LE PROPHÈTE ET SON APPROCHE SPIRITUELLE DE LA POÉSIE

Par Tayeb Chouiref

La fonction éminente de la poésie dans la société antéislamique

 Les conditions de vie du désert et le nomadisme des Bédouins arabes expliquent la fonction centrale des arts du langage chez eux, à savoir l’art du discours déclamé (khuṭba) et la poésie (shiʿr). Dans une culture de l’oralité ayant pris place dans un environnement naturel hostile et marquée par des changements de lieux de vie récurrents, la parole et la mémoire collective de celle-ci occupent nécessairement une fonction déterminante d’ancrage et de fixation. D’où l’adage classique : al-shiʿr dîwân al-ʿArab, ce qui signifie que la poésie est « le moyen de sauvegarder la culture des Arabes ».

 Chaque tribu était représentée par un poète qui chantait ses hauts faits : batailles, vertus des personnages célèbres, etc. Dans la culture antéislamique, le djinn de chaque poète était censé être son inspirateur, à l’instar du devin (kâhin). D’ailleurs, l’étymologie du terme arabe désignant le poète (shâʿir) désigne celui qui perçoit, qui connaît l’invisible.

 La position de l’islam naissant sur la poésie peut paraître ambiguë, tant il est vrai que l’on trouve dans le Coran, aussi bien que dans les hadiths, des affirmations qui relèvent de l’éloge de l’art poétique et d’autres qui semblent condamner ce dernier. Le présent article se propose de montrer comment cette opposition apparente révèle, en réalité, une acceptation hautement spirituelle de l’art poétique. Nous verrons que l’ambivalence en question concerne essentiellement les usages qui peuvent être faits de la poésie et non la légitimité de cet art en lui-même. 

 Bien avant l’avènement de l’islam, les Arabes avaient accordé à certains poèmes un statut particulier. Il s’agit d’un ensemble de poèmes dont les qualités subjuguèrent de nombreuses générations. On rapporte ainsi qu’elles furent brodées en lettres d’or et qu’on les suspendit dans la Kaaba, pour marquer leur excellence, d’où le nom de Muʿallaqât qui leur est attribué, ce qui signifie « les Suspendues ». Parmi ces poèmes, sept sont devenus particulièrement célèbres, comme celui d’Imrû l-Qays (m. vers 550) ou celui de Zuhayr Ibn Abî Sulmâ (m. entre 602 et 627) dont le fils, Kaʿb, sera un des plus célèbres poètes célébrant la grandeur du Prophète.

 Durant la période mecquoise de la mission prophétique, les polythéistes de La Mecque accusèrent le Prophète de n’être qu’un simple poète et d’être inspiré par un djinn. Il n’y avait donc, pour les adversaires du Prophète, nulle intervention divine dans les messages que ce dernier transmettait :

« Ils disent : Allons-nous abandonner nos dieux pour un poète possédé par un djinn ? » (Coran : 37, 36)

« Transmets donc [les révélations qui te sont faites], car, par la grâce de ton Seigneur, tu n’es ni devin ni possédé par un djinn ! S’ils disent : ‘‘C’est un poète. Attendons que la mort nous débarrasse !’’ Dis-leur : ‘‘Attendez ! Je suis avec vous à attendre !’’ » (Coran : 52, 29-31)

 Face à ces mises en cause récurrentes, les réponses de la Révélation se veulent définitives :

« Nous n’avons pas enseigné la poésie au Prophète ; cela ne saurait lui convenir ! »  (Coran : 36, 69)

« Il s’agit bien de la parole d’un noble messager divin. Ce n’est en rien la parole d’un poète. Comme vous avez peu de foi ! » (Coran : 69, 40-41)

 Quelle que soit l’importance de la fonction des poètes dans l’Arabie du début du VIIe siècle, il n’en demeure pas moins qu’une partie d’entre eux avaient une vie passablement dissolue, comme le souligne Régis Blachère dans son étude sur la poésie à l’époque du Prophète : « … nombre d’entre eux, par leurs mœurs, leur ivrognerie, leur jactance et, parfois, leur vie scélérate, leurs excentricités ou leur vénalité, ont dû provoquer des sentiments divers allant de la haine au mépris et à la dérision[1]. »

 Si le Coran affirme que l’inspiration du poète peut parfois avoir pour source les mauvais génies ou djinns maléfiques, il n’en fait pas une règle générale et reconnait la valeur et l’utilité des poètes bien inspirés. Le passage coranique qui suit appartient à la période médinoise de la prédication du Prophète et insiste sur les errements de bons nombres de poètes : « Voulez-vous que je vous indique ceux sur qui descendent les démons ? Ils descendent sur les imposteurs et sur les pécheurs. Ils colportent ce qu’ils ont entendu, mais la plupart d’entre eux sont des menteurs. Les poètes ne sont suivis que par les égarés. Ne vois-tu pas qu’ils errent au gré de leurs caprices, et qu’ils se vantent de choses qu’ils n’ont jamais accomplies ? Excepté ceux d’entre eux qui ont la foi, qui pratiquent le bien, qui invoquent fréquemment le Nom de Dieu, et qui se servent de leurs poèmes pour se défendre quand ils sont agressés. » (Coran : 26, 221-227)

 Certes, le Coran distingue nettement entre la révélation divine et l’inspiration poétique, mais il n’en reconnaît pas moins un usage noble, et même spirituel, de l’art poétique. Ajoutons à cette distinction que si de nombreux passages du Coran possèdent une forme rimée ou assonancée, ils n’entrent jamais dans le cadre des mètres poétiques.

 Selon Blachère, l’interprétation du passage de la sourate 26, intitulée « Les Poètes » (al-Shuʿarâʾ), dans le sens d’une condamnation sans appel de l’art poétique fut minoritaire mais ne disparut que très progressivement, notamment dans les deux villes de Koufa et de Bassora. Cependant « à côté de ces esprits en défiance, nous sentons bien qu’une masse considérable du monde arabe demeurait attachée à la poésie et à son idéal esthétique[2]. »

 Etude d’un hadith condamnant la poésie

 Pour montrer comment il est possible de concilier les hadiths semblant condamner la poésie et ceux qui en font l’éloge, nous allons nous attarder sur une tradition prophétique qui marqua les esprits car elle semble être un rejet sans appel de l’art poétique. Voici les deux versions les plus souvent citées du hadith en question : D’après Ibn ʿUmar : « Que le ventre de l’un d’entre vous soit rempli de pus vaut mieux pour lui que d’être empli de poésie[3]. » D’après Abû Hurayra : « Que le ventre de l’un d’entre vous soit rempli de pus jusqu’à en être rongé vaut mieux pour lui que d’être empli de poésie[4]. »

 Ces deux versions, rapportées par des Compagnons connus pour être parmi les plus importants transmetteurs de hadiths, ne livrent aucun détail sur le contexte d’énonciation, et sont toutes deux citées par al-Bukhârî (m. 870) dans son célèbre recueil intitulé al-Ṣaḥîḥ. C’est au recueil du même nom composé par Muslim (m. 875) qu’il faut avoir recours pour avoir enfin un éclairage sur la cause de la condamnation prophétique : D’après Abû Saʿîd al-Khudrî : « Alors que nous étions en route avec l’Envoyé de Dieu vers al-ʿArj, un poète nous barra la route et se mit à réciter des vers de poésie. L’Envoyé de Dieu dit alors : ‘‘Emparez-vous de ce démon ou saisissez ce démon, car que le ventre de l’un d’entre vous soit rempli de pus vaut mieux pour lui que d’être empli de poésie[5].’’ » Du reste, on rapporte que l’épouse du Prophète, ʿÂʾisha, déplorait que cette mise en garde du Prophète contre la poésie se transmette sans son contexte d’énonciation : « … Les polythéistes satirisaient l’Envoyé de Dieu, c’est pourquoi il a dit : ‘‘ Que le ventre de l’un d’entre vous soit rempli de pus vaut mieux pour lui que d’être empli de poésie qui vise à satiriser l’Envoyé de Dieu[6].’’ »

On voit ainsi comment le contexte d’énonciation de la condamnation prophétique de la poésie montre qu’il s’agit seulement de mettre en garde contre certains usages de l’art poétique.

 Les poètes autour du Prophète

 L’éclairage que nous venons de donner permet de comprendre qu’il n’y a nulle contradiction entre une certaine mise en garde contre le pouvoir potentiellement subversif de l’art poétique et la présence de nombreux poètes autour du Prophète.

 Un des plus célèbres est Ḥassân Ibn Thâbit (m. 674). Plusieurs hadiths attestent que le Prophète mettait un minbar à sa disposition et disait de lui : « En vérité, Dieu assiste Hassân par l’Esprit de sainteté lorsqu’il fait l’éloge de l’Envoyé de Dieu[7]. » L’Esprit de sainteté est souvent identifié, en islam, à l’ange Gabriel. La pensée musulmane classique développera d’ailleurs toute une doctrine de l’inspiration en relation avec l’harmonie des sphères célestes : « À la différence du parler ordinaire “prosaïque”, la parole poétique est alignée sur l’harmonie des sphères, et donc sur le verbe des anges qui les peuplent[8]. »

Voici un extrait de l’élégie que Ḥassân composa à la mort du Prophète :

 Mille séants sanglots, épandez donc, mes yeux,

Renonçant à tarir, sur l’Envoyé de Dieu.

Ne serais-je prodigue en pleurs pour ce défunt

Dont les amples bienfaits revêtent les humains ?

De larmes faites don et de plaintes et de râles,

Pour qui, le sort jamais, ne cèdera d’égal[9] !

 Un des premiers habitants de Médine à se convertir à l’islam fut le poète ʿAbd Allâh Ibn Rawâḥa (m. 629). Comme Ḥassân, il composa des poèmes exaltant le Prophète. En voici un extrait de l’un d’entre eux :

 Ah ! En rançon, bon gré, mon âme puisses-tu

Etre offerte pour qui l’éminente vertu

Atteste bien qu’il est le plus parfait des hommes.

Les êtres sont touchés par ses bienfaits, en somme,

Comme ils sont du soleil, en sa vie de lumière,

Ainsi que de la lune conjointement couverts[10].

 Mais le plus célèbre poème composé en l’honneur du Prophète est sans nul doute celui de Kaʿb Ibn Zuhayr (m. 662). Kaʿb avait critiqué le Prophète et l’islam par ses vers, à de nombreuses reprises. Suite à la conquête de La Mecque en l’an 8 de l’Hégire (629-630), il craignit pour sa vie et vint à Médine pour demander le pardon du Prophète. A cette occasion, il composa un poème intitulé Bânat Suʿâd qu’il déclama devant le Prophète. L’ayant écouté, l’Envoyé de Dieu plaça sa tunique (burda) sur les épaules du poète repenti. C’est pourquoi le poème de Kaʿb devint célèbre sous le nom de Burda. Voici l’envoi du poème ainsi qu’un extrait de la deuxième partie qui constitue un éloge du Prophète :

 Souâd est loin, ô peine ! Et mon cœur éperdu

Aux rigueurs de son joug est à jamais rendu ;

Il ne trouva payeur – de son vœu fait esclave –

Pour le rachat d’une âme en l’amoureuse entrave.

[…]

On m’a fait parvenir qu’à mon encontre, hélas !

Le Messager de Dieu a émis des menaces !

Pourtant je peux confiant aspirer à sa grâce.

Eh ! Puisse l’intuition te venir de Celui

Dont tu tiens le Coran en don pur et gratuit,

Lequel exhorte l’homme et l’informe et l’instruit[11] !

  En guise de conclusion : un vers particulièrement apprécié du Prophète

 Dans un hadith possédant de nombreuses variantes, le Prophète affirme : « Le meilleur vers de poésie jamais composé par les Arabes est celui de Labîd : ‘‘Toute chose, en dehors de Dieu, n’est-elle pas illusoire[12] ?’’ »

Comment comprendre cette appréciation du Prophète ? Au premier abord, on pourrait opposer à la parole du poète Labîd Ibn Rabîʿa le verset : « Seigneur ! Tu n’as pas créé cela en vain (bâṭilan)[13] » qui semble exprimer une vérité contraire à celle contenue dans le vers en question. Nous retrouvons, en effet, le même terme arabe bâṭil dans ces deux citations, et il s’applique dans les deux cas à la Création. Toutefois, les deux emplois de ce terme ne sont pas antithétiques dès lors que nous comprenons que l’existence illusoire du monde n’est pas un pur néant, ce qui serait à proprement parler un non-sens. Si la Création, considérée en elle-même, apparaît comme dénuée de réalité, elle est aussi, sous le rapport de son existence, un plan de réflexion des Qualités divines, un miroir des théophanies.

 Commentant ce hadith, al-Munâwî[14] rapproche la signification du vers de Labîd de celle du verset suivant : « Toute chose est évanescente sauf Sa Face[15]. » Il considère ainsi que ce vers de poésie est porteur d’un enseignement spirituel de première importance : l’être, au sens plein du terme, n’appartient qu’à Dieu. Il est le seul « Réel », d’où l’un de ses Noms : al-Ḥaqq. Cet enseignement qui s’exprime de manière allusive dans le Coran sera amplement développé dans la métaphysique du soufisme, notamment dans les écrits d’Ibn ʿArabî.

 Tayeb Chouiref est docteur en islamologie, est spécialiste du soufisme et des sciences du Hadith. Ecrivain et conférencier, il se consacre aujourd’hui à la traduction et à l’édition de textes majeurs du patrimoine arabo-musulman. Il est, en outre, impliqué de longue date dans le dialogue interreligieux. Il a notamment publié Les Enseignements spirituels du Prophète (Éd. Tasnîm, 2008), Citations coraniques expliquées (Eyrolles, 2015) et L’Alchimie du Bonheur (Éd. Tasnîm, 2016).

 [1] « La poésie dans la conscience de la première génération musulmane », Annales islamologiques, n° 4, p. 94.

[2] Ibid., p. 100-101.

[3] Al-Bukhârî, al-Ṣaḥîḥ, kitâb al-adab, 92, n° 6154.

[4] Al-Bukhârî, al-Ṣaḥîḥ, kitâb al-adab, 92, n° 6155.

[5] Muslim, al-Ṣaḥîḥ, kitâb al-shiʿr, 9, n° 2259.

[6] A ce sujet, voir l’étude de Claude Gilliot, « Poète ou prophète ? Les traditions concernant la poésie et les poètes attribuées au prophète de l’islam et aux premières générations musulmanes » dans Paroles, signes et mythes. Mélanges offerts à Jamal Eddine Bencheikh, Damas, 2001, p. 338.

[7] Rapporté par ‘Âʾisha, cité par Tirmidhî.

[8] Pierre Lory, « Avant-propos » à L’Interprète des désirs d’Ibn ‘Arabî, traduit et présenté par Maurice Gloton, Paris, Albin Michel, 2012, p. 10.

[9] Traduit par Idrîs de Vos, Eloges du Prophète, Paris, 2011, p. 85.

[10] Ibid, p. 86.

[11] Ibid., p. 29-30.

[12] Rapporté par Abû Hurayra, cité par Muslim et Tirmidhî.

[13] Coran : 3, 91.

[14] Traditionniste et mystique égyptien mort en 1622. Cf. Fayḍ al-Qadîr, Le Caire, 2003, vol. 1, p. 674.

[15] Coran : 28, 88.