Introduction
Nous présentons ici l’édition et la traduction d’un de ces nombreux traités mineurs encore inédits, d’Ibn ʿArabī. L’étrangeté de son titre et la beauté formelle de sa langue, nous ont d’emblée attirés. Ecrit dans cette prose rimée chère à l’auteur, émaillé de quelques poèmes, il charme dès l’abord par son rythme, mais plonge vite le lecteur dans la perplexité. Car cette prose est beaucoup moins qu’un artifice littéraire, un moyen d’expression symbolique et plus encore une sorte de langage chiffré dont nous sommes loin de posséder toutes les clés. L’emploi de cette langue hermétique correspond à la double nécessité de ne pas troubler les débutants dans la voie par une doctrine qu’ils ne pourraient assimiler et de ne pas provoquer les condamnations des autorités exotériques. Notre compréhension du texte, telle qu’elle s’exprime dans l’introduction et dans la traduction annotée, reste très limitée. Cependant le sens général du traité est assez clair et son objet suffisamment important pour en tenter l’édition et la traduction.
Les deux poèmes d’introduction
Par son rythme très particulier, le premier poème exprime le passage incessant de l’être vers l’une ou l’autre des deux faces de sa réalité : l’essentielle et le substantiel, l’absolu et le relatif, la lumière et l’obscurité. Mais cette apparente dualité n’est au fond que la prise de conscience de l’unité profonde du Moi de l’Etre dont l’égo n’est qu’un reflet. C’est ce qu’illustre l’image de l’archer amoureux de soi, dont le clin d’œil décoche la flèche qui embrase son propre cœur d’amour pour lui-même. L’archer, sa flèche et sa victime, l’amant, l’amour et l’amoureux, sont une réalité unique.
Entre les deux poèmes d’ailleurs, Ibn ʿArabī prend soin de préciser, et il le rappellera à plusieurs reprises, que cette épître n’est adressée à nul autre que lui.
Dans le second poème, l’oscillation entre les deux dimensions complémentaires de l’être, constitue autant d’expressions possibles de la réalisation spirituelle (tahqiq). Plus qu’un simple retour à l’unité, cette réalisation est la prise de conscience de l’unité dans la dualité et réciproquement. Tel est le secret divin, caché entre le « chuchotement » et la « voix sonore » c’est à dire entre la non-manifestation et la manifestation, secret dont le dépositaire n’est autre que le destinataire de cette lettre.
L’ascension:
Le texte se présente ensuite comme le récit d’une ascension céleste qui s ‘achève par le dépassement des sept cieux sur lesquels veillent les sept prophètes. Entre le rapporteur du récit et le mušīr, celui qui parle par allusion au nom de la réalité essentielle, s’engagent une suite de dialogues où l’homme découvre progressivement le sens de sa double réalité, comme créature (kawn) et comme essence (ʿayn).
Ibn ʿarabī pose ici la question centrale de toute son oeuvre, celle de l’identité.
En quoi l’homme, ici l’Homme Universel, est-il semblable à Dieu ou différent de lui? La réponse reste bien sûr d’une très allusive concision. En tant qu’il manifeste, par ses qualités positives, les attributs divins, l’Homme se trouve avec Dieu dans une relation de similitude, mais en tant qu’être, la différence est absolue, car l’Etre (al-wuğūd), n’appartient qu’à Dieu. Quant aux êtres manifestés, leur réalité se détache sur un fond de non-être absolu (‘adam).
De cette manière négative, Ibn ʿarabī suggère plus qu’il ne l’exprime, que l’Homme ne peut réaliser l’unité de son être (ittiḥād) sans prendre conscience de son inexistence comme tel. Nous reviendrons plus loin sur cette notion d’ittiḥād, principal objet de cette épître.
Le symbolisme de l’Arbre et des quatre Oiseaux
Arrivé au terme de la perfection par la réalisation de sa propre unité, l’Homme apparaît non seulement comme le terme de la création, mais encore comme son principe immédiat; il est alors symbolisé par l’Arbre et les quatre Oiseaux.
Ceux-ci, s’engendrant successivement, sont les aspects complémentaires du principe dont procède la manifestation universelle. Cette dernière partie, suite logique de la précédente, se présente sous forme de discours (ḫuṭba) où chacun des Oiseaux expose le sens de son symbole.
L’Arbre: symbole de l’Homme, l’Arbre apparaît avant tout sous son aspect d’universalité (kulliya) et l’identité (mit̲liya). « La main de l’Un m’a planté dans le jardin de l’éternité », déclare-t-il. Unique et intemporel, il est le lieu de la rencontre avec l’Absolu dans l’Instant de la félicité inaltérable. Axe vertical, essentiel, il réunit entre eux tous les états de l’être. Par sa verticalité qui implique l’horizontalité (1), il symbolise l’axe de la descente divine sur le Trône (ḫaṭṭ al-istiwāʿ). Or le Trône est une image de la manifestation universelle et de cette réalité intermédiaire entre le créé et l’incréé. Les racines et les branches de l’Arbre représentent respectivement les mondes inférieurs et supérieurs, les feuilles, les états paradisiaques et les fruits, les connaissances qui y sont attachées. Par son ombrage, il protège la manifestation des rayons du jour, maintenant ainsi les être dans ce mélange d’ombre et de lumière, la materia prima (hayūlā) d ‘où sont sorties les créatures. Principe d’unité et d’identité, il porte en lui également la dualité et la différence, fondement même de la création. La perpétuelle remontée et redescente de ses branches le long de son tronc exprime le mouvement alternatif des être: éloignement et retour, ascension vers Dieu et redescente des créatures. C’est pourquoi Ibn ʿarabī l’assimile aussi au Buisson ardent de Moïse, « Arbre de la Lumière et du Verbe », où Dieu a prononcé le « Innanī ana’llāh » « Certes Moi, Je suis Dieu! » (Coran, 20, 14). Le Moi essentiel, première affirmation de l’Etre, nous ramène au poème qui suit immédiatement l’envoi, dialogue entre le Moi divin et le moi du connaissant.
La Colombe: (al-warqā al-mutawwaqa), Ame universelle, Table Gardée (al-lawḥ al-maḥfūẓ).
Pourquoi la Colombe prend-elle la première la parole, alors qu’elle est issue de l’Aigle, « premier des êtres existenciés »? Elle se manifeste tout d’abord comme symbole de l’Esprit saint, perchée sur le « jujubier de la Limite » (sidrat al-muntahā), limite que ne peut franchir Gabriel archange de la Révélation, mais que dépasse le Prophète – ou l’Homme universel – lors de l’ascension céleste. Avant même d’apparaître comme la compagne de l’Aigle, la Colombe représente la capacité de se déterminer par le ʿayn, archétype de l’être dans la science divine, ainsi que la possibilité de se différencier comme essence particulière. Le ʿayn est aussi l’oeil par lequel on perçoit et contemple sa propre essence. La première apparition de la Colombe au sommet de l’Arbre annonce donc la double réalité inhérente aux êtres, leur existenciation comme créature et leur retour à l’essence par la contemplation de leur origine (īğād kawnī wa išhād ʿaynī). Tandis que l’Aigle ou Intellect premier, semble jeté dans la solitude de la manifestation primordiale, séparé du Principe, faible et impuissant, la Colombe sort de lui à son insu pareille à Eve de la côte d’Adam assoupi, comme si l’intellect ne devait pas prendre conscience de sa puissance créatrice. De ce dédoublement surgit donc le premier couple masculin-féminin, actif-passif. L’unité de l’être est apparemment rompue, mais en réalité la séparation n’est que le prélude à la réunion.
Enflammé d’amour à la vue de la Colombe, l’Aigle ne tarde pas à dépérir, miné par une passion qu’il ne peut assouvir. Les attraits extérieurs de la Colombe, voile de la manifestation, l’empêchent d’en apercevoir la beauté intérieure. Lorsqu’il revient de son erreur, elle lui explique la cause de son apparition et sa dépendance vis-à-vis de lui.
Deux termes définissent les relations de l’Aigle et de la Colombe ou de l’Intellect et de l’Ame. D’une part le taqābul, face à face exprimant à la fois d’identité et l’opposition; tel un miroir, la Colombe, par son ʿayn, renvoie à l’Aigle sa propre image tout en restant distincte de lui. D’autre part, une relation d’inclination réciproque (tamāyul) les attire l’un vers l’autre et cette inclination de l’équilibre primordial, cette attirance pour l’autre, l’amour, engendre à la fois dualité, ambivalence et nostalgie de l’union. La Colombe, initiatrice, révèle à l’Aigle les qualités divines qu’il recèle en lui-même et ce qu’elle reçoit de lui: la capacité de créer et de connaître, ainsi que les deux « liens » (raqīqa) qui l’attachent à la fois au Soi et à lui. Par ce dernier lien s’accomplit l’hymen spirituel, fusion de deux essences, ayant retrouvé leur unité (de moi à toi et non de moi à Lui).
Sur le plan cosmique, « la rencontre des deux eaux dans la matrice de l’instant », aspect de rigueur de l’Aigle et de miséricorde de la Colombe, divise les êtres en deux groupes, ceux de la droite et ceux de la gauche, séparation qui est déjà implicite dans le symbolisme de l’Arbre (2), de leur union naît le Phénix émis par l’expir de la Colombe, que l’on peut rapprocher de l’ « Expir du Tout-Miséricordieux » (nafas al-Raḥmān), aspect « matériel », féminin pourrait-on dire, de la Réalité Muhammadienne génératrice des êtres.
L’Aigle: (al-ʿuqāb al-mālik), Intellect Premier ou Calame supérieur.
L’apparition de ce premier être existencié est, selon Ibn ʿArabī, le résultat d’une théophanie (tağallī) par laquelle Dieu se manifeste à Lui-même. Le reflet de cette manifestation est l’intellect, détermination du Principe par lui-même. Première limitation dans l’Existence, l’intellect n’est donc plus du domaine divin. L’auteur insiste sur son caractère créé, s’opposant ainsi aux philosophes qu’il accuse de confondre antériorité et éternité et, tout en divinisant l’intellect, de s’imaginer pouvoir le saisir dans les limites de l’intelligence humaine, oubliant le rôle essentiel de la grâce dans l’obtention de la connaissance.
Cependant, s’il n’est pas divin, l’intellect n’en est pas moins l’instrument par excellence de la connaissance, car son mode de perception propre est la contemplation ou le témoignage (šuhūd) dans le coeur de l’Etre essentiel et unique (wuğūd).
Ainsi par son ambivalence, il assume, lui et l’Homme universel dont il est un aspect, l’identité et la différence et se confond par là avec le symbolisme du Trône, sur lequel s’établit le nom suprême Allāh, synthèse de tous les autres divins complémentaires et opposés. L’Arbre contient en lui la dualité dont l’Aigle représente la dynamique car il est la source de l’émanation et de la rigueur contraignante, de la « dilatation » et de la « contraction » et par là de tous les mouvements alternés de la manifestation. Il est encore le grand Régisseur de l’Univers répartissant tous les esprits supérieurs, intermédiaires et inférieurs selon la hiérarchie des degrés de l’Etre.
Le Phénix: (al-ğaribat al-ʿanqā), Hylé, materia prima ou poussière primordiale (al-habā’).
Fille de l’Aigle et de la Colombe, la ʿanqā’ (le nom est féminin), représente la possibilité universelle, le mélange d’être et de non-être sur lequel se détachent les êtres particuliers. Elle constitue le fond, l’écran imperceptible qui révèle la lumière de l’être, par sa plasticité, sa réceptivité indéfinie. Sa connaissance est donc des plus mystérieuses et son importance sur le plan spirituel vient de ce qu’elle reflète dans l’Homme universel, l’infinité de la toute possibilité et de l’omniscience divines. Si la ʿanqā’ affirme à la fin de son poème, que de ceux qui cheminent vers Dieu « le plus grand est celui dont la lumière est le pur dénuement », c’est que cet être, à l’instar de la materia prima, n’est limité par aucune des conditions particulières de l’existence.
Le Corbeau: (al-ġurāb al-ḥālik), corps universel (al-ğism al-kullī).
Fils de la ʿanqā’ et dernier de ces quatre principes, le Corbeau symbolise par sa couleur sombre, le développement ultime de la manifestation. Le « corps » doit être pris dans son sens le plus large, principe embrassant tout ce qui détermine les êtres particuliers: qualité et quantité, formes, existence sensible etc…Extériorisation limite du Principe, au-delà de laquelle le retour ne serait plus possible, le Corps universel peut aussi être considéré comme le lieu où sont occultées les lumières et déposés les secrets divins. A la fois corps et temple des lumières (haykal al-anwār), il est le générateur des formes et des figures sacrées, symboles des réalités divines et supérieures. Si l’Arbre est l’axe imperceptible de l’univers, le Corbeau en constitue le premier développement formel: la sphère (al-falak), la première et la plus parfaite des figures. A cet égard, il s’identifie aussi à l’un des aspects du Trône divin (al-ʿarš al-muḥīṭ). Les trois directions qu’implique cette sphère: hauteur, largeur et profondeur, déterminent les trois catégories d’êtres: ceux qui sont sur l’axe de l’Instant et ont retrouvé l’unité, ceux qui jouissent des grâces divines indéfiniment étendues sur le plan horizontal du Paradis et ceux qui ont été rejetés dans les profondeurs de l’Enfer. On comprend ainsi la portée eschatologique du symbole du Corbeau. L’Aigle qui inaugure l’existence est le prédécesseur (sābiq), le premier et l’intérieur, le Corbeau qui marque la fin de la manifestation, est le successeur (lāḥiq), le dernier et l’extérieur (3). C’est pourquoi l’occultation du corps annonce la résurrection et le retour à l’état primordial.
Ceci nous amène à la question de l’imāma qu’Ibn ʿArabī évoque dans le poème final pour lui donner sa véritable mesure: la dimension eschatologique de l’Homme universel.
En concluant, Ibn ʿArabī rappelle que les symboles de ce traité doivent être médités par tous ceux qui recherchent le salut de l’âme. Tout homme est virtuellement un « Homme universel » et les cinq principes symbolisés par l’Arbre et les quatre Oiseaux ont leur correspondance microcosmique en chacun de nous.
Par Denis Gril
Extrait de : « Le livre de l’Arbre et des quatre Oiseaux d’Ibn ʿArabī. Risālat al-ittiḥād al-Kawnī. « , Denis Gril, Anlsl 17 (1981), p. 53-59
Vous pouvez retrouver la publication d’origine sur le site ifao ici.
(1) Sur le symbolisme de l’arbre et ses implications métaphysiques et cosmologiques, v. R. Guénon, Symbolisme de la Croix, Paris, 1931.
(2) En particulier dans un autre traité d’Ibn ʿArabī, le Šağarat al-kawn, v. infra.
(3) La relation entre le Corbeau et l’Aigle est soulignée par l’assonance de leurs noms: al-ġurāb al-ḥālik et al-ʿuqāb al-mālik de même pour la Colombe et le Phénix: warqā et ʿanqā.