Poème du  cheikh Ahmad al-‘Alâwî

Sallâ Allâh ‘alayk yâ nûr

Source :  E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014., p. 85-86.

La réalité muhamadienne

Les poèmes et chants d’éloge du Prophète qui ponctuent les réunions spirituelles des soufis, ou qui sont particulièrement à l’honneur lors de la « célébration de sa naissance » (Mawlid), n’ont pas uniquement un but dévotionnel : ils ont pour vocation essentielle de permettre aux pratiquants de quitter leur conscience individuelle ordinaire pour s’élever vers la Présence muhammadienne. Il en va de même de la « prière sur le Prophète » (al-salât ‘alâ al-nabî). Il en existe de multiples formules, de la dimension d’une phrase ou plus, que l’on répète en la dénombrant généralement sur un chapelet. Selon le Coran (33 : 56), Dieu et les anges accomplissent l’action de grâce sur le Prophète, et il est enjoint aux croyants de la pratiquer. Muhammad lui-même en décrivit les vertus pour ceux qui s’y adonnent. Dans son texte Dawhat al-asrâr, le cheikh ‘Alâwî incite l’aspirant sur la Voie à s’exercer à cette prière, en créant implicitement un lien entre l’« Ascension du Prophète » (Mi‘râj) et celle que connaîtrait alors ce disciple.

Au-delà de la personne physique et historique de Muhammad se déploie en effet la réalité métaphysique et cosmologique du Prophète : la « Réalité muhammadienne » (al-Haqîqa al-muhammadiyya). Dans cette perspective, les nombreux prophètes envoyés tour à tour aux hommes sont autant de manifestations fragmentaires de cette « Réalité », qui ne se révèle intégralement que dans la personne de Muhammad. Cette doctrine énonce la primauté, la précellence du Prophète par rapport à l’ensemble de la création. Elle a été explorée par les ésotéristes de l’islam, mais elle est tout à fait conforme à l’orthodoxie islamique et se fonde sur des sources scripturaires telles que ces paroles du Prophète :

– « J’étais déjà prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps » (ou : « entre l’eau et la boue ») ;

– « Je suis le premier des hommes à avoir été créé, et le dernier à avoir été envoyé [comme prophète] » ;

– Ou encore ce « propos saint » (hadîth qudsî) : « N’eût été toi [Muhammad], Je n’aurais pas créé le cosmos ! » Cette parole est parfois jugée apocryphe, mais plusieurs savants retiennent que son sens est authentique.

Cette « Réalité » se manifeste en particulier dans la « Lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî). Toutes les créatures doivent leur existence à cette réfraction de la Lumière divine, et les prophètes de l’humanité y puisent leur propre lumière.

 Le poème le plus accompli, et donc le plus chanté, dans ce registre est sans conteste celui du cheikh ‘Alâwî : « Que Dieu te comble de grâces, ô Lumière ! », Sallâ Allâh ‘alayk yâ nûr.

Source :  E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014., p. 85-86.

Vous retrouverez ci-dessous le poème chanté selon plusieurs mélodies, suivi du texte du poème en arabe et de ses traductions en francais par Eric Geoffroy, Idris de Vos et M Chabry.

Traduction du poème en francais (version 1) :

Que Dieu te comble de grâces, ô Lumière !
Traduit par Eric Geoffroy
***

Que Dieu te comble de grâces, ô Lumière,
Ô Lumière de toute demeure,
Ô toi, le meilleur qui soit, en toute demeure ! [refrain]

***

Ô Envoyé de Dieu, tu es,
Tu es la Lumière ayant pris forme.
Lumière sur lumière tu es venu,
Par elle le Coran est descendu.

***
Niche, lumière, huile,
Et clarté : en toute harmonie tu es venu.
Le cosmos ne s’est révélé
Que lorsque ta présence l’a embelli.

***

Tu as dit toi-même que ce monde,
À partir de toi, avait pris forme.
De la Sainte Présence tu viens,
Et tu n’as cessé d’y demeurer.

***

Tu étais avant que ne soit l’univers, certes tu étais,
Là où il n’est ni commencement ni fin.
Libre et absolu tu étais, puis tu as été
Magnifié par les entraves du monde contingent.

***

Il n’y a rien, non rien, dans l’existence
Hormis, je l’atteste, cette Lumière.
Surgie du monde du Mystère,
Elle est descendue des sublimes sphères.

***

Ô Envoyé de Dieu, tu es gratifié
De la quintessence de toutes les faveurs,
Ô Envoyé de Dieu tu demeures,
Et dans ton obédience je demeure.

***

Al-‘Alâwî espère
Par ton agrément parvenir au but

***
Texte du poème en arabe : 
صلى الله عليكَ يا نور » للشيخ احمد مصطفى العلاوي »
***

صلى الله عليكَ يا نور
يا نور كل المنازِل
يا خيرَ من في المنازل

***

يا رسولَ اللَهِ أنتا ** أنتَ النور المتشكّل

نورٌ على نورٍ جئتا ** به القرآنُ تنزّل

***

مشكّاةً نوراً وزيتاً ** ضياءً جئتَ معتدِل

لا يكونُ الكونُ حتّى ** يظهر بكَ متجَمَّل

***

أنت في الآثار قُلتا ** ذا الكونُ منكَ تمثّل

من حضرةِ القدس جئتا ** وأنتَ فيها لم تزَل

***

كنتَ قبل الكونِ كُنتا ** والأبد مثلُ الأزَل

مطلقاً كنتَ فصِرنا ** بالقيودِ متجمّل

***

ليسَ في الوجودِ البته ** إلّا النورُ قلتُ أجل

بدا من الغيبِ بغتَه ** من أعلى العلا تنزّل

***

يا رسولَ اللَهِ حُزنا ** فضل الفضلِ والفضائل

يا رسولَ اللَهِ دمتا ** ودُمتُ لك مُمتثِل

***

فالعلاوي يرجو حتّى ** يبلُغ برضاك الأمل 

***

Traduction du poème en Français (version 2) :

Bénie sois-tu noble lumière
Traduit par Idris de Vos
***
Bénie sois-tu noble lumière,
Toi qui infus en tout foyer
De ta présence aimée éclaire ;
***
Tu es, ô divin envoyé,
Une lumière cristallisée
Tu vins, lumière sur lumière,
Le saint Coran nous révéler.
***
L’huile tu es, le feu, le verre :
Une lumière équilibrée.
Rien n’existait, ni cieux ni terre,
Puis l’univers manifesté
Parut, orné de ta beauté.
***
Il nous est de toi rapporté
Que l’existence tout entière
De ton éclat fut façonnée.
***
Tu vins vers nous depuis l’éther :
De la présence sanctifiée,
Où tu ne cesses de loger.
***
Tu étais avant l’univers :

Lorsque la prééternité

***
Était comme l’éternité ;
Tu étais inconditionné,
Puis l’accidentel univers
A manifesté ta beauté.
***
En l’existence entière il n’est
Rien, non rien, hormis ta lumière.
Depuis le plus haut empyrée,
Tu vins le néant éclairer.
***
Élu, le monde te révère,

A toi sont les grâces plénières !

***
Traduction du poème en francais (version 3) :
Que Dieu t’accorde la paix, ô lumière
Traduit par M. Chabry
***
Que Dieu t’accorde la paix, ô lumière !
Ô lumière de tous les éclats !
Ô meilleur de ceux qui occupent les états !
***
Ô envoyé de Dieu, tu es ;
Tu es la lumière irisée en formes !
Lumière sur lumière, c’est ainsi que tu es venu !
***
C’est par elle que le Qorân est descendu
Niche, lumière, huile
Et clarté : en équilibre parfait tu es venu !
***
L’univers n’existait pas
Jusqu’au moment où il apparut embelli par toi
Dans la tradition, tu l’as toi-même dit
***
Cet univers prend sa forme de toi
De la Sainte Présence tu proviens
Et chez elle, tu n’as jamais cessé d’être
***
Tu es antérieur à l’univers et tu étais déjà
Quand l’éternité et la prééternité ne faisaient qu’
un
Ton être n’était alors pas conditionné
***
Puis tu t’es embelli grâce à ta forme manifesté
Il n’y’a dans l’être absolument rien d’autre
Que la lumière, certes je le dis
***
Elle a soudain surgi de mon manifesté
Du point le plus élevé
Elle est descendue
***
Ô envoyé de Dieu, tu as atteint
La suprématie des suprématies
Et des belles qualités !
***
Ô envoyé de Dieu, tu demeures
Et moi-même je continue
À prendre modèle sur toi
***
C’est ainsi qu’al-Alawî garde l’espoir
Que tu sois satisfait de lui

Et qu’il réalise ainsi son but !

***

Pour une étude du Dîwân du cheikh Ahmad al-‘Alâwî, voir E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014. Édité avec QR code pour écouter les chants soufis: https://soundcloud.com/editions-du-seuil/sets/egeoffroy.
Pour une traduction du Dîwân voir M. Chabry dans : Cheikh al-‘Alawî – Dîwân, La Caravane, 2017.

Vous pouvez retrouver le Dîwân du cheikh Ahmad al-‘Alâwî en arabe sur ce lien ici, Sallâ Allâh ‘alayk yâ nûr, est page 83.