Traduction et commentaire de la 101e halte de l’Émir Abd el-Kader  Par S. Sébastien

En cette vingt-septième nuit bénie du mois lunaire de Rajab, date commémorative du Voyage nocturne et de l’Ascension célesteal-isrâ’ wa al-mi‘râj, de notre Prophète bien-aimé, Sayyidunâ Muhammad , nous proposons ici une traduction commentée de la 101e halte que l’Émir Abd el-Kader lui consacra dans son Livre des haltes (Kitâb al-mawâqif).

En espérant que cette lecture permettra à chaque lecteur de nourrir sa méditation afin de jouir pleinement des grâces de ce temps propice.

Première partie

Dieu – exalté soit-Il – dit :

« Gloire à Celui qui, de nuit, fit voyager Son serviteur du lieu de prosternation sacré[1] au lieu de prosternation lointain[2], dont Nous avons béni le parvis[3], afin de lui montrer certains de Nos signes. Il est l’Entendant (al-Samî‘), le Voyant (al-Basîr)[4]».

Dieu nous informe par ce verset qu’Il fit voyager de nuit Son serviteur Muhammad, de corps et d’esprit, afin de lui faire voir les signes des horizons, après lui avoir montré Ses signes en son âme, conformément à Sa parole : « Nous leur montrerons Nos signes dans les horizons et en leurs âmes »[5], et ce, jusqu’à ce qu’il devienne pour eux évident que ce qu’ils voient est le Réel-Vrai (al-Haqq) et rien d’autre ! Voilà en quoi consiste l’état des « désirés » (al-murâdîn), des « ravis » (al-majdhûbîn), des élus (al-mustafîn), qui se voient montrés les signes des âmes avant les signes des horizons ; à l’inverse de ce qui se produit pour les aspirants (al-murîdîn).

 

Commentaire : Après avoir cité le premier verset de la sourate 17 et confirmé que l’expérience du Prophète ﷺ qui s’y trouve décrite est tout autant de nature corporelle que spirituelle, l’Émir précise qu’il existe deux types de cheminement : celui des aspirants (al-murîdûn) et celui des élus, ou encore celui de ceux qui désirent et celui de ceux qui sont désirés (al-murâdûn). Qu’est-ce à dire ?

Celui qui, en sa condition d’être de chair, partirait en quête du Réel Vrai, porté par son désir de sagesse, se devrait de commencer par l’observation du monde, perçu comme un ensemble de signes accessibles à ses sens et à son intelligence, afin de l’interpréter. De causes en causes, usant de sa faculté rationnelle, guidé intuitivement par son intelligence et assisté par l’Esprit de sainteté, cet amoureux de la sagesse, à condition qu’il polisse le miroir de son âme et en équilibre les passions, en arriverait à contempler la Cause première, contenant éminemment en son sein l’ensemble des causes secondes, le tout, comme on l’aura compris, au bout d’un laborieux parcours semé d’embûches, mais prudemment parcouru, sans que nulle étape n’en soit brûlée.

Autre est l’état de celui qu’Amour foudroie et ravit de force en son irrésistible attraction, le propulsant à la vitesse de la lumière, à l’image d’Élie montant sur le chariot de feu, dans un voyage intérieur fulgurant vers l’Essence même de la Réalité, qui se fait pour lui soudainement accessible.

Si le philosophe scrute inlassablement le cosmos, tandis que croît son désir de communier avec le Tout, le cœur brûlant de désir pour un instant d’extase, celui qui est touché par la flèche d’Amour voit pour sa part son cœur s’embraser, se consumer, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus contenir autre chose que le souvenir de son Bien-aimé. Sa poitrine s’en trouve dilatée, si bien qu’il découvre en lui-même, par une sorte d’enstase, le secret de l’être et de l’existence.

L’expérience muhammadienne est très certainement de ce dernier type, lui à qui Dieu a dit : « N’avons-nous pas ouvert ta poitrine ? », avant de le guider en son voyage nocturne, par l’intermédiaire de Gabriel, vers les horizons les plus lointains. Il ne s’agit donc pas d’opposer ou de hiérarchiser ces deux modalités de cheminement mais de saisir ce qu’implique la voie de la réalisation pour un saint de type muhammadien. L’Émir fut et reste un parfait exemple de ce type de sainteté : à la fois ravi (majdhûb) en Dieu – par soubresauts imprévisibles, comme subitement plongé et noyé dans l’Océan de l’Unité – et infatigable pèlerin (sâlik) – parcourant toutes les étapes du cheminement, selon les convenances exigées dans l’ordre de l’existence.

D’aucuns s’exclameront peut-être : « À quoi bon les convenances et les fatigues du pèlerinage pour celui que l’Absolu a élu et promptement attiré vers Lui ? ». Pourtant, à bien y réfléchir, quel chevalier élu de sa dame, recevant l’autorisation de l’approcher, en viendrait par orgueil à user de cet avantage pour se soustraire à ses devoirs d’amant ?  

Sache que l’amour que tu as pour Lui, n’est qu’un rayon de l’ardent amour qu’Il te voue. Miroir, réfléchis donc, car telle est ta fonction, mais ne te laisse point entraîner par l’orgueil, car en ta chute tu te briserais ; ne te retourne pas vers toi-même car cette lumière, tu la perdrais.

Deuxième partie

Il nous informa ensuite, exalté soit-Il : « Il (Muhammad) est celui qui est entendu (al-samî‘), celui qui est vu (al-basîr), selon la forme verbale « fa‘îl » prise dans le sens du complément d’agent (maf‘ûl).  Donc, tout ce qu’a vu et entendu Muhammad lors de son voyage nocturne, n’est autre que Muhammad lui-même en sa Réalité essentielle qui est à la fois Matière première de l’Univers (hayûlî al-‘âlam) et l’Essence des essences (haqîqa al-haqâ’iq).

Il est l’Homme éternel (al-insân al-azalî), le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché, connaissant toute chose à l’image de Dieu à qui se rapportent toutes ces Qualités. Il en est ainsi car, lorsque Dieu, exalté soit-Il, donna l’être à la réalité essentielle de Muhammad, Il lui dit alors : « Voici que Je te donne Mes Noms et Mes Attributs, celui qui te voit, Me voit, celui qui te connaît, Me connaît et qui t’ignore, M’ignore. Le but de ceux qui sont autres que toi[6] est de parvenir à la connaissance de leurs propres âmes par toi, et le but de la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes par toi n’est autre que la connaissance de ton être, sans pour autant en comprendre le comment. Car tu es avec Moi, sans Me connaître autrement que par l’Être ».

Commentaire : Si la plupart des exégètes lisent les Noms « al-Samî‘ » et « al-Basîr » comme se rapportant à Dieu dans le sens actif, ce que nous pouvons traduire par « l’Audiant » et « le Voyant », l’Émir propose de prendre cette forme verbale, selon le schème fa‘îl, dans un sens passif, selon l’usage attesté par  la grammaire et la sémantique arabe. Ce choix implique dès lors de ne plus pouvoir rapporter ces noms à Dieu, exalté soit-Il, mais bien au Prophète ﷺ ; ce qui ne va pas sans bouleverser de façon radicale le sens que prendra le verset cité !

Par cette recherche sur le sens littéral du verset, en exploitant les potentialités sémantiques d’une forme verbale donnée, l’Émir met en avant que le voyage nocturne du Prophète Muhammad ﷺ est avant tout un voyage initiatique accompli de façon effective en une seule nuit. Si cette lecture est valide d’un point de vue littéral, elle l’est d’autant plus d’un point de vue symbolique et trouve sa validation dans la vocation des prophètes qui l’ont précédé. Souvenons-nous que le Prophète Muhammad est qualifié comme étant le plus proche d’Abraham, tant dans le Coran[7] que le hadîth, or c’est précisément ce voyage vers lui-même, vers sa propre essence, que Dieu ordonna à Abraham d’entreprendre en son temps lorsqu’Il lui dit dans la Torah « Pars vers toi ! » (lekh lekha en hébreu [8]).

Le premier enjeu de ce voyage, de ce pèlerinage auquel nous sommes conviés à l’imitation d’Abraham et du Prophète ﷺ sera celui de régénérer notre nature primordiale – ce que la tradition prophétique appelle la fitra. Ensuite, une fois notre nature primordiale restaurée, il s’agira d’être élevé vers la vision sans intermédiaire de l’Ultime réalité. Ces deux étapes du cheminement sont symboliquement représentées par le Voyage nocturne (al-isrâ’), qui se conclut par l’arrivée à Jérusalem où le Prophète reçoit à boire un verre de lait symbolisant la fitra, suivi de l’Ascension céleste (al-mi’râj), symbole du dépassement nécessaire des limites de l’individualité jusqu’à atteindre la Source de l’être moyennant la réalisation de tous les degrés de la prophétie et des états angéliques.

Cette halte de l’Émir est remarquable en ce sens qu’elle permet, sur la base d’un seul verset commenté en quelques lignes, d’expliquer la relation existante entre l’homme terrestre et l’homme céleste, distinction de taille entre l’animal parlant d’une part et l’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu d’autre part, doctrine que nous enseigne la sourate « Le Figuier » lorsque nous y lisons  : « Nous avons créé l’humain selon la plus belle des formes pour ensuite le repousser au comble de la dégradation »[9]. C’est de ce monde de ténèbres, de pleurs et de grincements de dents, comme en témoigne les récits du voyage nocturne, que le Prophète souhaite nous extraire en nous invitant à accomplir notre propre voyage nocturne en ce bas-monde pour ensuite nous laisser  amoureusement porter vers le véritable et unique Bien-Aimé.

Troisième partie

La réalité essentielle de Muhammad est vue des seuls contemplatifs. C’est elle qu’ils chantent en leur élégie, car elle est le délice de leurs intimes conversations nocturnes. Ils l’appellent tantôt symboliquement Leylâ ou Selmâ, lui donnent parfois les surnoms de vin, de breuvage ou encore de coupe, de feu, de lumière, de soleil, d’éclair, de brise du levant, de mansions lunaires, de vestiges ou encore de colline. Elle est l’ultime but de la marche du pèlerin, l’ultime quête des gnostiques.

Après avoir écrit cette halte, il m’est passé par l’esprit que celui qui s’y arrêterait sans avoir connu le secret de la réalité essentielle muhammadienne en viendrait probablement à dire ce que dit Ibn Taymiyya, Dieu le prenne en Sa miséricorde, lorsqu’il s’arrêta (pour lire) « La Cure (al-Shifâ) » de ‘Iyâd[10], à savoir : « Ce petit Maghrébin se laisse aller à la démesure ! ». Je me suis alors endormi et il me fut dit en mon sommeil : « Ajoute encore ceci :  il est le feu de Moïse, le bâton de Moïse, le souffle de Jésus par lequel il ressuscitait les morts, guérissait l’aveugle et le lépreux ! ». Et quand je me suis réveillé, j’ai donc ajouté ces mots.

Commentaire : L’Émir donne dans ce dernier passage une clé de lecture utile pour déchiffrer l’ensemble de l’héritage poétique soufi. Il y exprime clairement que les figures féminines de Leylâ, de Selmâ, ainsi que d’autres symboles qui se rencontrent très fréquemment dans l’ensemble des poèmes ésotériques, tels que le vin, la coupe etc., se rapportent tous à la Réalité essentielle du Prophète Muhammad ﷺ. Précisons qu’il ne s’agit pas là d’une forme d’associationnisme (shirk), bien au contraire : nier cette Réalité et sa fonction médiatrice enfermerait irrémédiablement le dogme dans une forme de dualisme indépassable ; séparer Dieu de sa création mettrait fin à toute relation possible et contredirait l’essence-même du Tawhîd ou doctrine de l’Unicité.

Comme l’exprime explicitement l’Émir, la Réalité essentielle du Prophète, parfois appelée Lumière muhammadienne ou encore Esprit muhammadien, n’est autre que la synthèse des Noms et des Qualités divines. Le Prophète est cet intervalle entre le Non-Manifesté et le Monde manifesté (c’est-à-dire la pluralité indéfinie des créatures). Pour reprendre la doctrine des Imâms, telle que transmise par nos frères shiites et plusieurs maîtres soufis, il est la face de Dieu tournée vers le monde et la face du monde tournée vers Dieu, il est le lieu de la rencontre, le confluent des deux Océans. Le Prophète ﷺ est tout et rien, seigneur des êtres,  au principe de toute la création en tant que premier être créé et manifesté, mais aussi pure potentialité, serviteur conscient de son indigence ontologique, lui qui ne serait rien sans le bon-vouloir de son Maître. Il est le bien-aimé du Roi des rois – à Lui gloire et transcendance-, il est le miroir que Dieu rendit manifeste par Son élan d’amour en Sa volonté de Se faire connaître, comme l’exprime le hadîth qudsî où Dieu s’exprime ainsi : « J’étais un trésor caché et J’ai aimé à être connu. C’est alors que je rendis manifeste la création ». Le Prophète est le serviteur par excellence, celui qui n’a pour fonction que de nous faire connaître Celui qui est Lumière sur Lumière – exalté soit-Il – en rendant, telle la pleine lune, cette épiphanie supportable à la faiblesse de nos regards.  

Conscient de la nécessité d’une médiation entre Dieu et Sa création, doctrine défiant toute explication rationnelle, pierre d’achoppement pour les esprits confinés dans les limites de la logique formelle, l’Émir n’hésite pas à se montrer quelque peu taquin en cette fin de halte pour illustrer son propos. C’est ainsi qu’il autorise son imagination à convier Ibn Taymiyya (1263-1328), et un quelconque de ses disciples, à ce colloque intérieur,  montrant comment ces derniers ne pourraient que s’offusquer de voir exposer publiquement cette doctrine métaphysique de la prophétie universelle, si bien qu’ils ne manqueraient pas de la taxer de démesure. Mais loin de se rétracter timidement, comme le ferait tout bon théologien soucieux de ne point choquer ses ouailles, l’Émir nous confie comment un héraut vint ensuite le visiter en son sommeil, lui interdisant de se montrer pusillanime et le sommant de surenchérir, ce qu’il fit sans se faire prier, poursuivant l’énumération des symboles coraniques qui sont autant de subtiles allusions à l’Essence-même de la prophétie !

Est-ce là un message pour les soufis et les gnostiques d’hier et d’aujourd’hui qui partagent en commun cet héritage doctrinal centré sur l’Essence métaphysique du Prophète ﷺ ? N’est-il pas temps de dénoncer ouvertement le réductionnisme que font peser sur la figure du Prophète tant l’exégèse historico-critique, du moins dans ses tendances les plus anti-spirituelles, que l’islam politique ? Le temps n’est-il pas venu, en cette vingt-septième nuit du mois de Rajab,  de mettre en application cette parole de Jésus – que la Paix soit sur lui –  :  « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison »[11] ?

Puisse cette nuit bénie nous porter conseil et faire que nos cœurs s’enflamment d’amour et rayonnent de vérité, à l’image de cette Maison de la Prophétie, dans laquelle se réunissent tous les sages que l’humanité compte en ses rangs, unis par les liens indissolubles de la fraternité, quoiqu’en disent ou en pensent leurs détracteurs.

Par S. Sébastien

[1] Le sanctuaire de la Mecque, al-Harâm al-sharîf où se trouve la Ka‘ba.

[2] Al-Masjid al-Aqsâ : le temple de Jérusalem et son parvis, ensemble désigné par l’appellation actuelle d’ « Esplanade des mosquées ».

[3] Le terme « parvis » semble une traduction quelque peu forcée de l’arabe hawlah , signifiant littéralement « les alentours, le pourtour ». Nous avons opté pour cette traduction pour deux raisons : tout d’abord, en raison du symbolisme propre au Temple de Jérusalem dont il est question dans ce verset, édifice concentrique ayant pour fonction de faire rayonner la Présence divine (la Shekhina en hébreu) du Saint des Saints, vers le Saint pour enfin, à partir du parvis, se diffuser dans le monde ; ensuite, en raison de l’étymologie latine du mot « parvis » renvoyant au terme « paradisus », évocation du Jardin d’Eden, lieu ouvrant la voie vers la Présence divine, mais aussi obstacle pour le pèlerin qui en ferait une fin en soi, aveugle à l’Ultime réalité se cachant derrière le feuillage verdoyant.

[4] Coran 17 : 1.

[5] Coran 41 : 53.

[6] Autre traduction possible : de ceux qui sont en-deçà de toi, de ceux qui te sont subordonnés.

[7] Coran 3 : 68 : Les plus proches d’Abraham sont certes ceux qui l’ont suivi, et ce prophète-ci, et ceux qui ont la foi.

[8] Génèse 12,1.

[9] Coran 95 : 4.

[10] Kitâb al-Shifâ bi ta’rîf huqûq al-Mustafâ du Qâdî ‘Iyâd.

[11] Matthieu 5, 15.