De Murcie à la Mecque, l’itinéraire d’Ibn ‘Arabî

Par Claude Addas

Source : Horizons Maghrébins – Le droit à la mémoire, N°51, 2004. Vingt ans de médiation interculturelle euro-méditerranéenne – II – Horizons Maghrébins (1984-2004) p. 9-19.

L’enfance andalouse

Issu d’une illustre famille arabe, originaire du Yémen mais établie de longue date dans la Péninsule ibérique, Ibn ‘Arabî – de son nom complet Muhammad b. Alî al-Tâ’î al- ‘Arabî – voit le jour en ramadan 560 de l’hégire, 1165 de l’ère chrétienne, à Murcia, dans le sharq al-andalus. Sept ans plus tard, sa famille émigre à Séville, capitale andalouse du royaume almohade, où son père exerce des fonctions officielles, vraisemblablement au sein de l’armée.

L’enfance d’Ibn ‘Arabî, tel que nous la décrivent divers passages de son œuvre, ne laisse rien présager de sa vocation spirituelle : il aime les chevaux, la chasse et… les arts martiaux. Deux sources, l’une interne et l’autre externe attestent en effet qu’Ibn Arabî a intégré l’armée dans sa jeunesse. Il n’y fera cependant pas carrière : en 1184, âgé d’une vingtaine d’années, il donne sa démission – brusquement semblerait-il – et intègre les cercles soufis andalous. Lors d’un entretien qu’il accorde à l’historiographe Ibn Sha’âr en 1237 à Alep, Ibn Arabî donne à ce sujet l’explication suivante: « La raison qui m’a conduit à quitter l’armée et à la rejeter ainsi qu’à suivre la Voie et à me tourner vers elle, est la suivante : j’étais sorti un jour, à Cordoue, en compagnie de mon maître, l’émir Abu Bakr [b.] Yûsufb. Abd al Mu’min b. Alî; nous nous rendîmes à la grande mosquée et je l’observai tandis qu’il s’inclinait et se prosternait dans la prière avec humilité et componction. Je me fis alors la remarque suivante: « si un tel personnage, qui n’est pas moins que le souverain de ce pays, se montre soumis, humble et se comporte de la sorte avec Dieu, c’est que le bas monde n’est rien ! » Je le quittai le jour même et ne le revis jamais plus. Puis, je suivis cette Voie. »

À lire ce document, on est d’emblée tenté de conclure qu’il s’agit là d’un cas typique de conversion foudroyante : sous l’effet d’un brutal déchirement de la conscience, Ibn Arabî serait passé, le temps d’une prière, de l’état de jàhil, « ignorant » à celui de zàhid, « renonçant ». N’en déplaise aux amateurs de mirabilia, cette interprétation des faits est inexacte. Comme pour la majorité des spirituels, la « conversion » d’Ibn ‘Arabî fut en réalité un long et complexe processus psychique dont les prémices apparurent dès son adolescence.

Sur cette notion de « conversion », il convient d’ailleurs de faire une mise au point. S’il arrive parfois, mais cela reste exceptionnel, qu’elle revête une forme soudaine et dramatique, elle a le plus souvent le caractère d’une lente germination et l’intéressé lui-même n’a conscience des subtiles mutations qui l’affectent que par intermittences. En outre, cette métamorphose, qui s’accomplit généralement à l’insu de tous, connaît de multiples phases; à la ferveur initiale succèdent des périodes de relâchement, d’hésitations et d’errements. Aussi bien la « conversion » du saint est- elle rarement datable de manière précise et les récits pieusement consignés par les hagiographes qui prétendent rendre compte de sa « conversion » à un moment déterminé ne sont, dans la plupart des cas, que la transcription d’un épisode majeur de ce cheminement intérieur, le point d’orgue d’une série de sursauts psychiques qui l’ont finalement conduit à « choisir Dieu ».

S’agissant d’Ibn Arabî, nous ne disposons pas d’une autobiographie en bonne et due forme ou d’un récit linéaire établissant dans un ordre chronologique les moments forts de cette gestation, mais d’innombrables récits, allusions, anecdotes dispersés dans ses écrits. Cependant, Ibn Arabî ne commence à situer précisément dans le temps les rencontres et les événements survenus dans sa vie qu’à partir de l’année 1190. Or, à cette date, âgé de vingt-cinq ans, il est déjà, nous le verrons, un saint « à part entière ». Ainsi, sur cette étape décisive – mais toujours un peu entourée de mystère – de la vie d’un saint que l’on appelle communément sa « conversion », nous n’avons, dans le cas présent, que des indications disparates et vagues, souvent elliptiques et, sur bien des points, nous sommes réduits à ne formuler que des hypothèses.

Le compagnonnage des maîtres andalous

C’est vers cette époque, en tous les cas, qu’il intègre les cercles soufis andalous et s’engage dans le « compagnonnage » des maîtres, tel qu’il a cours au douzième siècle en Andalousie, c’est-à-dire de manière libre et informelle. Petits artisans, modestes boutiquiers ou simples paysans, les maîtres qu’il fréquente durant les vingt années qui précèdent son départ pour l’Orient ne sont pas d’illustres érudits. L’humilité, l’abnégation, la simplicité et l’« effacement» qui caractérisent ces soufis ont fortement impressionné Ibn  »Arabî et certainement influencé sa conception de la plus haute sainteté, celle qui ne se laisse pas voir. Aucun d’entre eux, toutefois, ne sera à strictement parler son maître, n’assumera, pour être plus précis, la charge de sa tarbiya, son éducation spirituelle : « Ne t’affilie à aucun d’eux, lui est-il un jour ordonné, car aucun d’eux n’a autorité sur toi; mais c’est Dieu Lui-même qui t’a pris en charge dans Sa bonté…». Telle est la prérogative des « Solitaires » (al-afrâd), ceux qui, parmi les nombreuses catégories de saints qu’Ibn Arabî distingue, ont ceci de spécifique qu’ils sont théodidactes : Dieu seul assume leur instruction. Un statut privilégié que souligne leur marginalité dans la sphère de la sainteté; à la différence des autres saints qui sont tous subordonnés à l’autorité du « pôle » – lequel, selon les mystiques musulmans, préside l’invisible plérôme des saints qui assure le maintien de l’équilibre cosmique – les « Solitaires » sont sous l’obédience exclusive de Dieu.

Qu’Ibn ‘Arabî soit appelé à appartenir à cette élite spirituelle, c’est ce que lui annonce un événement spirituel majeur qui survient à Cordoue en 1190 : au cours d’une vision, le jeune mystique est mis en présence de tous les prophètes qui ont été successivement envoyés aux hommes depuis le commencement des temps. Le caractère éminemment universel de ce spectaculaire rassemblement augure de la gravité du message qu’apportent les envoyés de Dieu, mais dont Ibn ‘Arabî ne dévoile pas la teneur dans le texte où il relate cet épisode19. Peut-être même ne l’a-t-il jamais consigné par écrit. Du moins s’est-il exprimé oralement à ce sujet auprès de quelques disciples d’élection. Or, selon leur témoignage, Ibn ‘Arabî est informé à cette occasion qu’il est l’ultime héritier en ligne directe de Muhammad : en d’autres termes, qu’il est le « sceau des saints muhammadiens », celui en lequel se manifeste dans toute sa plénitude et pour la dernière fois l’exemplaire sainteté de Muhammad que sa mission prophétique voilait au regard des hommes. Ibn ‘Arabî n’est pas le dernier des saints, il est le dernier, affirme-t-il, à véhiculer la sainteté dans sa forme suprême, celle de type spécifiquement muhammadien.

Le départ vers le Maghreb : les premiers écrits

‘Trois ans plus tard, en 1193, Ibn ‘Arabî – qui a maintenant 28 ans – entreprend d’explorer de nouveaux horizons et traverse pour la première fois le Détroit pour se rendre à Tunis où, durant près d’un an, il côtoie de nombreux soufis maghrébins en même temps qu’il approfondit sa connaissance des grands maîtres à penser du soufisme dont il a récemment découvert le patrimoine. Ce premier périple hors d’Espagne le conduit aussi à la découverte d’un univers d’une tout autre espèce: la « Terre de la Réalité ». De cette mystérieuse contrée, aucune carte géographique ne tracera jamais les contours puisqu’aussi bien elle n’appartient pas au monde physique, ni même au monde céleste, mais participe de la nature de l’un et de l’autre et constitue l’« isthme » (barzakh) qui conjoint les réalités inférieures et supérieures, où s’entrelacent les esprits et les corps. Dans ce monde « imaginal », mais non point fictif, le commun des mortels ne pénètre que dans le sommeil : c’est là que s’accomplissent leurs rêves; ou dans le trépas: leurs âmes y séjournent dans l’attente du Jugement dernier. Les gnostiques, en revanche, y accèdent fi-l yaqza, à « l’état d’éveil », non pas avec leur corps, cela va sans dire, mais en esprit. C’est en cette Terre, affirme Ibn Arabî, que les saints contemplent Dieu et qu’ils L’adorent en « purs serviteurs »: « J’ai moi- même commencé à y adorer Dieu en 590 (1193) et nous sommes maintenant en 637 (1239) ». Il ne s’agit donc pas, on l’aura compris, de quelques rêveries vagabondes, mais de la réalisation de la ibâda, l’« adoration» à son degré ultime, celui où le spirituel contemple Dieu à chaque instant avec «l’œil du cœur».

Il est remarquable que les premiers écrits d’Ibn ‘Arabî datent de cette époque, notamment « Les Contemplations des Mystères » qu’il rédige dès son retour en Andalousie. Le titre de cet ouvrage suggère assez que cette coïncidence n’est pas fortuite. Affranchi de tout ce qui voile l’omniprésence de Dieu au regard du croyant, il est désormais temps pour lui de commencer à exercer son magistère, de fixer par écrit les connaissances sacrées dont il est le dépositaire en tant qu’ultime héritier de la sainteté muhammadienne afin d’en assurer la transmission pleine et entière aux générations de spirituels à venir. Telle est la volonté divine, lui est-il indiqué lors d’un épisode visionnaire dont le troisième chapitre des « Contemplations » se fait l’écho: « Informe Mes serviteurs de ce que tu as vu, afin d’enflammer leur amour et leur désir de Moi; ainsi seras-tu une miséricorde pour eux ! ». Ibn ‘Arabî écrit parce que Dieu le lui prescrit; l’écriture, chez lui, est un apostolat.

Dans les années suivantes, il sillonne les routes de l’Andalousie et du Maghreb, quêtant inlassablement les « signes de Dieu » que sont par excellence les innombrables saints qui peuplent cette partie du monde et dont il immortalisera plus tard le souvenir dans deux recueils qui leur sont entièrement consacrés. Il se rend notamment à plusieurs reprises à Fès; c’est dans cette ville qu’il donne le jour, en 1198, au « Livre du Voyage Nocturne » (K. al-isrâ), le plus lyrique, sans doute, de tous ses écrits en prose. Dans ce texte, d’une tonalité poétique très prononcée, Ibn ‘Arabî livre le récit de sa propre expérience du mi’râj, l’« ascension spirituelle» que les saints accomplissent sur les traces du Prophète qui, selon la tradition islamique, fut miraculeusement transporté, une nuit, de La Mecque à Jérusalem et, de là, conduit de ciel en ciel jusque devant le « Seigneur des mondes ». Ce face à face avec l’Éternel est, pour les uns, l’ultime étape du voyage – ceux-là, indique Ibn ‘Arabî, ne sont pas habilités à diriger des disciples. Pour d’autres, les plus parfaits d’entre les saints, il n’est qu’une halte. À l’exemple du Prophète, ils sont renvoyés vers les hommes pour les guider et dans ce retour sacrificiel vers les créatures, s’accomplit le voyage en Dieu, perpétuelle contemplation de Ses théophanies, car, dorénavant, où qu’ils tournent leur regard, ils ne voient que la Face de Dieu. À l’issue de cette expérience, Ibn ‘Arabî sait qu’il relève de cette seconde catégorie. Chacun des prophètes qu’il a rencontrés au cours de ce périple spirituel le lui a confirmé, saluant en lui l’« Héritier Suprême de Muhammad», mais l’exhortant, aussi, à assumer dignement la charge qui, à ce titre, lui incombe. Et dont l’échéance, désormais proche, le laisse désemparé.

C’est ce que révèle une lettre qu’il écrit peu de temps après, une fois rentré en Andalousie. Adressée à un maître qui lui est manifestement cher, elle exprime une détresse profonde; au regard du privilège insigne qui lui est conféré et des graves responsabilités qui en découlent, Ibn ‘Arabî se sent, se juge, médiocre: « Ma lettre est celle d’un serviteur que son âme égare, que ses sens voilent, dont les moments de distractions sont constants, les fautes nombreuses. […] Ses invocations sont celles d’un gnostique, mais ses actes sont ceux des démons. […] Des yeux secs, une terre desséchée, un cœur dur, un serviteur désobéissant. Ah ! Comment se délivrer du trouble de la déchéance pour parvenir à la pureté de l’élection (al-ijtibâ) et du privilège (al-ikhtisâs) ? Le serviteur est rejeté à cause de son péché, chassé de la porte de Son seigneur qui l’a pourtant regardé avec bienveillance ; II a inscrit son nom dans le « Registre des saints » et lui a octroyé le manteau de la guidance […]; [malgré cela], le cœur est empli des suggestions démoniaques, voilé par les prétentions de l’âme. Les portes de la réalisation spirituelle lui ont été fermées et il chemine hors des sentiers battus ; il erre dans un désert, sans compagnon à ses côtés… »

Le voyage sans retour

Plus d’une année s’écoule cependant, avant qu’Ibn ‘Arabî ne quitte l’Andalousie; il est vrai que le caractère définitif de son départ implique de longs préparatifs. À l’automne de l’année 1200, il est à Salé d’où il se dirige vers Marrakech, située à quelques jours de marche seulement. En cours de route, il fait halte dans un petit village berbère, qui subsiste de nos jours sous le nom de Guisser et où, indique-t-il dans un passage des Futûhât, il accède à la demeure spirituelle réservée aux « Solitaires », la « Station de la Proximité » laquelle représente, selon lui, l’ultime échelon du parcours spirituel, le sommet insurpassable de la sainteté. Quelques mois plus tard, en juin 1201, il est à Bougie quand, durant le jeûne du mois de ramadan – au cours duquel il fête ses 37 ans selon le calendrier lunaire, il se voit célébrant ses noces avec chacune des étoiles du ciel et chacune des lettres de l’alphabet. Autant d’événements qui confirment son élection comme « Sceau des saints muhammadiens » ; si l’épisode de Guisser marque son accession effective au degré spirituel que cette magistrature implique, celui de Bougie se rapporte aux sciences sacrées que sont par excellence en islam, l’astrologie et la « science des lettres» et dont l’ultime héritier du Prophète a la garde.

Continuant de longer la côte, Ibn ‘Arabî arrive bientôt à Tunis, son dernier port d’attache en Occident. Neuf mois plus tard, il reprend son bâton de pèlerin à destination, cette fois, de « La Mère des cités », La Mecque. En août 1202, lorsque commence le rituel du pèlerinage, Ibn ‘Arabî est au nombre de ceux qui accomplissent les tournées giratoires autour de la Ka’aba, la « Maison de Dieu » qui, depuis des temps immémoriaux, se dresse au milieu du désert pour rappeler à l’humanité déchue la Présence du Dieu Unique et Vivant. Et c’est là, dans ce lieu sacré entre tous, qu’Ibn ‘Arabî, investi solennellement à son arrivée de son mandat par le Prophète, « reçoit » le contenu des Futûhât Makkiyya, les « Illuminations de La Mecque », cette somme mystique qui a nourri et nourrira jusqu’à la consommation des siècles des générations de spirituels d’Orient, d’Occident, d’Asie et d’Afrique.

Par Claude Addas

 Vous pouvez retrouver la publication d’origine sur le site Persee ici.

Claude Addas est diplômée des Langues orientales, auteure d’une thèse sur Ibn ‘Arabî, elle a notamment publié Ibn Arabî et le voyage sans retour et Ibn ʿArabī ou la Quête du soufre rouge.