Le cheikh Ahmad al-‘Alâwî, poète de l’Essence

par: Eric Geoffroy

Le cheikh al-‘Alâwî (m. 1934) a été et est encore qualifié par beaucoup de « revivificateur de la Voie soufie » (mujaddid al-tasawwuf), et lui-même a fait allusion à cette fonction. Son envergure spirituelle a impressionné jusqu’aux orientalistes : «  Cheikh Benalioua, écrit Augustin Berque, était d’apparence chétive. Mais il émanait de lui un rayonnement extraordinaire, un irrésistible magnétisme personnel. Son regard agile, lucide, d’une singulière attirance, décelait l’habileté du manieur d’âmes…[1] ». Depuis la grande zâwiya de Mostaganem, en Algérie, le cheikh donna à sa voie, la Shâdhiliyya-Darqâwiyya-‘Alâwiyya, une rapide expansion jusqu’en Occident.

On ne connait parfois de son œuvre que les poèmes de son Dîwân[2], que certains chanteurs ‘‘profanes’’ ont même intégré à leur répertoire. Ils sont abondamment chantés lors des séances de samâ‘ tenues par les soufis appartenant à diverses confréries. A la différence des œuvres en prose, les poèmes accueillent l’irruption de la Présence, dans le cœur et jusque dans le corps du soufi :

 Les regards furent éblouis

            Le jour où Il se manifesta.

Il me suffit pour excuse

            L’irrésistible force du Bien-Aimé,

Chose troublante,

            Qui éblouit les intelligences !

Je l’ai connu, Lui,

            Lorsque de moi-même Il apparut[3] !

 Le mode d’expression y est radical, vertical, habité par la fulgurance, et lorsque certains poèmes reçus la nuit s’avéraient trop forts, le cheikh ‘Alâwî les faisait brûler au petit matin… Les cheikhs qui lui ont succédé ont d’ailleurs interdit que tel ou tel de ses poèmes soit chanté en public. Pourquoi ?

 En théologie islamique, l’Unicité de Dieu est énoncée à trois niveaux : l’Essence divine (al-dhât), ‘‘lieu’’ de l’Unicité la plus épurée ; les attributs divins (sifât) ; les actes divins (af‘âl). Les débats entre théologiens ont le plus souvent porté sur les rapports entre l’Essence et les attributs. Les soufis en ont une perception plus gustative et expérientielle que mentale. Pour le cheikh ‘Alâwî en particulier, ceux qui goûtent véritablement l’Unicité – principe et but ultime de l’islam – sont les dhâtiyyûn, les êtres reliés à l’Essence. Ils ne s’arrêtent pas aux manifestations des attributs ou Noms divins, qui sont des instances plurielles, intermédiaires. Établie comme en surplomb dans l’Essence, leur conscience unitive ne les distrait pas de la multiplicité de la création. Quant aux humains qui n’appréhendent que les attributs, ils sont voilés et plongés dans la dualité[4]. D’où ce conseil du cheikh au disciple :

 Résorbe les attributs et annihile-toi dans l’Essence de l’Essence !

Les attributs prennent divers aspects, et leur devenir est en Allâh,

Vers Lui le destin ultime, et de Lui l’origine[5] !

 Le cheikh s’inscrit ici pleinement dans le sillage de la voie Shâdhiliyya, dont sa propre voie est issue. Celle-ci vise toujours la fine pointe de l’Unicité, au-delà de tous les phénomènes, même spirituels, que le cheminant peut rencontrer. Seule compte le « Nom de l’Essence », Allâh, et son invocation.

 Le processus de descente de l’Essence

 À l’instar du Coran qui est descendu (tanzîl) sur le cœur et – dans le corps – du Prophète, l’Essence divine, pure transcendance, ‘‘s’incarne’’ dans le monde de la manifestation. Mais elle y est défigurée, car les humains ne savent pas la reconnaître. Le cheikh fait ici parler l’Essence :

  Je suis l’Être pur                  

Absolu et sans limites,

J’ai consenti à descendre dans le contingent,

On m’a pris alors pour idole…

J’ai quitté la transcendance  

Pour descendre dans l’immanence,

Celui qui n’a pas la connaissance

Croit que Je ne suis pas Moi[6]…

 Toutes les créatures sont des réceptacles de la Présence divine, à des degrés très divers bien sûr, en fonction des prédispositions de chacun, humain ou autre créature. Rappelons qu’il s’agit, en islam, d’une Présence spirituelle et non substantielle. Le gnostique ou le saint est a priori plus apte à la recevoir que d’autres. Une sorte d’indistinction peut dès lors s’affirmer entre les deux personnes, celle de Dieu et celle de l’humain, comme en témoigne Ibn al-Fârid (m. 1235) :

 J’ai toujours été Elle, et Elle toujours moi, sans distinction,

En vérité, mon essence s’est éprise de mon essence[7] !

 Une telle investiture divine est lourde à accueillir, même pour ces êtres particuliers, et peut les troubler en profondeur. Comment vivre la « fusion » sans « confusion » ? Le cheikh témoigne en maints endroits des différentes métamorphoses par lesquelles l’Essence le fait passer :

 Qui suis-je donc, et d’où viens-je

Quand se manifeste l’Essence[8] ?

 Je ne sais plus distinguer, ô amis,

            Son Essence de la mienne !

 Si vous avez quelque certitude,

             Faites-moi connaître à moi-même :

Suis-je Cela

            Ou Cela est-il moi[9] ?

 Et ce poème, plus précis, sur la transmutation opérée :

 Ton Essence m’a égaré,

                        Je me suis absenté en Toi, ô Allâh !

Tes attributs sont apparus

            De Toi en Toi, ô Allâh ! […]

J’ai pénétré dans la réalité ultime

            Pour Te voir, ô Allâh !

On m’a demandé qui je suis,

            Je ne suis autre que Toi, ô Allâh !

Je suis revenu au monde sensible

            Pour te chercher, ô Allâh !

J’ai commencé par mon « moi »,

            Et c’est Toi que j’ai trouvé, ô Allâh[10] !

 

L’expérience du « shath »

 Lorsque l’Essence et l’essence se rencontrent, peut survenir chez l’humain le phénomène du shath. La racine arabe ShTH contient l’idée d’un « débordement », celui du fleuve lorsqu’il sort de son lit, par exemple. En mystique musulmane, le shath prend la forme d’un débordement verbal causé par l’irruption de la Présence dans le réceptacle humain. On appelle parfois ce phénomène le « paradoxe mystique », car le Divin y investit la parole humaine. Or, Dieu est à la fois radicalement « autre » par rapport à l’homme puisque son Essence est inaccessible, et « même » puisque l’homme a été créé à Son image, et qu’Il s’est rendu accessible par Ses noms et attributs. Le shath est déroutant pour le mystique, qui se trouve uni à Dieu – spirituellement s’entend – lors même qu’il est un être de chair, conditionné par les structures horizontales de l’identité.

La verticalité de l’expérience du cheikh ‘Alâwî a suscité en lui ce phénomène, que l’on croyait disparu depuis les célèbres proférations d’Abû Yazîd Bistâmî (« Gloire à moi ! Combien grande est ma puissance ! ») et de Hallâj (« Je suis le Réel [Dieu] ! »). Le Divin convoque ici Son Essence :

Mon Essence est unique, manifeste en toute chose,
Autre que Moi peut-il se manifester ? Non, certes non !

J’ai étendu le voile de la création pour cacher le Réel,

Cette création qui recèle tant de  secrets évidents ! […]

Pure essence suis-je, absolument non conditionnée [11] !

Une pédagogie initiatique

L’on s’aperçoit rapidement, toutefois, que ces propos attribués au Divin revêtent une fonction pédagogique. Dans les poèmes du cheikh, le shath est généralement comme enchâssé dans un contexte de parole qui maintient la dualité entre l’humain et Dieu. En effet, « la grande majorité des shath-s ont été entendus et transmis comme des éléments d’un enseignement spirituel, non comme des éclairs soudains fusant dans la conscience du sujet pour en disparaître ensuite[12] ».

Le cheikh ‘Alâwî explique ici comment il est amené, au cours de son expérience, à parler au nom du « Je » de la Personne divine :

 Tantôt Il m’éteint en Lui

            Il m’apparaît alors de moi dans Sa splendeur,

Tantôt Il me fait subsister en Lui

            Je dis alors « Je » et non plus « Lui »[13] !

 Ici, le « je » humain prépare le lecteur à l’irruption du « Je » divin :

 Mon Bien-Aimé m’a dévoilé, il y a peu, ce que j’ignorais :

« À tout amant validant l’existence d’un autre que Moi, point d’éveil ! [14] »

 Dans le premier vers, c’est le cheikh qui parle : nous sommes dans la dualité. Dans le second, c’est Dieu, l’Unique, qui parle. Le dernier vers est incisé à plusieurs reprises dans le poème.

Le cheikh fait donc parler Dieu plus que Dieu ne parle à travers lui. Rappelons qu’il a charge d’âmes ; c’est un maître de guidance. Par des formules abruptes, il vise à imprimer cette expérience en ses disciples, les amenant à découvrir en eux la réalité initiatique de « l’Identité suprême » :

 – Elle est ton essence Nul doute en cela[15] !

 – Connais-toi toi-même par Dieu,

            Il est ton essence – Tu n’es autre que Lui[16] !

Abaisse le regard devant Lui,
            Et regarde dans ton essence, c’est là que tu Le verras !

Où en es-tu, toi, de sa Beauté ?

            Tu n’es autre que Lui, en réalité [17] !

 Le cheikh amène ainsi certains disciples – tous n’y sont pas aptes, d’évidence – à identifier leur essence à l’Essence, les faisant sortir des tribulations qu’ils connaissent dans la quête de leur véritable identité.

Au demeurant, tout maître spirituel exerce une fonction protectrice dans le cheminement de son disciple. Le cheikh explique ici qu’il y a une sagesse dans l’existence des voiles, car derrière eux se cache le secret divin :

 [L’Essence] est à l’intérieur de toute chose et y transparaît,

Mais Elle masque Sa puissance par des voiles superposés.

Alors prends garde : le voile ne doit pas être déchiré !

Telles sont les limites fixées par Dieu – serrures et forteresse[18] !

 Le voile est une « protection », car l’irradiation de l’Essence est trop intense pour être supportée par l’humain, comme en témoigne Moïse, terrassé pour avoir demandé à Dieu de se montrer à lui. Paradoxalement, Dieu se cache à l’homme par Son extrême proximité, comme l’expriment Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 1309) :

 Ce qui te voile le Réel [Dieu], c’est l’excès même de Sa proximité !

 Et le cheikh ‘Alâwî :

 Il n’y a d’autre voile que la Lumière qui irradie[19] !

 [1] Cf. « Un mystique moderniste : le Cheikh Benalioua », Revue africaine, 1936, p. 692-693.

[2] Sur le Dîwân et le « chant spirituel » (samâ‘) pratiqué sur ses poèmes, voir E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Le Seuil, 2014 (traduction arabe à paraître à Beyrouth). On trouvera la traduction complète du Dîwân par M. Chabry dans : Cheikh al-‘Alawî – Dîwân, La Caravane, 2017.

[3] Cheikh ‘Alâwî, « Les regards furent éblouis », ‘Anat al-absâr, Dîwân (désormais D.), éditions de Mostaganem, p. 25.

[4] Cheikh ‘Alâwî, Al-Minah al-quddûsiyya, édition Mostaganem, 1985, p. 42.

[5] « Ô aspirant à Dieu… », A yâ murîd Allâh, D. p. 73.

[6] C’est-à-dire : le profane ne perçoit pas mon Unicité dans le monde de la multiplicité. « Telle une mariée, la Présence », ‘Arûs al-hadra, D. p. 64.

[7] Al-Tâ’iyya al-kubrâ, vers 264.

[8] « Bonne nouvelle vous est donnée, mes amis », Bushrâkum khillânî, D. p. 19-20.

[9] « Gens du parti de Dieu », Ahl hizb al-Dayyân, D. p. 36-37.

[10] « Ton Essence m’a égaré », Tayyahat-nî dhâtuk, D. p. 55.

[11] Lâmiyya, D. p. 14.

[12] Pierre Lory, «  Le paradoxe dans la mystique : le cas de Hallaj », dans Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique – Mélanges offerts à Antoine Faivre, Peeters, 2001, p. 777.

[13] « Ô disciple, à toi la victoire ! », Yâ murîdan fuzta bihi, D. p. 47.

[14] D. p. 56-57.

[15] D. p. 54.

[16] D. p. 107.

[17] « Ô disciple, à toi la victoire ! », Yâ murîdan fuzta bihi, D. p. 47.

[18] Lâmiyya, D. p. 15.

[19] Lâmiyya, D. p. 11.