Le procès posthume d’Ibn ‘Arabî

Par Michel Chodkiewicz

Source : Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°41, 1999. Jorge Luis Borges et l’héritage littéraire arabo-musulman / Le soufisme en Occident Musulman. pp. 61-62.

C’est de façon tout à fait délibérée que je donne à ces remarques sur les polémiques anti-akbariennes un titre au singulier : contrairement aux apparences il n’y a pas eu, tout au long des siècles et jusqu’à aujourd’hui, une série de procès mais un seul et unique procès où, d’âge en âge, les mêmes critiques, appuyées sur les mêmes citations, sont inlassablement répétées.

Il s’agit, d’autre part, d’un procès posthume : de son vivant Ibn ‘Arabî, s’il a parfois été controversé, n’a pas été l’objet des accusations d’hérésie qui devaient, par la suite, être portées contre lui. Ce n’est que bien après sa mort que certains fuqahâ lanceront contre lui l’anathème. Certains fuqahâ mais non pas tous, il s’en faut de beaucoup. Il se trouvera les docteurs de la loi, et non des moindres, pour le défendre. Et beaucoup d’autres choisiront d’observer à son égard une attitude de tawaqquf refusant de se prononcer publiquement sur des questions qui ne relèvent pas de leur compétence juridique — quitte à déclarer (comme le font d’ailleurs les disciples d’Ibn ‘Arabî eux-mêmes) que l’étude de son œuvre peut être périlleuse pour la foi des simples.

Le fastidieux examen d’écrits récents — wahhâbites ou réformistes — auquel je me suis astreint montre à l’évidence le rôle majeur d’Ibn Taymiyya dans les campagnes anti-akbariennes. S’il n’est pas le premier à lancer l’accusation de zandaqa, il est le premier à dresser un réquisitoire systématique et à établir une liste de « propositions condamnables » que de multiples épigones (qui n’ont ni sa connaissance de l’œuvre d’Ibn’ Arabî, ni son talent) se contenteront de reprendre ad nauseam. Les interprétations d’Ibn Taymiyya sont souvent tendancieuses. Il isole des phrases de leur contexte, pratique l’amalgame entre les opinions d’Ibn’ Arabî et celles d’auteurs qui se réclament de lui, n’hésite pas à se faire l’écho d’imputations calomnieuses. Du moins a-t-il fait l’effort de réunir une large documentation. Ses principales critiques portent sur la wahdat al-wujûd (identifiée à tort au hulûl), sur la wahdat al-adyân et sur la doctrine de la waïâya.

Parmi les auteurs anciens qui, outre Ibn Taymiyya, sont cités comme des autorités par les polémistes d’aujourd’hui, trois exemples me paraissent à retenir. Je mentionnerai en particulier le yéménite al-Ahdal (m. 1451), qui prétend avoir réuni plus de deux cents fatwa-s condamnant Ibn’ Arabî mais, dans son Kashf al-ghitâ, ne donne le texte que de quelques-unes. L’essentiel de son argumentation consiste en un long exposé du kalâm ash’arite qui est pour lui un critère d’orthodoxie permettant de distinguer le « vrai » soufisme de sa contrefaçon. La pensée d’Ibn’ Arabî est à ses yeux un mélange de vieilles hérésies et ce sont des « étrangers » — persans ou autres – qui l’ont introduite au Yémen. On retrouve là un inusable topos de l’hérésiographie : de nos jours encore, la doctrine akbarienne est présentée comme le produit d’un ghazw thaqâfï, d’une « invasion culturelle ».

L’égyptien al-Biqâ’î (m. 1480) est célèbre pour ses attaques véhémentes contre Ibn ‘Arabî et Ibn al-Fârid — elles lui valurent d’ailleurs bien des tribulations au Caire puis en Syrie où il s’était retiré : il n’osait plus sortir de chez lui même pour se rendre à la prière du vendredi tant il était impopulaire. Al-Biqâ’î est, à vrai dire, un polémiste paresseux : dans son Tanbîh al-ghabî, il cite copieusement Ibn ‘Arabî, apparemment convaincu que ces textes sont si manifestement scandaleux qu’ils suffiront à condamner leur auteur. Après quoi il évoque en désordre des critiques antérieures — d’Ibn Taymiyya mais aussi de Dha- habî, de Taftâzânî, d’Ibn Khaldûn. On chercherait en vain dans tout cela une argumentation ordonnée et de première main.

Quant à Sakhâwî (m. 1497), il a rassemblé, dans son Qawl munbî, toutes les fatwâ-s ou prises de position hostiles qu’il a pu trouver et entend démontrer que le takfir d’Ibn ‘Arabî fait l’unanimité des fuqahâ. A-t-il pris la peine d’étudier sérieusement les Futûhât ou les Fusûs ? J’en doute beaucoup. On cherche en vain, dans cette indigeste compilation, précédée d’une confuse introduction, une analyse doctrinale, fût-elle malveillante, qui témoignerait de quelque rigueur. Les allégations aussi injurieuses qu’imprécises sur les mœurs d’Ibn’ Arabî et de ses disciples sont clairement les armes préférées de Sakhâwî. Le nombre de fuqahâ cités — cent cinquante environ — ne doit pas, d’autre part, faire illusion : la plupart se bornent à reprendre, Verbatim, les propos des « autorités » les plus anciennes (et surtout d’Ibn Taymiyya) sans y ajouter de contribution personnelle. Certains, en outre, classés parmi les adversaires d’Ibn ‘Arabî, sont en fait connus pour l’avoir défendu ou pour avoir refusé d’émettre un jugement à son sujet.

Je conclurai sur une remarque plus générale : non seulement les fuqahâ hostiles ne cherchent pas à comprendre en profondeur la pensée d’Ibn ‘Arabî en reliant les propositions qu’ils jugent condamnables à l’ensemble de son œuvre mais ils sont, par principe, opposés à toute espèce d’interprétation qui ferait apparaître la possibilité d’une signification orthodoxe, ou moins hétérodoxe, de citations qui semblent a priori scandaleuses. En un mot on découvre, après un procès de sept siècles qui n’est pas clos, que le Cheikh al-Akbar n’a jamais eu d’adversaire à sa taille.

Résumé de l’intervention de Michel Chodkiewicz à l’IMA, Paris le 19 juin 1996

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