De l’influence d’Ibn ‘Arabî sur l’école shâdhilie

Par Eric Geoffroy

Source : Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°41, 1999. Jorge Luis Borges et l’héritage littéraire arabo-musulman / Le soufisme en Occident Musulman. pp. 83-90.

II convient tout d’abord de relever les liens existant entre Ibn ‘Arabî et les Shâdhilis, liens qu’al-Taftâzânî reconnaît au demeurant. Premier point de convergence : leur parcours géographique. En effet, al-Mursî est né, comme Ibn ‘Arabî, à Murcie, en Espagne musulmane, et al-Shâdhilî non loin de là, près de Ceuta. Les trois ont effectué leur carrière spirituelle au Proche-Orient, et comptent Abu Madyan (m. 594/1198), grande figure du soufisme maghrébin, parmi leurs sources initiatiques. Par ailleurs, le maître andalou et al-Shâdhilî sont contemporains puisque le second décède dix-huit ans après le premier. L’éventualité d’une rencontre entre les deux hommes, soulevée par A. ‘Ammâr, semble peu probable. Par contre, dans ses Latâ’ifal-minan, Ibn ‘Atâ’ Allah témoigne du fait que, après son installation définitive en Egypte, al-Shâdhilî a été en relation avec des disciples d’Ibn ‘Arabî. Le troisième maître de l’Ordre shâdhilî rapporte notamment la rencontre entre Sadr al-Dîn al- Qûnawî et al-Shâdhilî :

Lorsque Sadr al-Dîn al-Qûnawî vint en Egypte, il rencontra le cheikh Abu l-Hasan, et disserta en sa présence sur une multitude de sciences. Le maître garda la tête baissée jusqu’à ce que le cheikh Sadr al-Dîn eût fini de parler. Puis il leva la tête et s’adressa à lui : « Dis-moi où se trouve aujourd’hui le Pôle de ce temps, qui est son « véridique » (siddîq) et quelles sciences il détient ». Le cheikh Sadr al-Dîn se tut, ne pouvant apporter de réponse.

Nwyia avait déduit de façon erronée de ce passage qu’Ibn ‘Atâ’ Allah affirmait ici la supériorité d’al-Shâdhilî sur le maître andalou. Il n’en est rien, comme l’a remarqué M. Chodkiewicz, car al-Qûnawî savait fort bien que la fonction de Pôle – qui revient implicitement dans ce passage à al- Shâdhilî – est incompatible avec celle qu’affirmait détenir Ibn ‘Arabî : la fonction de « Sceau de la sainteté muhammadienne ». Ibn ‘Arabî et al-Shâdhilî étaient investis de missions différentes, et le second a sans doute pris certaines distances par rapport au premier pour créer sa propre sphère spirituelle. Toutefois, plus que de rivalité entre les deux écoles, il vaut mieux parler d’une reconnaissance mutuelle, le plus souvent tacite, entre les disciples d’Ibn ‘Arabî et al-Shâdhilî. L’évolution de la Shâdhiliyya en faveur du Shaykh al-Akbar le prouve.

Allons plus loin : Ibn ‘Arabî et al-Shâdhilî partagent un même héritage spirituel en la personne d’al-Hakîm al-Tirmidhî, maître du Khorassan mort en 318/930. L’influence de celui-ci sur Ibn ‘Arabî est bien connue, mais celle qu’il exerça sur l’école shâdhilie était jusqu’à présent largement sous-estimée ; or Ibn ‘Atâ’ Allah avoue cette dette à plusieurs reprises dans ses Latâ’if al-minan, et l’enseignement doctrinal qu’il y dispense reflète largement celui du Sage de Tirmidh. Cet héritage commun permet de comprendre l’importance qu’Ibn ‘Arabî et les Shâdhilis réservent conjointement à la sainteté. Dans les deux cas, la voie du « blâme » représente l’idéal de cette sainteté : chez Ibn ‘Arabî, la référence à la malâma est explicite, tandis qu’elle n’est qu’implicite chez les Shâdhilis.

L’imprégnation par l’école shâdhilie des doctrines akbariennes apparaît surtout à partir d’Ibn ‘Atâ’ Allah (m. 709/1309). Dans les Latâ’if, l’auteur ne cache pas sa vénération pour celui qu’il appelle « le gnostique » (‘ârif bi-Llâh) ; il faut bien avoir à l’esprit qu’à cette époque il était audacieux de décerner publiquement une telle épithète au Shaykh al-Akbar, et le grand savant chafiite Sirâj al-Dîn al-Bulqînî (m. 805/1403), pourtant d’obédience shâdhilie, le lui reprochera : on pouvait être convaincu intimement du haut rang spirituel d’Ibn ‘Arabî, mais il valait mieux ne pas en faire état. Ibn ‘Atâ’ Allah va jusqu’à citer plusieurs extraits de l’œuvre du maître andalou.

Parmi les emprunts doctrinaux faits à Ibn ‘Arabî que l’on relève dans les Latâ’if figure notamment celui de « l’héritage prophétique » dont sont investis les saints 10, ou encore la vision du Prophète en tant que l’« Homme parfait» ( al-insân al-kâmil ) ; notons qu’Ibn ‘Atâ’ Allah emploie l’expression sayyid kâmil, peut-être pour éviter de prêter le flanc aux attaques d’Ibn Taymiyya. De même fait-il un riche usage du terme barzakh («isthme»), qui désigne la fonction cosmique d’intermédiaire entre Dieu et les hommes exercée par le Prophète : il applique également ce terme akbarien aux saints (awliya), en vertu précisément de leur héritage prophétique. Les Latâ’if al- minan recèlent d’autres emprunts à l’enseignement d’Ibn ‘Arabî, tels que la précellence des œuvres d’adoration obligatoires (farâ’id) sur les surérogatoires (nawâfil) – ce qui ressort à la malâma -, une semblable distinction entre les miracles sensibles (hissiyya) et ceux d’ordre intérieur, spirituel (ma’nawiyya). On notera encore l’emploi d’expressions provenant directement de la sphère akbarienne : awliya al-‘adad, pour désigner les saints de la « hiérarchie ésotérique », aî- khayâl al-munfasil, que l’on peut traduire par « l’imagination disjointe»), etc.

Bien évidemment, le point essentiel de cette imprégnation akbarienne réside dans la présence diffuse de la doctrine de « l’unicité de l’Être » dans l’œuvre d’Ibn ‘Atâ’ Allah. Commentant cette phrase de son maître Abu l-‘Abbâs al-Mursî : « L’existence de l’homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui qui la suivra ; l’être humain est donc lui-même pur néant (‘adam)», l’auteur des Latâ’if affirme : «En effet, les créatures ne détiennent en aucune manière l’Être absolu (al-wujûd al-mutlaq), lequel n’appartient qu’à Dieu ; dans cet Être réside Son Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à eux, n’existent (al-wujûd) que dans la mesure où II les dote d’un être relatif (athbata lahâ). Or, celui dont l’existence puise sa source chez autrui n’a-t- il pas pour attribut foncier le néant ? ». La référence aux a’yân thâbita akbariennes, aux « entités immuables » des choses, est ici explicite, et Ibn ‘Atâ’ Allah de citer une de ses Hikam (« Sagesses ») : « Les univers s’affirment parce qu’ils sont par Lui affermis (al-‘awâlim thâbita bi- ithbâti-hi), mais ils sont abolis par l’unicité de Son essence ». Dans un autre passage, il reprend d’ailleurs l’expression a’yân al-mumkinât (les « possibilités principielles») qui figure dans les Fusûs al-hikam.

Les créatures sont donc potentiellement amenées à l’existence du fait qu’elles sont contenues de toute éternité dans la Science divine, mais cette existence n’a qu’une valeur relative, voire nulle. Ibn ‘Atâ’ Allah les compare tantôt à la poussière qui se trouve dans l’air, tantôt à l’ombre : elles n’ont aucune consistance, aucune essence autonome. « Le soufi, affirmait le cheikh Abu l-Hasan al-Shâdhilî, est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l’air : ni existantes ni inexistantes ; seul le Seigneur des mondes sait ce qu’il en est […] Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l’univers quelqu’un d’autre que Dieu, le Roi, le [seul] Réel ? Certes les créatures existent, mais elles sont telles les grains de poussière dans l’atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien » … « Lorsque tu regardes les créatures avec l’œil de la clairvoyance, poursuit Ibn ‘Atâ’ Allah, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres ; or l’ombre n’existe aucunement si l’on considère l’ensemble des degrés de l’être (marâtib al-wujûd), et on ne peut pas davantage la ramener à aucun des degrés du néant (marâtib al- ‘adam). Les « traces » (al-âthâr) que constituent les créatures revêtent donc l’aspect d’ombres (zilliyya), mais elles se réintègrent dans l’Unicité de Celui qui imprime ces traces (al-mu’aththir) : les choses, tu le sais, s’accouplent (yushfa’ u) à leur semblable (mithl) et prennent sa forme. De même, celui qui perçoit le caractère d’ombres des êtres n’est pas pour autant coupé de Dieu ; en effet, l’ombre des arbres dans le fleuve n’empêche pas les bateaux de s’y mouvoir ». Pour Ibn ‘Atâ’ Allah, le monde est donc à la fois « Lui et non Lui », selon l’expression d’Ibn ‘Arabî.

Sur tous ces points, l’enseignement doctrinal contenu dans les Latâ’if al-minan rejoint et explicite celui, plus sibyllin, des fameuses Hikam. Ainsi en va-t-il du caractère fondamentalement illusoire (tawahhum) de l’existence des créatures, mais encore faut-il préciser que c’est le sentiment que partagent les hommes d’avoir un être propre, autonome, et les séparant de l’Être de Dieu qui constitue le leurre suprême. Plusieurs « sagesses » des Hikam vont en ce sens : « Voici la preuve de Sa toute puissance : II se voile à toi par ce qui n’a pas d’être avec Lui … », et surtout : « Ce n’est pas un être existant avec Dieu qui te Le voile : rien n’existe avec Lui ! Mais tu as l’illusion que quelque chose existe avec Lui, et c’est cela qui te Le voile ».

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Autre thème akbarien délicat, explicité par les Shâdhilis : celui du « Dieu façonné par les croyances » (ilâh al-mu’taqadât). Selon Ibn ‘Arabî, nul humain ne peut connaître réellement Dieu ; chacun L’adore donc en fonction de ses prédispositions. En conséquence, même les idolâtres adorent le Dieu unique, au-delà des divers supports qu’ils choisissent (statues, arbres, étoiles…), et cela qu’ils en soient conscients ou non. Cette doctrine était également celle du poète mystique ‘Umar Ibn al-Fârid (m. 632/1235) ; or, voici le cheikh shâdhilî Muhammad al-Maghribî (m. 910/1504) commentant deux vers du poète allant dans ce sens : « L’opinion selon laquelle l’homme niant Dieu (jâhid) en apparence Le reconnaît en réalité comme Dieu unique (muwahhid) est admise par les êtres qui comprennent véritablement la Parole divine ». Ce cheikh al-Maghribî fut le maître spirituel d’al-Suyûtî, et l’on ne s’étonnera pas que ce dernier ait également procédé au ta’wîl de ces deux vers, s’appuyant lui aussi sur des versets coraniques.

Une des vocations majeures des maîtres de la Shâdhiliyya consiste en effet à présenter les écrits spirituels du tasawwuf à un public plus large que celui des seuls initiés ; ils ont érigé cette démarche en une véritable méthode pédagogique. N’oublions pas qu’Ibn ‘Atâ’ Allah et ses successeurs ont pratiqué l’art du sermon (wa’z) dans les plus grandes mosquées et madrasa ; ils ont donc pris l’habitude d’insérer certains points doctrinaux d’ordre métaphysique dans un discours plus simple car traitant de la foi, des vertus, des règles de convenance spirituelle (âdâb), etc. Leur fonction a été de filtrer les doctrines des maîtres de la wahdat al-wujûd, d’en livrer aux musulmans ordinaires ce qui ne pouvait point leur nuire. A l’est du monde islamique, d’autres familles spirituelles ont évidemment joué ce rôle d’interprète. Al-Suyûtî lui-même atteste que les Shâdhilis ont réalisé une parfaite osmose entre le dogme exotérique du tawhîd (« attestation de l’Unicité divine ») et la doctrine ésotérique de la wahdat al-wujûd. Cela signifie qu’ils sont parvenus à exprimer la conformité de cette doctrine avec les enseignements fondamentaux de l’islam. Le grand savant égyptien n’intègre-t-il pas Ibn ‘Arabî dans le giron de l’ash’arisme, alors qu’il rejette Ibn Sab’în (m. 669/1270) et sa wahda mutlaqa dans les ornières de l’hérésie « philosophique » ?

Nous voici revenus à notre postulat de départ, à savoir qu’on ne saurait distinguer de façon absolue entre l’extinction de l’ego humain dans le Soi divin (al-fana fî l-tawhîd, appelé plus tard wahdat al-shuhûd) et la wahdat al-wujûd. Les Shâdhilis considèrent une telle dissociation comme artificielle car, à leurs yeux, la doctrine de l’« unicité de l’Être » n’est en fait que la formulation métaphysique de l’expérience du fana’. En revanche, il est vrai que les Shâdhilis, à la différence d’Ibn ‘Arabî, insistent sur la nécessité de la « discipline de l’arcane » (taqiyya) : il vaut mieux taire certaines vérités métaphysiques, afin qu’elles ne parviennent pas aux oreilles des profanes. Sous ce rapport, les cheikhs shâdhilis, comme d’autres qui vénèrent également le Shaykh al-Akbar, ont pu lui reprocher d’avoir couché par écrit tant de secrets spirituels. C’est ainsi qu’al-Suyûtî affirme la sainteté (walâya) d’Ibn ‘Arabî, tout en interdisant – aux non-initiés, mais il ne le précise pas – la lecture de ses livres (tahrîm al-nazar fi kutubi-hi). La prudence de ces cheikhs répondait également à un souci d’ordre tactique ; en effet, étant donné l’esprit d’inquisition qui régnait à l’époque mamelouke, il valait mieux, pour les akbariens, afficher le silence (sukût) à propos d’Ibn ‘Arabî. Parmi eux, beaucoup pratiquaient aussi l’abstention (tawaqquf), ce qui constituait en fait un autre mode d’agrément tacite de la personnalité et de l’œuvre du maître andalou. Les censeurs de ce dernier ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui refusaient les positions de retranchement du type tawaqquf.

Quoi qu’il en soit, les réserves formulées par certains Shâdhilis quant au danger de la disponibilité de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî au regard du quidam ne sauraient masquer leur reconnaissance du rôle spirituel particulier dévolu au Shaykh al-Akbar. Le grand détracteur d’Ibn ‘Arabî que fut al-Sakhâwî en témoigne lui-même dans le sixième chapitre de son Qawl munbî, lorsqu’il place les Shâdhilis en bonne position parmi « ceux qui vénèrent Ibn ‘Arabî ».

Par Eric Geoffroy

Vous pouvez retrouver la publication d’origine sur le site Persee ici.