LA MORT DE HALLÂJ

Par Joseph Maréchal

Source : Revue Recherches de science religieuse,  tome 13, janvier 1923, p. 244-292

La mise à mort de Hallâj

Le matin du 26 mars 922/309, à Bagdad, al-Hosayn-ibn-Mansoûr, al-Hallâj, le « cardeur des consciences », l’ « extatique » sublime et incompris, périssait de la main du bourreau. Condamné sur l’avis des juristes, ses coreligionnaires, et livré au dernier supplice par le khalife al Moqtadir, il avait été extrait, la veille, de la prison, — où il subissait, depuis de longues années, une captivité honorable, — et traîné sur la place des exécutions. « On lui coupa les mains et les pieds, après l’avoir flagellé de cinq cents coups de fouet », rapporte son fils Hamd[i]. Avec ses moignons sanglants, il se barbouillait le visage, soit pour cacher sa pâleur, soit pour pratiquer une dernière fois, dans son propre sang, les ablutions rituelles. « Puis, il fut mis en croix, et je (son fils Hamd) l’entendis, sur le gibet, s’entretenir, en extase, avec Dieu… Au soir tombé, on vint donner, de la part du khalife, l’autorisation de le décoller. Mais il fut dit : Il est trop tard, remettons à demain. Quand le matin fut venu, on le descendit du gibet et on l’amena en avant pour lui couper le col. Et je l’entendis crier et dire à très haute voix : Ce que veut l’extatique, c’est l’Unique, seul avec Lui-même! — Puis il récita ce verset (Coran. XLII. 17) : Ceux qui ne croient pas à l’heure dernière (le Jugement dernier) y sont entraînés en hâte ; mais ceux qui croient l’attendent avec une crainte révérente, car ils savent qu’elle est la Vérité. — Ce fut sa dernière parole. Son cou fut tranché, puis son corps fut roulé dans une natte, sur laquelle on versa du pétrole, et brûlé. Ensuite on porta ses cendres en haut de la Manarah (minaret), pour que le vent les disperse. ».

En dépit des excommunications et des haines qui accablèrent Hallâj, la vision de cet homme de prières, horriblement mutilé, attestant, du haut du gibet, à la fois son union amoureuse avec l’Unique, avec Dieu, et sa fidélité persévérante au Coran, la Loi de son peuple, cette vision étrangement fascinante, vision d’amour et de sang, de liberté intérieure et de soumission littérale, de transcendance et de misère, est restée empreinte dans l’imagination musulmane, non seulement comme une scène de martyre particulièrement tragique, mais comme l’expression aiguë et l’acte final d’un drame religieux, tout intérieur et infiniment plus émouvant, qui se jouait et se dénouait dans la conscience du mystique supplicié. Il y a plus : le cas de Hallâj s’élargit, en Islam, jusqu’à symboliser une alternative angoissante qui peut— oserions-nous, dire : qui doit? — s’y poser tôt ou tard, au moins confusément, à toute âme cherchant Dieu avec droiture.

D’après les éléments, presque tous inédits, fournis par M. Louis Massignon, dans La Passion d’Al Hosayn-ibn-Mansûr Al-Hallâj, martyr mystique de l’Islam. 2 vol. de XXXI-942-105 pages (pagination continue). Paris, Geuthner.

Les griefs articulés contre Hallâj

N’y a-t-il rien en ceci que l’affirmation du passage de la connaissance discursive — analogique et négative — à l’intuition positive et transformante, durant l’état d’extase ?

 Plus tard, des écrivains musulmans ont fait de Hallâj un précurseur du monisme d’Ibn Arabî. Et des poètes mystiques, entachés eux-mêmes de monisme, —comme Djélâl-ed-dîn-Roûmî, ou Attâr, ont serti dans de beaux vers, qui en faussent la signification réelle, quelques paroles fameuses du supplicié de Bagdad.

Massignon montre, à l’évidence, l’inanité du reproche de monisme fait à son héros. La théorie hallagienne de la création serait, à elle seule, une preuve suffisante d’orthodoxie : Dieu crée librement et n’a pas besoin de sa création; « l’attestation de l’unité divine reste la même dans le vide comme dans le plein », proclame Hallâj, contre l’émanatisme de Rhazi, le médecin. Ses déclarations sur la transcendance divine sont fréquentes et formelles. Nous ne citerons que ces quelques lignes, rapportées de lui par un autre mystique, al Qoshayrî : « (Dieu) a lié le tout à la contingence, car la transcendance est à Lui… Mais Lui, Louanges à Lui ! qu’il soit exalté, il ne saurait y avoir d’au-dessus qui Le surplombe, ni d’au-dessous qui Le diminue, ni de limite qui L’affronte, ni d’auprès qui Le gêne, ni d’en arriéré qui- Le blâme, ni d’en avant qui Le limite, ni d’auparavant qui Le fasse apparaître, ni d’après qui Le fasse évanouir, ni de tout qui Le concentre, ni d’il est qui Le fasse trouver, ni d’il n’est pas qui en prive. Pour Le décrire, il n’existe pas d’attribut, Son acte n’a pas de cause, Son être n’a pas de borne. Il se tient éloigné des états de Sa création, Il n’y a pas en Lui de mélange avec Sa création, Son acte n’admet pas d’amendement, il s’est écarté d’eux en Sa transcendance, comme eux s’écartent de Lui en leur contingence. ».

Hallâj n’est pas moniste, ni d’intention ni de fait. Va-t-on dénoncer un aveu d’identité avec Dieu dans quelques jeux grammaticaux, subtils — oh! combien — et touchants, sur le Moi et le Toi, sur l’échange des pronoms personnels entre Dieu et l’âme ? Quel langage de contemplatif résisterait à une analyse de grammairien? Le mystique balbutie de l ‘ineffable. Ici d’ailleurs, les contextes sont décisifs et les protestations de Hallâj explicites.

 Toutefois, il reste une exclamation sonore, inquiétante, que la légende a indissolublement associée à son nom. L’a-t-il proférée? C’est possible. Dans une bouffée d’orgueil fou? C’est bien peu probable ; d’autant plus que cette parole, rapprochée d’autres déclarations plus techniques, semble n’être qu’une réaffirmation, fulgurante et paradoxale, de l’union transformante elle-même. « Anâ al-Haqq ! Je suis la Vérité ! », se serait-il écrié. Nous ne résistons pas au plaisir de transcrire, en guise de commentaire, ce fragment d’un « poème en prose » de Kîlanî (m.1166) :

 « La raison d’un des Sages s’envola un jour, hors du nid de l’arbre de son corps, et s’éleva jusqu’au ciel, où elle pénétra dans les légions des Anges. Mais elle n’était qu’un faucon d’entre les faucons de ce monde, dont les yeux sont chaperonnés par le chaperon. — « L’homme a été créé débile ». — Or, cet oiseau n’avait rien vu dans le ciel qu’il pût chasser, lorsqu’il vit briller la proie — « J’ai vu mon Seigneur » —, et son éblouissement grandit en entendant son But lui dire : « Où que vous vous tourniez, vous aurez Dieu en face ». Le faucon redescendit alors, en planant, enfouir sur terre ce qu’il avait pris, trésor plus rare ici-bas que le feu au fond des mers ; — mais il avait beau tourner et retourner l’œil de sa raison, — il ne voyait que les reflets de l’éblouissement divin. Il revint alors en arrière, et ne put trouver dans les deux mondes d’autre but que son Bien-Aimé ! La joie l’émut, et il s’écria, traduisant l’ivresse de son cœur : « Anâ al-Haqq ! Je suis la Vérité! » Il fit résonner son chant suivant un mode interdit aux créatures, il pépia de joie dans le Verger de l’Existence, et ce pépiement ne sied pas aux fils d’Adam. Sa voix modula un chant qui l’exposait au trépas. ».

 Peut-être Hallâj n’a-t-il point prononcé, fût-ce dans l’enivrement extatique, le Anâ al-Haqq; qu’importe : il a proféré, en pleine lucidité, des paroles équivalentes. Témérité sacrilège du profane, qui étend la main vers l’arche sainte pour en dérober le trésor caché ? Sincérité héroïque du « voyant », qui rend témoignage à l’inhabitation de l’Esprit divin, sachant d’ailleurs que cette confession est un arrêt de mort?

 Évidemment, le jugement que l’on portera sur cette alternative dépendra du jugement que l’on aura porté sur les possibilités mêmes d’une union mystique.

 Écoutons Hallâj, exhalant le « désir » enflammé de l’union parfaite :

 « Entre moi et Toi (il traîne) un « c’est moi » (qui) me tourmente…
« Ah ! enlève, de grâce, ce « c’est moi » d’entre nous deux ! »
« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une essence au-dedans de l’Essence…

« Loin de Toi, loin de Toi (le dessein) d’affirmer « deux » !

« Il y a une Ipséité tienne (qui vit) en mon néant, désormais, pour toujours… »

 

Par Joseph Maréchal,

Vous pouvez retrouver la publication d’origine dans son intégralité sur le site Gallica ici.

Joseph Maréchal (1878-1944) était un prêtre jésuite belge, philosophe (métaphysicien), psychologue et enseignant au théologat jésuite et à l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain.