Désert et Islam : quelques pistes

Par Eric Geoffroy

a                      « [Le désert] c’est Dieu sans les hommes » Balzac[1]

 L’islam n’est pas né en vain dans le désert : on connaît Dieu par le vide, parce que le vide est plénitude. Il ne faut cesser de rappeler que la profession de foi (shahâda) commence par une négation absolue : « Pas de divinité si ce n’est Dieu ( ilaha illâ Llâh ». L’orientaliste Louis Massignon l’a bien relevé : « Dieu est affirmé davantage [en islam] par le non-être que par l’être[2] ». Cela préfigure toute l’éthique/esthétique du dépouillement (tajrîd) si proéminente en islam : simplicité du dogme et des rituels, et surtout rejet des supports matériels qui impliquent la vision d’un monde fini tels que les statues, l’art figuratif…

Il n’y a pour s’en convaincre qu’à considérer les lieux saints de l’islam : lorsqu’ils effectuent la prière rituelle, les musulmans s’orientent vers la Ka‘ba, ce cube vide, cet « être mort », selon Ibn ‘Arabî, qui assimile la circumambulation (tawâf) à une « prière faite sur un cadavre[3] ». Le sanctuaire de La Mecque ne se situe-t-il pas « dans une vallée stérile[4] » ? Mais ce vide/plénitude est peut-être encore plus tangible à ‘Arafât, immense plaine désertique, lorsqu’on la visite hors de la saison du hajj, d’où la vue s’échappe sur d’austères montagnes. Dans ce no-man’s land, on n’est plus sur terre, mais sur quelque planète lointaine. La plaine de ‘Arafât est en fait un lieu métaphysique, et donc un non-lieu physique ; pour cette raison sans doute, elle ne fait pas partie, et contre toute attente, du territoire sacré (haram).

Toute la charpente théologique de l’islam se fonde ainsi sur une approche ‘‘négative’’, dite apophatique, de Dieu et de son Unicité. Ibn ‘Arabî parle en ce sens d’une « science-dépouillement », ou « science-négation » (al-‘ilm al-salb). On peut encore s’en convaincre en méditant ce « propos saint » (hadîth qudsî), où Dieu parle à la première personne du singulier : « Celui qui M’enferme dans une forme à l’exclusion d’une autre, c’est la représentation qu’il se fait de Moi qu’il adore[5] ! »

La logique en est soulignée par René Guénon : « Toute détermination est une limitation, donc une négation ; par suite, c’est la négation d’une détermination qui est une véritable affirmation [6] ». Les théologiens de l’islam ont toujours insisté sur la non-représentativité de Dieu, afin d’anéantir nos projections idolâtres. Ce dépouillement conceptuel s’impose d’évidence chez des spirituels d’autres traditions. Ainsi de la « désimagination » (Entbildung) de Maître Eckhart, poussée jusqu’au « Non-être » divin (« ein niht »).

 Cette voie du dépouillement que le Divin impose à l’humain a été maintes fois travaillée par les soufis. Le fondement scripturaire en est ce passage coranique :

Lorsqu’il vit un feu, il [Moïse] dit à sa famille : ‘‘Restez ici ! J’ai aperçu un feu ; peut-être vous en rapporterai-je un tison ou trouverai-je grâce à ce feu une direction ?’’ Comme il s’en approchait, on l’appela : ‘‘Ô Moïse ! Je suis, en vérité, ton Seigneur ! Ote tes sandales : tu es dans la vallée sainte de Tuwâ. Je t’ai choisi. Ecoute ce qui t’est révélé : Moi, en vérité, je suis Dieu ! Il n’y a de dieu que Moi. Adore-Moi donc et observe la prière pour te souvenir de Moi’’[7].

La vallée de « Tuwâ » est le nom coranique du lieu où, dans le Sinaï, Dieu parla à Moïse depuis le « buisson ardent ». Cet épisode a reçu de multiples interprétations de la part des soufis, l’une des plus évidentes étant le dépouillement de l’ego humain, habituellement attaché aux choses terrestres. Voici ce qu’il a inspiré au cheikh Ahmad al-‘Alâwî :

Ô toi qui désires ce que j’ai désiré,

Ôte les sandales de l’altérité

Dans le saint des saints Tuwâ

Comme je l’ai fait moi-même :

J’ai ôté les sandales

Ainsi que les deux mondes,

Pour qu’il ne reste rien de moi[8] !

 Par Eric Geoffroy

[1] Une passion dans le désert, Paris, 1832.

[2] La passion d’Al-Hosayn ibn Mansour al-Hallâj, 1ère édition, Paris, 1914-1922, I, 45.

[3] Cf. mon article sur « le Pèlerinage » sur le site Oumma.com., p. 6.

[4] Coran 14 : 37.

[5] Rapporté notamment par Bukhârî et Muslim.

[6] L’homme et son devenir selon le Vêdânta, Éditions Traditionnelles, Paris, 1978, p.124-125.

[7] Coran 20 : 10-14.

[8] Cf. E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Le Seuil, Paris, 2014, p. 151.