rencontres, ces visions, ces illuminations, jalonnent et balisent ce qui ressemble à une progression, mieux, à l’accomplissement incoercible d’un destin comme donné à l’avance. C’est qu’Ibn ‘Arabî vit sa vie et son œuvre comme la réalisation d’une mission spirituelle. Elle culmine, vers le milieu de sa vie, avec sa vision ultime qui, au pied de la Ka’ba, à La Mecque, le voit investi dans l’univers de la « sainteté muhammadienne ».

C. Addas suit cette progression, la documente de l’intérieur tout en la rapportant, autant que possible, à son contexte socio-historique. Et pour éclairer l’œuvre par l’itinéraire, elle entrecoupe le récit de celui-ci par de nombreux développements sur différents points de la doctrine du maître, notamment sur la sainteté et sur sa vision des aspects canoniques de la religion.

Précisément, sur ce dernier point nous disposons maintenant d’une très utile mise au point par Michel Chodkiewicz dans Un Océan sans rivage. Déjà en 1986, sur le premier point, la théorie akbarienne de la sainteté, M. Chodkiewicz avait magistralement donné l’essentiel en le rapportant à l’expérience personnelle d’Ibn ‘Arabî. De même a-t-il, avec un collectif d’auteurs qu’il a dirigés, rendu accessibles au lecteur non arabisant des pans décisifs de la doctrine soufie du shaykh al-akbar, choisis (puis introduits, traduits et commentés) dans l’immense somme que sont les Futuhât al-Makkiyya (cf. sous la direction de Michel Chodkiewicz, Les illuminations de La Mecque, Paris, 1988).

Ici, dans une série de chapitres relativement autonomes les uns des autres, M. Chodkiewicz s’attache à explorer la relation intime, qu’Ibn ‘Arabî revendique fortement lui-même, entre sa pensée et son œuvre d’une part, et les textes sacrés de l’islam d’autre part. Plus particulièrement, le texte coranique révélé (l’océan sans rivage) et qui est d’abord la Parole de Dieu. L’auteur montre ainsi que la méditation d’Ibn ‘Arabî sur la Révélation est bien sûr au centre de son expérience spirituelle intime et des développements de sa doctrine, mais surtout qu’elle opère par une sorte d’identification qui ne procède pas simplement à la manière allégorique qui recherche les vérités du message au-delà de son énoncé immédiat. Sa méthode, sa doctrine même, puisque M. Chodkiewicz en montre le caractère systématique et réfléchi, consiste dans le même temps à écouter la Parole divine comme énonciation de la loi, et à en méditer les thèmes qui, s’ils sont diffus et polysémiques (canoniques, spirituels, etc.) n’en sont pas moins le degré premier de l’expérience religieuse pour Ibn ‘Arabî. Ce qui précède n’épuise évidemment pas la richesse de ces deux ouvrages, congruents en maints endroits, procédant l’un et l’autre par cette sorte de familiarité intime avec un homme et son expérience profonde du rapport avec le divin, et qui est vraisemblablement nécessaire à quiconque veut rendre plus accessible l’ampleur et souvent l’ardu de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. C’est pourquoi, ces deux ouvrages sont essentiels.

Hassan Elboudrari

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