Mondialisation et identité :

quelques aspects de la perspective soufie

Par Eric Geoffroy

Mondialisation et identité : quelques aspects de la perspective soufie 

Transcription de l’intervention d’Éric Geoffroy le 10 février 2021 qui a été consacré à la thématique « Mondialisation et identité : quelques aspects de la perspective soufie ».

Introduction

« Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu [1] » : tout ce qui se trouve dans l’univers est un signe divin, et fait sens. Le musulman ne saurait exclure de la Présence divine aucune religion, aucune culture, aucun visage. C’est bien ce qu’ont vécu les premières générations de musulmans. Ce qui explique pourquoi, dans son élan fondateur, l’islam a opéré une véritable ‘‘mondialisation’’ humaniste, qui n’a bien sûr rien à voir avec la « globalization » actuelle, de type matérialiste.

          Qu’en est-il de nos jours ? Qu’est-ce que le soufisme peut apporter à l’être humain contemporain ? En premier lieu, à une époque où l’homme doute de lui-même et de la pertinence de sa place sur cette planète, où s’imposent la massification et l’uniformisation de l’être humain, le soufisme nous rappelle que l’humain est la théophanie (tajallî) suprême de Dieu sur terre, et que le projet divin à son égard a du sens – même s’il nous échappe souvent.

Mais, dans ce monde de l’« idolâtrie du nouveau », de la révolution informatique et de l’instantané médiatique, comment maintenir une conscience spirituelle, un espace intérieur, non altérés ? Il y a de bonnes raisons de penser que le positivisme unidimensionnel, ‘‘horizontal’’, ne répond pas à ces défis. Il a d’ores et déjà montré son incapacité à épanouir l’homme, et également son potentiel de nuisance (cf. la crise écologique actuelle). Autant de constats qui appellent à réévaluer la perspective soufie, selon laquelle on ne saurait s’attacher à aucune forme puisque Dieu renouvelle à chaque instant Sa création [2].

Le temps

L’un des symptômes de la modernité/mondialisation est incontestablement l’accélération du temps, ou du moins la perception que l’on a d’une telle accélération, laquelle va de pair avec l’abolition des distances géographiques. Le Prophète faisait de cette contraction toujours plus accentuée l’un des signes de la « fin des temps ». Les oulémas anciens se sont d’ailleurs interrogés sur les modalités de la pratique rituelle qui prévaudraient à un tel moment : ainsi, comment effectuer les cinq prières quotidiennes dans un temps contracté ?

Le soufi a pour devise d’être le « Fils de l’Instant » (ibn al-waqt), ou de son époque. Il se fait aussi l’écho de l’allusion coranique : « Chaque jour, Il [Dieu] est à l’œuvre [3] ». L’« instant », chez le soufi, correspond à l’état (hâl) dans lequel Dieu le place. Sans considération aucune pour le passé ou le futur, il observe l’effet de la Présence divine dans l’ici et maintenant, quelque forme que prenne cette instance.

Être le « fils de l’Instant » suppose donc une disponibilité sans faille aux théophanies (tajalliyât), aux manifestations, incessantes, mais toujours renouvelées, de Dieu dans le monde et en l’homme. C’est là l’une des nombreuses applications possibles de la parole du maître de Bagdad, al-Junayd (m. 911). Son aphorisme « L’eau est de la couleur de son récipient » (lawn almāʾ lawn ināʾihi) se traduit dans notre contexte : « La Présence est de la couleur de l’instant, de l’époque ».

Le soufi devrait donc être toujours ‘‘moderne’’, si l’on se fie à l’étymologie grecque ancienne du terme modernité, qui signifie « d’aujourd’hui ». « Serviteur du Vivant » (‘abd al-Hayy), il a potentiellement la faculté de percevoir la sagesse sous-jacente aux mutations brutales que nous connaissons. Il accepte, accueille même, les conditions dans lesquelles sa vie s’insère, car il voit en elles l’expression de la volonté divine. « N’insultez pas le temps, car Dieu est le temps », nous dit un hadîth qudsî. Le terme arabe dahr, que l’on traduit par « temps » ou « durée », est considéré par certains auteurs musulmans comme un Nom divin. Il n’y a donc pas de temps ou d’espace profane, car tout est investi par la Présence.

L’espace

Dans un contexte de désagrégation des repères, le soufisme peut vivifier l’enseignement islamique selon lequel la sacralité ne réside pas dans un temple, mais en l’homme. Le cosmos lui-même n’a pas la capacité d’accueillir la Présence comme peut le faire l’être humain : « Ni Ma terre ni Mon ciel ne me contiennent ; seul Me contient le cœur de Mon serviteur fidèle » (hadîth qudsî). Les repères rituels formels, extérieurs, ont donc une importance très relative en islam, ainsi qu’en témoignent, par exemple, les ‘‘mosquées’’ du désert, délimitées symboliquement par un simple tracé de pierres alignées sur le sol. Si les sociétés traditionnelles, qui fournissaient ces repères, sont mortes ou en train de mourir, le soufisme répond que l’homme peut trouver son axialité en lui-même. Plus que jamais, avec la mondialisation, la terre entière devient une « mosquée pure », comme l’indiquait le Prophète. Ainsi, si le soufi n’est pas, idéalement, tributaire du temps, il doit également ne pas l’être du lieu.

Se libérer de nos fausses identités

Le cheminement initiatique soufi (al-sulûk) passe obligatoirement par un processus de déconditionnement psychologique personnel. Il consiste à se ‘‘désidentifier’’, à se débarrasser de nos fausses identités (égotique, familiale, sociale, politique, professionnelle…), et ainsi à recouvrer notre identité métaphysique, notre « patrie originelle », al-watan, comme disent les soufis. Seul ce déconditionnement permet à l’âme de connaître sa vraie nature spirituelle. Selon l’enseignement soufi, les couches superficielles de notre être forment un ensemble de représentations instables, qui nous leurrent.

Le musulman en général doit en ce sens être conscient que l’islam se fonde sur ce qu’on appelle la « voie négative » (al-‘ilm al-salb, selon les termes d’Ibn ‘Arabî). En effet, la profession de foi islamique commence par une négation : ilaha illâ Allâh : « Pas de divinité si ce n’est Dieu ! ». Cela signifie entre autres : chassez de votre conscience les idoles extérieures, mais aussi intérieures, c’est-à-dire toutes les illusions qui parent les choses et les êtres d’une existence indépendante, et qui vous trompent sur votre propre identité.

De façon concrète, et quasiment thérapeutique, je dois chercher à avoir une meilleure perception du Tawhîd, du principe d’Unicité, si central en islam. Je peux le visualiser comme un axe vertical qui me permet, en permanence, de me recentrer intérieurement : j’ai alors, enracinée en moi, la conscience que je ne fais qu’un avec moi-même, et que j’ai une cohérence intérieure. Cette verticalité me libère des dualités et des paradoxes inhérents à la nature humaine, paradoxes qui me traversent et me tiraillent. Par cet ancrage, je me sens assez fort, assez structuré, pour dialoguer avec le monde, et pour m’ouvrir aux autres. Je souffre moins aussi, car je peux situer les choses, les êtres, et donne à chacun son dû, son haqq, pour reprendre l’enseignement du Prophète.

Consclusion

Dans notre nouvel espace-temps caractérisé par l’immédiateté, l’instantanéité et la simultanéité, Dieu n’a sans doute jamais été aussi immanent. Vivons-nous le « dernier tiers de la nuit » au cours duquel, selon une parole du Prophète, Dieu descend jusqu’à ce bas-monde ? La nuit symbolise bien sûr la durée de vie du cosmos et de l’humanité. Pour Ibn ‘Arabî comme pour l’émir ‘Abd al-Qâdir (al-Jazâ’irî), Dieu est plus proche de nous durant cette période et, par voie de conséquence, la science spirituelle de la communauté muhammadienne y serait plus accomplie qu’elle ne l’a jamais été [4].

 Par Eric Geoffroy

 [1] Coran 2 : 115.

[2] En référence au verset coranique 50 : 15.

[3] Cor. 55 : 29.

[4] ‘Abd al-Qâdir, Kitâb al-Mawâqif, Damas, 1967, II, 919.