Eva de Vitray-Meyerovitch,
un trésor de souvenirs

Par Annie Amina

Témoignage de Annie Amina 
Au fur et à mesure que nous avions l’occasion de discuter, Eva me faisait davantage de confidences. Elle évoquait les difficultés qu’elle avait connues pendant la guerre. Elle était seule pour élever ses deux fils et elle put y parvenir avec la vente de ses traductions. Par la grâce du Ciel, elle échappa à plusieurs reprises aux nombreux dangers de cette époque sombre. Son mélange de culture et de très grande simplicité était étonnant. Elle parlait de Rûmî, dont elle a traduit la plupart des œuvres, en racontant des tas d’anecdotes sur sa vie comme si il s’agissait de son voisin de palier. Eva révérait énormément Rûmî ainsi que Konya en Turquie, ville dans laquelle il est enterré. C’était pour elle le deuxième lieu saint de l’Islam et elle gardait une grande nostalgie du mausolée qu’elle visita à plusieurs reprises. Il y a plus de cinquante ans, alors qu’elle étudiait et traduisait un texte du XIIIe siècle de Rûmî évoquant la ronde des atomes, elle entendit au même moment à la radio une émission scientifique évoquant le même sujet. Cette coïncidence fut pour elle porteuse de sens et l’amena à se convertir à l’Islam, ceci à une époque où devenir musulman paraissait pour une femme occidentale bien plus incongru que de nos jours. Eva gardait un attachement particulier pour Fès où elle séjourna et pour Faouzi Skali qu’elle considérait comme « son fils spiritue ». Elle avait aussi des liens affectifs très forts avec les membres de la tariqa Alawiya de Paris et plus particulièrement avec son dirigeant, le cheikh Khaled Bentounès. J’ai retenu aussi son admiration pour Rabia al-Adawiya, grande figure du soufisme féminin du VIIIe siècle, qui est un sublime modèle d’amour pour le Divin et pour lui seul. Éva aimait à répéter ses paroles : « Mon Dieu, si je T’ai adoré par crainte de Ton enfer, brûle moi à son feu. Si je T’ai adoré par désir de Ton paradis, interdis moi son accès. Mais si je ne T’ai adoré que pour Toi, alors ne m’interdis pas de voir Ta Face ». Concernant l’approche de la tradition musulmane, Eva m’a transmis sa façon de comprendre le mot « islam » : plutôt que de le traduire par « soumission », elle préférait le considérer comme le fait « de se remettre à Dieu dans la paix, en toute confiance’ ». Éva m’a ainsi aidé à comprendre l’intériorité et l’universalité de cette tradition, en évoquant par exemple l’attitude du corps dans la prière qui résume cette remise à Dieu de la Création toute entière : prosterné comme le minéral, agenouillé comme le végétal, dressé comme le règne animal dont l’homme participe. Chaque geste est porteur de sens. « Islam, l’autre visage » : c’est peut-être la formule qui la résume le mieux. C’est l’image de la tolérance qu’Éva a contribué toute sa vie à défendre avec fermeté et énergie. Un des grands chagrins qu’elle connut dans ses dernières années était dû au développement en Algérie d’un Islam intégriste qu’elle ne comprenait pas et n’acceptait pas.
Extrait de « Islam, l’autre visage » , Le Seuil, 1995, p. 55-56 et p. 77 : 
Ce serait formidable si vous aviez été une disciple de Rûmî assise à ses pieds… Lorsque j’ai fait mes premiers pas vers l’Islam, après la lecture du livre d’Iqbal, vous pensez bien que cela n’a pas été facile. J’avais été élevée dans la religion catholique par une grand-mère d’origine anglicane. J’avais un mari juif. J’avais le sentiment de faire quelque chose de fou et j’étais parfois d’autant plus désemparée que je n’avais personne pour me guider. Il m’arrivait de demander dans ma prière : « Dites-moi ce que je dois faire ! Envoyez-moi un signe »… Ce signe, je l’ai reçu sous la forme d’un songe. J’ai rêvé que j’étais enterrée et, par une sorte de dédoublement, je voyais ma tombe, une tombe comme je n’en avais jamais vue et sur laquelle mon prénom, Eva, était écrit en caractères arabes ou persans, ce qui donnait Hawa. Cela me paraissait bizarre, et, tout en dormant, je me disais : « Mais enfin, je ne suis pas morte ». Pour mieux m’en persuader, je remuais mes doigts de pied. Au réveil, je me souviens m’être dit : « Eh bien ! ma petite, tu as réclamé un signe et le voici : tu seras enterrée comme une musulmane ». J’ai oublié ce rêve et, tout naturellement, j’ai continué mon chemin dans l’Islam. Quinze ans plus tard, j’ai fait mon premier voyage à Istanbul. J’y ai rencontré l’un des derviches tourneurs que j’avais quelques années plus tôt fait venir au théâtre de la ville avec l’accord de l’U.N.E.S.C.O.. Il était architecte de métier car, vous le savez sans doute, les derviches, loin d’être des moines, mènent la vie de tout le monde, ont des familles et des métiers. Cet ami m’a donc dit : « Vous qui vous intéressez tellement à Rûmî, vous devriez venir voir les travaux que je suis en train de diriger dans une ancienne maison de retraite des derviches qui est devenue un musée ». J’y suis allée et il m’a fallu marcher sur des monceaux de gravats, de saletés et de fer rouillé. Mon ami a dû me donner la main et nous avons escaladé tout cela. La grande grille était cassée et il y avait tout au fond d’une espèce de cour un petit pavillon que les ouvriers étaient en train de restaurer. J’étais un peu inquiète, je l’avoue et je pensais à ne pas déchirer mes bas et à ne pas me tordre la cheville, lorsque tout à coup, mon coeur s’est arrêté de battre. Juste devant moi, j’ai vu la pierre de la tombe à laquelle j’avais rêvé. Exactement la même à ceci près que mon prénom n’y était pas gravé. J’ai demandé à l’architecte : « Qu’est-ce donc que cette étrange pierre ? » et il m’a répondu que c’était une pierre tombale de femme. « Ce que nous sommes en train de dégager ici, a-t-il ajouté, c’est le cimetière de femmes qui ont été, de son vivant, des disciples de Rûmî et qui ont voulu être enterrées ici. Ce cimetière a été laissé à l’abandon pendant des siècles. Nous allons y passer le bulldozer et mettre des fleurs à la place ». (…) (…) Un jour, dès mon arrivée à Konya, je me suis précipitée pour voir un sama. C’était dans un grand gymnase éclairé au néon et il y avait des gens qui, à l’entrée, buvaient du coca-cola tandis que d’autres essayaient de vendre des petits derviches en laiton doré. Le sama lui-même était toujours aussi beau mais enfin, ce n’était pas ça. J’en ai eu le coeur serré et je suis partie avant la fin. En entrant dans ma chambre d’hôtel, je me suis surprise à murmurer, en m’adressant à Rûmî : « Vraiment, je voudrais bien voir autre chose que cette caricature », au moment même le téléphone a sonné et on m’a dit : « Madame, on vous demande ». J’ai dit que ce n’était pas possible parce que je n’avais annoncé mon arrivée à personne, mais la téléphoniste a insisté en disant qu’on demandait le docteur Eva. J’ai alors entendu la voix d’un de mes amis derviches : « Alors, c’est comme ça qu’on nous plaque en plein milieu d’un sama » ? Je lui ai dit ce que j’avais sur le coeur et il m’a répondu : « Croyez-vous que ça fasse plaisir de faire du folklore ? Venez nous allons vous faire un sama pour vous toute seule ». C’est ainsi qu’à deux heures du matin, j’ai pu assister à un sama qui était la vraie danse cosmique voulue par Rûmî, la ronde vertigineuse des atomes et des planètes.