La Corde solide naît d’un soupir

Par Nahid Shahbazi

 J’ai poussé un soupir ardent qui s’est élevé vers le ciel,
Et il est devenu corde tendue depuis le fond du puits où je suis.
(Rumi)

  L’être humain a été créé par Dieu à Son image1 afin qu’il Le représente. Ainsi, l’homme est le microcosme de l’entière création divine. Mais, en s’attachant aux biens de ce monde, et en se laissant guider par ses illusions et ses passions, l’humain s’égare. En suivant son orgueil et son désir de puissance, il se livre à la tyrannie, l’injustice et la jalousie. Alors même que Dieu l’a doté de la connaissance nécessaire et suffisante pour être à la hauteur de sa noble destinée.

Dieu qui est au-dessus de tout besoin, a désiré Se contempler et Se faire connaître. Il a alors créé l’univers. Les images et les formes créées ne proviennent que d’un seul rayon de Son Visage, qui se reflète dans la Coupe qu’est la terre, et dans laquelle Il se mire. De la plus noble de Ses créatures, c’est-à-dire l’humain, Dieu attend qu’il s’efforce de Lui « ressembler » en dépassant le contingent et en se revêtant des plus beaux attributs divins. Il lui demande d’avoir le niâz2 , ce sentiment d’indigence et de dépendance à Son égard. Seul le cœur ardent de Son serviteur et son désir d’union avec Lui peuvent le contenter.

 « Pendant toute la nuit, je fais la ronde autour du temple de mon cœur,
Pour ne rien y laisser entrer d’autre que Sa pensée »3

 Ainsi, afin de retourner à notre état antérieur et mériter de Lui « ressembler », nous devons avant tout chercher la Vérité. Où ? En nous-mêmes, sans aucun doute ! On ne peut la chercher qu’au tréfonds de soi.

Certes, si notre raison nous pousse à ne croire qu’à ce que nous sommes capables de voir, il nous incombe d’aiguiser notre perception du monde. Toutes les traditions spirituelles s’accordent avec cette sagesse zen, qui dit : 

« Si vous ne trouvez pas la Vérité là où vous êtes, où pensez-vous pouvoir la trouver ? La voie de la transformation ne se trouve dans aucune des quatre directions qui vous entourent, vous devez la rechercher au plus profond de vous, là exactement où vous vous situez ».

 Afin d’accéder à l’au-delà de nos cinq sens, forçons un peu la gaine qui bride l’ensemble de nos perceptions, une nouvelle fenêtre s’ouvrira à nous. Nous verrons alors se dévoiler au grand jour des réalités intangibles.

« Sache que l’apparence disparaîtra et que le monde du sens restera à jamais,
Jusqu’à quand te laisseras-tu ravir par l’image de l’aiguière,
Passe-toi de son image, recherche l’eau.
Tu as vu la forme, et tu as oublié le sens et la vérité des choses.
Quand tu vois la coquille, recherche la perle, si tu es sage ! »4

Au lieu de voir la cruche (le corps), il faut voir l’eau à l’intérieur. Au lieu de regarder le corps, il faut discerner le cœur.
Cette eau limpide à la recherche de laquelle Rumi nous envoie, est celle dans laquelle l’homme s’est miré et par laquelle il a pris connaissance de lui-même : il s’agit donc ici de la fonction miroir de l’eau. Or, si nous ne pouvons voir notre visage sans l’aide du miroir, comment pourrions-nous voir notre cœur sans sa réflexion dans un être pur, un être-miroir capable de le refléter ?
Mais un cœur qui ne trouve pas où se mirer, manquera de lumière et ne tardera pas à prendre conscience des ténèbres qui l’entourent. Ce n’est que par la grâce d’une forte aspiration qu’il parviendra à sortir du gouffre de l’ignorance. Comme le dit la prière chrétienne :

De profundis clamavi ad te Domine (Des profondeurs je crie vers Toi, Seigneur !)

Mawlana Jalaleddin Rumi dit :

J’ai poussé un soupir ardent qui s’est élevé vers le ciel,
et il est devenu corde 5
tendue depuis le fond du puits où je suis.
J’ai saisi la corde de mes mains fermes et je suis sorti,
Allègre, le teint rose et les joues remplies.
J’étais au fond d’un puits, vil et sans force,
Le monde entier désormais ne peut me contenir 6.

 Certes, la Loi de la création qui a voulu que les hommes soient califes, représentants de Dieu sur terre, ne leur permet pas de se résigner à rester prisonniers au fond du puits de leur ego (nafs). Alors, nul besoin de nous lamenter, ni de perdre espoir, puisque nous savons bien que toute expérience nous forge. Poussons ce soupir ardent qui dissipe les ténèbres ! Nous ne valons tout de même pas moins qu’un grain de blé : sa volonté de sortir du noir le fait germer, puis de ce germe pousse une tige qui, telle une corde, le fait naitre à la lumière.

Rumi nous enseigne par cette parabole : 

 « Le grain de blé a été semé, recouvert d’une épaisse couche de terre et abandonné à lui-même.
Et pourtant il pousse et sort de terre, se raffermit, s’épaissit, se dresse sur sa tige et donne des épis dorés.
Puis, encore, il a été pilonné, broyé et réduit en poudre sous les passages de la pesante meule.
Et pourtant cela l’a rendu plus précieux : la farine pétrie a donné du pain qui renforce l’homme qui le mange.
Puis il a été mâché, mastiqué et trituré par les dents. Et a fini par devenir esprit, raison et compréhension féconde. 7» 

 Et si le germe délicat avait peur et disait : « Comment pourrais-je sortir de cette sombre terre où aucune lumière ne m’éclaire ? Je suis si tendre que la moindre pression me briserait et compromettrait pour toujours ma croissance. Une croûte me retient captif et je ne peux la percer. Pour sortir de cette prison, il me faudrait une force formidable. Mais alors, je serais aplati, étranglé, avant même d’avoir fait la moitié du chemin… ! »

***

 La réalité semble se réduire au monde physique et à ce que transmettent les cinq sens. Or, malgré leur importance, ces sens physiques ne déterminent pas les limites de ce que l’homme est capable de ressentir. Il a la puissance de s’opposer à toute force malveillante qui voudrait le gouverner et le contrôler. C’est ici que le rattachement à une chaîne initiatique prend toute son importance. Les maîtres 8 spirituels authentiques ont vécu l’expérience du vrai bonheur, et c’est en cela même que réside l’universalité de leur message.

Rumi, Hafez et d’autres grands poètes mystiques considèrent le recours à un maître spirituel comme indispensable à tout cheminant. Tous insistent sur les dangers de la voie spirituelle et sur la nécessité de suivre un guide. Cette recommandation jalonne leurs œuvres, tout comme celle de tenir la corde, celle-là même qui relie le disciple à son maître, et par laquelle le maître est relié au Créateur, sans discontinuité.

S’étant libéré de son ego (nafs), le maître peut consacrer sa vie à la spiritualité, et ses facultés physiques et psychiques se développent avec harmonie. Il accède ainsi à un état de sérénité parfaite alliée à un courage inébranlable. En atteignant sa plénitude, il est capable de façonner son destin et de transmettre sa connaissance à son disciple : dès lors, il devient le miroir dans lequel le disciple se reflète et découvre ses traits intérieurs.

Le miroir est l’objet métaphorique par excellence chez les grands mystiques persans tels Mawlana Jalaleddin Rumi, Saadi, Hafez, pour dévoiler la Vérité. En se faisant miroir, le Yaar (l’être aimé), le guide spirituel pur et limpide, rend possible le dépassement de la perception
ordinaire afin de discerner les réalités. Ainsi, il permet au disciple de découvrir en son cœur l’éternelle présence de Dieu.9

 De la sorte, le maître ne dirige son élève que par le seul effet de miroir qu’il exerce sur lui. Le miroir, par nature, ne fait état que de ce qui entre dans son champ de réflexion ; le disciple, en se plaçant devant son miroir-maître, perçoit quelle est sa réelle fonction en ce monde. Puis, sous la direction du maître spirituel, fin connaisseur des arcanes de la Voie, et au rythme des épreuves et des exercices, le disciple prend la main sur son ego (nafs). Et d’autres horizons s’ouvrent à ses cinq sens. Ainsi, le chemin lui est tracé. Il accède à la connaissance de lui-même et des lois universelles, et vit en harmonie avec celles-ci. Bientôt, il devient maître de lui-même et n’a dès lors nul besoin de quelque instrument pour s’orienter dans le monde. Il devient l’artisan de son propre destin. Tout cela, s’il reste toujours face à son guide, car s’il s’en écartait, le maîtremiroir ne reflèterait plus son image.

Par le pouvoir libérateur de l’obédience, l’homme apprend à méditer dans la sérénité sur la raison de sa présence sur terre. En se penchant sur lui-même et en mesurant l’importance du moment présent, il combat l’inconscience. Par cette introspection, il peut parvenir à se transformer et à transformer le monde autour de lui.

La terre, qui nous a tous vus naître, tourne autour d’elle-même et tourne en même temps autour du soleil. Nous-mêmes en faisons tout autant car, à l’instar de la terre, nous observons deux mouvements : nous imprimons à la fois une rotation en nous-mêmes et une révolution autour du maître, qui nous apprend à être maître de nous-mêmes.

L’homme maître de soi, s’incline devant le maître, comme le maître s’incline devant son supérieur, et ainsi de suite jusqu’à arriver aux prophètes de Dieu. Par cette inclination fervente, se produit la transmutation des êtres qui réalisent leur vraie nature.

1 Hadîth : Khalaqa Âdam ‘alâ sûratihi.
2 Niâz mot persan signifiant le sentiment de besoin.
3 Voir aussi : Hâfez de Chiraz, le Divân, introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour, Éditions Verdier, Paris, 2006 / Ghazal 319, page 821, vers 8
4 Rumi, Mathnawi, Cahier 2, vers 1020 à 1023 : http://www.masnavi.net
[J’ai pris la liberté de retraduire les vers du Mathnawi à partir de l’original en persan, cherchant à mettre en lumière leur sens mystique, tout en me laissant inspirer par la traduction utile et louable existante. Voir : MATHNAWI La Quête de l’Absolu, de Djalâl-od-Dîn Rûmî, trad. Eva de Vitray Meyerovitch et Dj. Mortazavi, Éd. Du Rocher 2014, 1705 pages, p. 361
5 Dans le Coran, le croyant est invité à saisir fermement la Corde solide de Dieu (Habl Allah) ou à s’accrocher à l’Anse résistante (al-‘Urwa al-wuthqa). L’une ou l’autre de ces métaphores se rapportent au lien que le croyant garde avec vigilance pour ne pas tomber dans le puits de son nafs et pour arriver à la Lumière. Cf. Coran 31 : 22
(Celui qui soumet sa face à Dieu et qui fait le bien saisit l’Anse la plus solide) et Coran 3 : 103 (Tenez-vous fermement à la Corde de Dieu…). Les poètes mystiques dont Rumi et Hafez recommandent aux disciples de ne jamais lâcher le bout de la Corde qui les relie à l’Être-Aimé.
6 Rumi, Mathnawi, Cahier 5, vers 2311 : http://www.masnavi.net
Rumi, Mathnawi, Cahier 1, vers 3165 à 3167 : ttp://www.masnavi.net
8 Dans cet écrit nous entendons par maître ou guide, celui, visible ou invisible, qui relie le disciple directement à Dieu et non à lui-même. Les faux guides sont légion, et se fier à eux mène à la perdition.
Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon article : « Seuls, ceux qui savent entendre l’Appel de leur Supérieur et Lui répondre, peuvent L’entourer », publié dans Le Plurilinguisme au Moyen Âge orient-occident, éditrices : Claire Kappler, Suzanne Thiolier- Méjean, l’Harmattan, 2009, pp. 301 à 318.