La « pérégrination »
COMME MÉTHODE SPIRITUELLE CHEZ LES SOUFIS

[1] : R. Brunel, Le monachisme errant dans l’islam – Sîdi Hedi et les Heddâwa, Paris, Librairie Larose, 1955, p. 221.
[2] : Al-Futûhât al-makkiyya , Beyrouth, Dâr Sader, 1329 h., I, 628.
[3] : Cité par R. Brunel, Ibid., p. 222.
Dans l’enseignement islamique, l’idée du voyage, de la mobilité, est omniprésente. C’est d’abord le modèle de la hijra, « émigration » du Prophète et de ses compagnons de La Mecque vers Médine, déplacement physique et spirituel constitutif de l’identité musulmane. D’une façon générale, il revient à l’homo islamicus de chercher les signes de Dieu sur terre, comme y engage avec insistance le Coran, notamment en 7 : 185 :
«Que ne portent-ils leurs regards sur le royaume intérieur (malakût) des cieux et de la terre et vers toutes les choses merveilleuses que Dieu a crées! ».
Pour Ibn ‘Arabî, la méditation sur ces signes conduit l’homme vers leur signification intérieure [4]. Dans la civilisation islamique classique en particulier, le musulman était souvent un grand voyageur, car il était toujours, de façon idéale, « en quête de la science » (fî talab al-‘ilm).
Dès les origines, il y a eu débat dans les milieux soufis : vaut-il mieux chercher Dieu sur place, sans bouger, dans l’élan du voyage intérieur, ou au contraire, comme le dit Ibn ‘Arabî (m. 1240), « parcourir la terre pour pratiquer la méditation et se rapprocher de Dieu [5] » ?
Evoquant les « statuts du voyage » chez les soufis, un des auteurs de grands manuels de soufisme, al-Qushayrî (m. 1072), précise que l’avis prédominant va vers la précellence du voyage, lequel est surtout recommandé aux novices. L’auteur penche pour cet avis, mais il met immédiatement en garde contre une pratique mécanique, formelle, de la pérégrination : beaucoup voyagent par le corps, et peu par le cœur [6].
Ainsi, la pérégrination est purification ; c’est la via purgativa. Elle permet de rompre les attaches avec le monde, de se dépouiller, et notons que le terme hijra, qui désigne « l’Hégire » du Prophète, a également le sens fondamental de « rompre une association avec quelqu’un » ou « éviter une association » (cf. par exemple Coran 73 : 10).
La hijra du Prophète doit donc être comprise comme une « rupture » consciente et organisée d’avec son entourage mecquois qui persécutait la jeune communauté musulmane.
[4] Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, op. cit., II, 383. Et encore : « Que ne vont-ils de par la terre afin de regarder… » (Coran 30 : 9 ; 35 : 44 ; 40 : 21).
[5] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, traduit et présenté par D. Gril, Combas, Editions de l’Eclat, 1994, p. X de l’introduction par D. Gril.
[6] Al-Risâla al-qushayriyya, Damas, Dâr al-Khayr, 1986, p. 289.
En outre, ajoute al-Qusahyrî, la pérégrination développe en l’homme la vertu coranique du tawakkul, de la confiance en la providence divine. Le pérégrin, en effet, est supposé se déplacer sans viatique, sans ressource fixe et sans nourriture assurée…[7].
Travaillant sur l’étymologie du terme safar, les soufis nous disent que le voyage est un révélateur de l’état intérieur de la personne : il est appelé ainsi parce qu’il « dévoile » (yusfiru) les caractères des hommes [8]. L’un de ces fruits est d’élargir la conscience humaine. « Les pérégrinations spirituelles, explique le soufi marocain Ibn ‘Ajîba (m. 1809), sont indispensables au faqîr qui débute dans la voie.
Le voyage dévoile les défauts et purifie les âmes et les cœurs ; il élargit le caractère et, grâce à lui, la connaissance du Roi et Créateur suprême gagne en ampleur… On a dit que le faqîr est comme l’eau : s’il séjourne trop longtemps à la même place, il s’altère et devient putride…[9] ». Ce dernier adage circule très souvent dans la littérature soufie.
Sur un plan plus métaphysique, les soufis postulent que toute créature chemine, qu’elle en soit consciente ou non. Ibn ‘Arabî affirme de ce fait que la pérégrination terrestre permet de participer consciemment au « voyage universel sans fin ni dans ce monde ni dans l’autre et à tous les degrés de l’Être [10] ». Il prévient en effet : «Tu es à jamais voyageur, de même que tu ne peux t’établir nulle part [11] ». Le voyage n’a pas de fin, car son but est infini ; de la sorte, on ne dépasse jamais une station sans qu’en apparaisse aussitôt une autre…[12].
En définitive, c’est tout le cosmos qui est voué à un voyage perpétuel. La course des astres, la rotation des sphères célestes, la trajectoire qui, depuis la semence paternelle, fait parcourir à l’homme les quatre saisons de la vie puis les étapes de sa destinée posthume sont, parmi d’autres, des figures de ce mouvement perpétuel des réalités cosmiques.
[7] Ibid., p. 291.
[8] Ibid., p. 292 ; voir aussi Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. IX de l’introduction.
[9] J. L. Michon, « Un maître shâdhilî marocain : Ahmad Ibn ‘Ajîba al-Hasanî – Sa vie et son legs spirituel », dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, p. 224.
[10] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XI de l’introduction.
[11] Futûhât Makkiyya, II 383.
[12] Ibn ‘Arabî, Le dévoilement des effets du voyage, op. cit., p. XIII.
«Tu vois les montagnes, tu les crois figées,
alors qu’elles passent à la vitesse des nuages»
(Coran 27 : 88)
Les modalités de la pérégrination
Le modèle des pérégrins musulmans, de ceux qui pratiquent la « tribulation » par vœu de pauvreté, est sans conteste Jésus, surtout au cours des premiers siècles de l’islam. Il est le « saint patron de l’ascétisme musulman [13] ».
Les premiers ascètes (zuhhâd) ont probablement été influencés par les moines et les ermites chrétiens du Proche-Orient. Par la suite, nombre d’autorités de l’islam et du soufisme ont avoué leur vénération pour Jésus. La littérature soufie cite abondamment les propos du Christ, très souvent dans le sens de l’abandon des attachements matériels.
La pérégrination, nous l’avons vu, est souvent pratiquée aux débuts de la Voie initiatique. Elle fait partie de la mise à l’épreuve, traditionnelle dans le soufisme, du novice. En effet, errer seul, de nuit, dans les lieux déserts, dans les cimetières, ou sans viatique assuré, réclamait une aspiration spirituelle (himma) sans faille.
Le soufi irakien Ruwaym (IXe siècle) définit par ces métaphores l’attitude intérieure à adopter : « Il ne convient pas que la préoccupation [de la subsistance, de ce qui va lui advenir…] dépasse le pied du pérégrin, et là où son cœur lui enjoint de s’arrêter sera sa maison [14] ».
Un autre soufi ancien, Muhammad al-Kattânî, enjoint de même à ses disciples d’être chaque nuit l’hôte d’une nouvelle mosquée, et de ne mourir qu’entre deux demeures [15].

De façon concrète, celui qui partait en pérégrination observait certaines règles. Il ne le faisait qu’après avoir obtenu l’agrément de son maître. Il se devait d’effectuer chaque pas en gardant conscience de Dieu : « Et les serviteurs du Miséricordieux, ceux qui marchent humblement sur la terre et qui, lorsque les ignorants leur adressent la parole, leur répondent ‘‘Paix’’ » (Coran 25 : 63).
Il emportait avec lui un petit récipient pour faire ses ablutions. Lorsqu’il arrivait dans une localité où se trouvait une zâwiya (centre de soufis), il devait rendre visite à son cheikh. En entrant, il ôtait d’abord sa chaussure droite (en sortant, il mettait d’abord la gauche), se lavait les pieds, et accomplissait une prière de salutation, etc.
Les plus grands saints de l’islam se sont adonnés à la pérégrination initiatique. A titre d’exemple, ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166), le maître éponyme de la Qâdiriyya, s’est retiré dans le désert irakien une vingtaine d’années pendant lesquelles il a mené une vie d’ascèse ; puis il est revenu parmi les hommes, à Bagdad, où ses sermons lui ont attiré de nombreux auditeurs.
De son côté, le jeune Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), originaire du Nord marocain, est d’abord parti en quête du « Pôle de son temps » : c’est en Irak qu’un cheikh lui confia que le Pôle se trouvait chez lui, au Maroc. Il le trouva en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228), qui l’envoya bientôt vivre en ermite dans les montagnes avoisinant le bourg de Shâdhila (entre Tunis et Kairouan). À l’issue de cette retraite, il « revint » (al-rujû, qui est un terme technique du soufisme) auprès des hommes à Tunis, où il s’attacha de nombreux disciples, avant de répandre plus amplement sa voie à partir de l’Egypte.
Plus tard, l’un des grands rénovateurs de la voie d’al-Shâdhilî, le cheikh al-‘Arabî al-Darqâwî (m. 1823) fonda son enseignement sur des pratiques extérieures visibles, comme le port de la muraqqa‘a, de gros chapelets autour du cou, la marche pieds nus, la mendicité (su´âl), mais aussi sur des pratiques qui échappent au regard du commun des mortels, telles que l’invocation (dhikr), l’exhortation mutuelle (mudhâkara), le jeûne, l’isolement (‘uzla), la retraite (khalwa), le silence et la danse extatique (‘imâra).
L’objectif de ces pratiques est explicitement la purification du cœur et la mort de l’ego. Notons que la mendicité, par ailleurs souvent réprouvée par les maîtres soufis, se pratiquait par souci d’humilité et de dépouillement. Les « pauvres en Dieu » (fuqarâ’) de l’islam évoquent, à ce titre, les frères des ordres mendiants de l’Europe médiévale. Les ordres de derviches errants se sont maintenus au moins jusqu’au XIXe siècle, comme en témoigne, dans les montagnes du Rif marocain, « Sîdi Hedda et les Heddâwa » [16].
A l’époque contemporaine, les disciples de la tarîqa ‘Alâwiyya (Maghreb, Europe) s’adonnent toujours à ce qu’ils nomment bien la siyâha, mais celle-ci, d’évidence, ne se fait plus à pieds, mais en voiture, en car, en avion, car les distances sont grandes dans le cadre de ce soufisme mondialisé. Toutefois, à en croire les déclarations des adeptes, l’esprit reste le même…
[13] T. Khalidi, Un musulman nommé Jésus, Paris, Albin Michel, 2003, p. 48.
[14] Al-Risâla al-qushayriyya, op. cit., p. 290.
[15] ibid.
[16] Cf. l’ouvrage, déjà cité, de R. Brunel, Le monachisme errant dans l’islam – Sîdi Hedi et les Heddâwa, op. cit.