L’héritage muhammadien

Par Chittick William C., Barré Véronique

source: Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°30, 1996. La Walaya. Etudes sur le soufisme d’Ibn ‘Arabî. pp. 62-64.

L’un des grands mérites du Professeur Michel Chodkiewicz (M.C.) est d’avoir rétabli, dans la spiritualité d’Ibn ‘Arabî, la dimension centrale du Prophète Muhammad. On a trop longtemps oublié en Occident, dans les études sur ce sujet, que le Coran, la Sunna et la Shari’a sont à la base même de l’œuvre akbarienne.

Ainsi qu’il en est question dans « Le Sceau des Saints » de M.C, Ibn ‘Arabî s’est déclaré sceau de la sainteté muhammadienne, ou sceau des amis muhammadiens de Dieu — formulation jugée plus adéquate par W. Chittick —« Sceau » et « Amis de Dieu » sont deux termes coraniques. Le premier se rapporte à Muhammad, dernier des cent vingt-quatre mille prophètes envoyés par Dieu depuis Adam. La même notion indique aussi qu’en la personne de Muhammad se voient parachevées toutes les perfections qui typifient chacun de ses prédécesseurs. « Amis de Dieu », enfin, thème majeur des écrits akbariens comme l’a souligné M.C, désigne à l’époque d’Ibn ‘Arabî, ceux des musulmans parvenus à l’accomplissement du modèle de perfection (de sainteté) établi par le Prophète.

Chaque prophète est une source de guidance, un héritier dont le legs doit être envisagé sous trois aspects : pour Ibn ‘Arabî, ce sont les œuvres, les états spirituels et la connaissance (cette dernière primant sur les deux autres). Le but de la religion devrait ainsi viser l’achèvement de la perfection humaine dans ces trois modalités.

Comment acquérir la connaissance elle-même accordée à un prophète ? A cette question fondamentale de l’enseignement d’Ibn ‘Arabî il faudra répondre que la guidance de la plupart d’entre eux ne nous étant parvenue, la seule façon de la recueillir est de faire appel aux derniers prophètes : le meilleur choix étant de se tourner vers (celui qui les contient tous) Muhammad.

A propos de l’effort humain, Ibn ‘Arabî dit que, même une fois « la porte » atteinte, l’homme y frapperait-il tant qu’il voudrait, Dieu seul décidera qu’elle s’ouvre. Ainsi furent les « ouvertures » successives d’Ibn ‘Arabî qui découvrit à cet instant qu’il avait hérité de toutes les sciences muhammadiennes.

La conception de Dieu exposée dans les écrits akbariens est celle-là même qui est fixée par le Coran où Dieu s’est désigné lui-même.

Un des thèmes constants d’Ibn ‘Arabî est cette parole réaffirmant un important principe judéo-chrétien : « Dieu créa l’homme à Son image ». Pour le soufisme ou la tradition populaire islamique telle que la poésie, cette parole est vraie et fausse à la fois : vraie sous l’aspect du Tashbîh — similitude divine de l’homme — ; fausse, sous C. Chittick celui du Tanzfli — incomparabilité de Dieu — . Pour les écoles de théologie rationaliste de l’Islam, la parole est unilatéralement fausse et Dieu, inconnaissable.

Comprendre l’image divine suppose, pour Ibn ‘Arabî, que les attributs divins (en question) soient perçus à la fois dans leur incomparabilité et leur similitude. La connaissance reconduit inexorablement à l’expérience humaine qui est « un océan sans rivage ». Dieu infini et unique en se révélant ne Se répète jamais lui-même, si bien que la connaissance qu’a le gnostique de lui-même est, elle aussi, sans fin renouvelée. Le but de la quête du pèlerin est de s’abreuver constamment à la fontaine débordante de l’auto-expression divine. Ainsi s’explique la béatitude des gens du Paradis.

« Qui se connaît soi-même connaît son Seigneur ». Ibn ‘Arabî s’est souvent référé à ce fameux Hadith. La connaissance, bien entendu, demande qu’on sorte de l’ignorance. Le Prophète disait : « La recherche de la connaissance incombe à tout musulman « . « Muslim  » est le nom que l’on donne à la chose en tant qu’elle est « soumise » : en un sens toute chose dans l’univers est « muslim ». Toute chose aspire à la connaissance, qu’elle le sache ou non. En réalité, le rappelle Ibn ‘Arabî, l’univers entier est celui qui apprend, étant dépourvu, nécessiteux ; et celui qui enseigne est Dieu. Celui qui est ignorant de lui-même est ignorant de son Seigneur.

Il n’est que la connaissance de l’essence divine qui soit inaccessible, mais celle de Dieu, tel qu’il Se révèle à Lui-même, est la seule qui soit : au suprême niveau de l’expérience spirituelle il est clair que rien ne peut être trouvé qui ne soit l’image de Dieu.

Le vrai gnostique ne voit rien d’autre que Dieu. La vision permanente de Dieu correspond à la station spirituelle, atteinte par Ibn ‘Arabî à trente ans, de l’héritage plénier de Muhammad. Ceux qui vivent avec Muhammad ne perdent jamais de vue la face de Dieu, elle leur apparaît en chaque chose. Comme Muhammad, ils ont eu foi en l’invisible qui, dans le Coran, sous-entend Dieu, les anges, le Dernier Jour. Aussi l’invisible est-il pour eux présent à ce monde.

Version abrégée du texte de W.C. Chittick publié dans son intégralité en anglais dans ce numéro.

Texte traduit par Véronique Barre

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