L’orientaliste islamologue Louis Massignon a laissé de profondes traces dans le paysage intellectuel et culturel français du xxe siècle. En tant que savant, il fut le promoteur d’une étude renouvelée de la mystique en islam et de bien d’autres domaines de la culture arabe. Mais il fut aussi un acteur très engagé sur la scène politique, notamment au Proche-Orient et en Afrique du Nord ; son activité et son rayonnement au sein de l’Église catholique furent considérables. En fait, de nombreux ouvrages ont déjà été consacrés à la biographie, à la pensée et à l’influence du grand arabisant. Les principaux sont d’ailleurs cités dans le présent ouvrage (p.18-19 ; p. 421-426). Dès lors, rajouter une nouvelle publication aux précédentes se justifie-t-il, même s’agissant d’une personnalité aussi riche et polyvalente que Louis Massignon ? Manoël Pénicaud a relevé le défi, avec succès. Notons tout d’abord le choix de regrouper les différents aspects de la vie de Massignon selon des centres thématiques, afin de mieux faire ressortir la logique spécifique au chercheur islamisant, à l’homme public, au croyant, au mystique. Le but explicite est de tracer, par-delà les événements extérieurs d’une vie, le devenir d’une personnalité et la croissance de sa vocation intime (sa « subjectivation »).
L’ouvrage commence bien sûr par une présentation biographique. Il retrace la formation du jeune étudiant, ses séjours en Afrique du Nord (Algérie, Maroc) et en Orient (Égypte et Iraq en particulier). Il insiste sur l’épisode crucial du parcours de l’islamologue que fut sa conversion au catholicisme en 1908, dans des circonstances dramatiques, en Iraq et sur le chemin du retour vers le Liban, dont il reprend fil après fil la complexité (p.76-108). Parmi les nombreuses relations amicales et spirituelles croisées vers cette époque par le nouveau converti, il retient Charles de Foucauld, Paul Claudel et Jacques Maritain. Les velléités de Massignon d’entrer dans les ordres sont closes par son mariage, célébré en 1914. Puis M. Pénicaud isole dans un chapitre conçu séparément le rôle de Massignon durant le premier conflit mondial, ses réactions durant ses longues et souvent dangereuses années passées sous les drapeaux. Fort instructives sont les évocations de ses services comme assistant du haut-commissaire au Moyen-Orient François Georges-Picot (1917-1920) ; puis comme diplomate et expert de l’Orient pendant l’Entre-deux guerres, et de même après la Seconde Guerre mondiale, où il effectue un nombre impressionnant de voyages et de missions d’ordre diplomatique autant qu’académique.
Sa carrière scientifique est l’objet d’un exposé séparé, concernant son parcours académique et ses apports à l’islamologie. Professeur au Collège de France (1926), directeur d’études à l’EPHE (1932), directeur de la Revue des Études Islamiques, membre de diverses académies (dont celles du Caire, de Bagdad, de Damas), Louis Massignon a fréquenté des assemblées scientifiques sur les quatre continents. Ses innombrables voyages sont un pendant inévitable de ses réponses positives à de nombreuses invitations. Concernant son travail d’islamologue, M. Pénicaud s’attarde sur sa méthode « intérioriste » dans l’approche de l’autre, plus précisément de la mystique musulmane. À ce titre, Massignon a fait école ; l’ouvrage mentionne ses collègues et disciples les plus représentatifs.
Par ailleurs, la pensée religieuse et l’attitude mystique de Massignon sont analysées. Son catholicisme profond – il fut ordonné prêtre en 1950 – était cependant ouvert sur les autres confessions, en particulier l’islam. Sa foi s’est développée au contact d’hommes comme Charles de Foucauld, dont il assuma l’héritage spirituel. Les fondements et les conséquences théologiques de sa notion de « substitution » se sont formés au contact et à la lecture de Joris-Karl Huysmans : Massignon leur conféra toutefois une dimension interconfessionnelle, voire universaliste qui imprégna au moins à ses débuts le dialogue islamo-chrétien. La création de la sodalité de prière de substitution dite Badaliyya (p. 271-282) avec l’Égyptienne Mary Kahil est l’expression la plus accomplie de cette attitude. Enfin, les engagements politiques nombreux et très vivaces de Louis Massignon sont l’objet d’un autre dense chapitre. Pendant longtemps au service de la politique coloniale française en Afrique du Nord et au Proche-Orient, Massignon connut une profonde évolution au moment de la décolonisation. Ainsi se dépensa-t-il au moment des multiples conflits en Afrique du Nord – Maroc puis Algérie – mais aussi pour les réfugiés palestiniens et à Madagascar. Sur ce registre également, nous parcourons un tableau étourdissant où figurent les plus grands noms de l’art, de la pensée, de la spiritualité et de la politique du xxe siècle.
L’ouvrage se fonde pour l’essentiel sur des sources connues. Le recours aux Archives Massignon, déposées à la BnF, à certains documents restés en possession de la famille Massignon enrichit le propos. On notera également les références discrètes mais bien utiles aux « Notes sur ma conversion », confessions privées rédigées entre 1922 et 1934 (p. 30-31). Ces notes permettent de faire le lien entre plusieurs données ou avis disjoints dans les précédents ouvrages. L’intérêt de ce livre tient donc surtout à la synthèse qu’il propose avec clarté pour un public cultivé, mais non spécialisé. Il fait ressortir ce que la vie et la personnalité de Massignon ont eu d’exceptionnel. Car le xxe siècle a évidemment connu un grand nombre d’orientalistes de talent, voire de génie. Mais la multiplicité des activités et des dimensions de la vie de Massignon, bien exprimée dans l’ouvrage, suggère la singularité d’une œuvre que nous n’avons certainement pas fini de méditer.
Un regret toutefois, sur le titre, qui se voulait sans doute accrocheur, mais risque fort d’égarer le lecteur en suggérant un syncrétisme quelconque, ou une fraternisation sentimentale envers l’islam. Les positions religieuses de Massignon sont clairement explicitées au cours de l’ouvrage. Que le pape Pie XI ait qualifié Massignon de « catholique musulman » (sous forme de boutade ?) lors d’une audience privée (p. 273) n’apporte rien à la compréhension d’un homme qui fut plus qu’un savant : un penseur, voire un théologien inspiré.
Par Pierre Lory
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Manoël Pénicaud, Louis Massignon. Le « catholique musulman », Montrouge, Bayard, 2020, 431 p.