Eva de Vitray-Meyerovitch,
un trésor de souvenirs

Entretien avec Ayesha réalisé par Eva Caron et Marie-Hélène Galindo

Quels rapports entretenait elle avec Rûmî ?

Rûmî a été pour elle le personnage central de sa vie. C’est comme s’il avait pris Eva par la main pour lui faire découvrir l’islam, un islam qui paraissait a priori inaccessible. Dans le quotidien, tout la ramenait à Rûmî : que ce soit la préparation d’un voyage, d’une conférence, d’émissions de radio. Même le fait de tricoter ou de faire la cuisine avec elle donnait lieu à de passionnantes conversations à son propos.

Quels sont les aspects qui vous ont le plus frappée dans la personnalité d’Eva ?

Avant tout, elle avait une immense soif d’amour et de connaissance que seul l’approfondissement de la tradition musulmane a pu étancher. J’ai aimé sa façon de vivre l’islam, dans l’harmonie et la liberté, tout en étant infiniment respectueuse des devoirs et des valeurs de cette tradition. J’aimais la faculté d’émerveillement d’Eva et ce don de communication tant par la parole que par l’écrit. J’admirais son calme souverain, une patience toute coranique l’habitait :  » In Allah maha sabirina  » (Dieu est aux côtés des patients). Eva alliait la diplomatie à une fermeté inébranlable : elle allait jusqu’au bout de ses décisions, mais comme elle le disait :  » Il ne faut pas se poser en s’opposant « . Elle eut l’occasion d’effectuer de nombreux voyages à l’étranger.

Que savez vous de ces expériences ?

En prolongement du rôle qu’elle eut par rapport à l’œuvre de Rûmî, la Turquie était devenue sa seconde patrie. Les autorités de l’époque la nommèrent d’ailleurs citoyenne d’honneur. Il y eut aussi l’Iran où elle fut très impressionnée par la splendeur des mosquées, par cette culture et cet art si raffinés, dont les racines s’enfoncent dans la nuit des temps. Elle y rencontra l’ancien recteur de l’université de Tabriz, Djamchid Mortazavi, lui-même auteur de plusieurs ouvrages sur le soufisme. De cette rencontre, allait naître une étroite collaboration pour les traductions d’œuvres écrites en persan que Eva publia en France. Eva se rendit aussi au Pakistan chez le fils de Mohammed Iqbal et au Maroc chez Faouzi Skali. Elle donna des conférences en Andalousie et vécut six ans en Egypte où elle enseigna la philosophie en tant que déléguée du CNRS. C’est lorsqu’elle séjourna dans ce pays qu’elle entreprit de faire le pèlerinage à La Mecque. Eva s’est aussi occupée de camps de réfugiés palestiniens au Liban ainsi que d’œuvres caritatives au Maroc. L’Algérie a été pour elle une heureuse découverte, tant par la beauté des paysages que par l’hospitalité des gens et la délicatesse des sentiments qu’elle trouva là-bas.

Extrait de « Islam, l’autre visage » , Le Seuil, 1995, p. 55-56 et p. 77 

Ce serait formidable si vous aviez été une disciple de Rûmî assise à ses pieds…

Lorsque j’ai fait mes premiers pas vers l’Islam, après la lecture du livre d’Iqbal, vous pensez bien que cela n’a pas été facile. J’avais été élevée dans la religion catholique par une grand-mère d’origine anglicane. J’avais un mari juif. J’avais le sentiment de faire quelque chose de fou et j’étais parfois d’autant plus désemparée que je n’avais personne pour me guider. Il m’arrivait de demander dans ma prière : « Dites-moi ce que je dois faire ! Envoyez-moi un signe »…

Ce signe, je l’ai reçu sous la forme d’un songe. J’ai rêvé que j’étais enterrée et, par une sorte de dédoublement, je voyais ma tombe, une tombe comme je n’en avais jamais vue et sur laquelle mon prénom, Eva, était écrit en caractères arabes ou persans, ce qui donnait Hawa. Cela me paraissait bizarre, et, tout en dormant, je me disais : « Mais enfin, je ne suis pas morte ». Pour mieux m’en persuader, je remuais mes doigts de pied.

Au réveil, je me souviens m’être dit : « Eh bien ! ma petite, tu as réclamé un signe et le voici : tu seras enterrée comme une musulmane ».

J’ai oublié ce rêve et, tout naturellement, j’ai continué mon chemin dans l’Islam. Quinze ans plus tard, j’ai fait mon premier voyage à Istanbul. J’y ai rencontré l’un des derviches tourneurs que j’avais quelques années plus tôt fait venir au théâtre de la ville avec l’accord de l’U.N.E.S.C.O.. Il était architecte de métier car, vous le savez sans doute, les derviches, loin d’être des moines, mènent la vie de tout le monde, ont des familles et des métiers. Cet ami m’a donc dit : « Vous qui vous intéressez tellement à Rûmî, vous devriez venir voir les travaux que je suis en train de diriger dans une ancienne maison de retraite des derviches qui est devenue un musée ». J’y suis allée et il m’a fallu marcher sur des monceaux de gravats, de saletés et de fer rouillé. Mon ami a dû me donner la main et nous avons escaladé tout cela. La grande grille était cassée et il y avait tout au fond d’une espèce de cour un petit pavillon que les ouvriers étaient en train de restaurer. J’étais un peu inquiète, je l’avoue et je pensais à ne pas déchirer mes bas et à ne pas me tordre la cheville, lorsque tout à coup, mon coeur s’est arrêté de battre. Juste devant moi, j’ai vu la pierre de la tombe à laquelle j’avais rêvé. Exactement la même à ceci près que mon prénom n’y était pas gravé. J’ai demandé à l’architecte : « Qu’est-ce donc que cette étrange pierre ? » et il m’a répondu que c’était une pierre tombale de femme. « Ce que nous sommes en train de dégager ici, a-t-il ajouté, c’est le cimetière de femmes qui ont été, de son vivant, des disciples de Rûmî et qui ont voulu être enterrées ici. Ce cimetière a été laissé à l’abandon pendant des siècles. Nous allons y passer le bulldozer et mettre des fleurs à la place ». (…)

(…) Un jour, dès mon arrivée à Konya, je me suis précipitée pour voir un sama. C’était dans un grand gymnase éclairé au néon et il y avait des gens qui, à l’entrée, buvaient du coca-cola tandis que d’autres essayaient de vendre des petits derviches en laiton doré. Le sama lui-même était toujours aussi beau mais enfin, ce n’était pas ça. J’en ai eu le coeur serré et je suis partie avant la fin. En entrant dans ma chambre d’hôtel, je me suis surprise à murmurer, en m’adressant à Rûmî : « Vraiment, je voudrais bien voir autre chose que cette caricature », au moment même le téléphone a sonné et on m’a dit : « Madame, on vous demande ». J’ai dit que ce n’était pas possible parce que je n’avais annoncé mon arrivée à personne, mais la téléphoniste a insisté en disant qu’on demandait le docteur Eva. J’ai alors entendu la voix d’un de mes amis derviches : « Alors, c’est comme ça qu’on nous plaque en plein milieu d’un sama » ? Je lui ai dit ce que j’avais sur le coeur et il m’a répondu : « Croyez-vous que ça fasse plaisir de faire du folklore ? Venez nous allons vous faire un sama pour vous toute seule ». C’est ainsi qu’à deux heures du matin, j’ai pu assister à un sama qui était la vraie danse cosmique voulue par Rûmî, la ronde vertigineuse des atomes et des planètes.