Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du 7 mai 1976.
L’article suivant est la retranscription du dixième épisode de la série Le trésor des conteurs, dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, durant lequel Eva de Vitray–Meyerovitch nous livre sa vision des contes, à la lumière de la spiritualité dans le cadre d’un échange avec Dejan Bogdanović.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisantconnaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
le Podcast
Dejan Bogdanović : Assez souvent, les contes baignent dans un climat onirique. Nous en avons des exemples aussi bien dans « Les Mille et Une Nuits », qui sont une œuvre en langue arabe, que dans l’œuvre des mystiques, notamment des mystiques persans et plus particulièrement dans l’œuvre de ce grand mystique de langue persane qui est Jalâl ad-Dîn Rûmi dont vous avez, vous, Eva de Vitray Meyerovitch traduit les œuvres du persan en français.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, en effet. Ce climat onirique, lié à la notion de rêve, et dont les contes sont habités, se base en réalité sur une certaine vision du monde. Celle–ci, en ce qui concerne la culture musulmane, est merveilleusement bien illustrée dans l’œuvre de ce grand poète dont vous venez de parler, Rûmî. Selon lui, le monde n’est pas totalement irréel –comme la Maya de l’Inde¹ – ce n’est donc pas un monde illusoire, mais un monde qui, face à la Réalité qui transcende toute chose, est un peu comme un reflet dans un miroir. Le reflet existe bien, mais ce n’est jamais qu’un reflet ou une réalité un peu participée. Un hadith, c’est–à–dire une parole du Prophète de l’Islam, affirme que l’homme dort toute sa vie et que c’est simplement lorsqu’il meurt, qu’il se réveille². Comme Monsieur Bammate le soulignait également, je pense qu’il est extrêmement important de rappeler ici la mission d’éveil tenue dans la littérature par les contes. Cette dernière consiste, en fait, à tirer l’âme endormie de ce sommeil appelé ghaflat, ce sommeil de l’indifférence et de l’oubli, qualifié ainsi par les gnostiques, dans lequel nous passons notre petite vie quotidienne. Aussi, le rêve représente en fait une déconnection, une prise de conscience qu’il existe tout un autre monde possible, où, d’ailleurs, tout est possible. C’est aussi un des éléments caractéristiques de la littérature des contes, ce dont vous vous êtes entretenu avec Najm oud–Dine Bammate: dans un conte comme dans un rêve, tout peut arriver (on vole, on se transforme…). Dans ce climat de merveilleux, le rêve, qui constitue une déconnection de la vie quotidienne, permet l’accès à un certain niveau de compréhension. Il existe, à ce sujet, une histoire très courte de Rûmî, qui anticipe la fameuse œuvre de Calderon «La Vie est un Songe», et que je vais vous lire, si vous me le permettez.
L’homme qui a vécu plusieurs années dans une ville, dès que le sommeil lui a fermé les yeux, contemple une autre cité remplie de biens et de maux, et sa propre ville ne vient pas du tout à son souvenir, de façon qu’il puisse dire «j’ai vécu ici? Cette nouvelle cité n’est pas la mienne… Ici, je suis seulement de passage…». Non, il pense qu’en vérité il a toujours vécu dans cette ville–là, qu’il y est né et qu’il y a été élevé. Or, ce monde est le rêve de celui qui dort. Le rêveur s’imagine qu’il est durable, jusqu’à ce que, tout à coup, se lève l’aube de la mort et qu’il soit libéré des ténèbres de l’opinion et de l’erreur. Alors, il se mettra à rire des chagrins qu’il a endurés lorsqu’il apercevra sa demeure permanente. Tout ce que tu as vu dans ton sommeil du monde, te deviendra évident quand tu t’éveilleras.
Il convient de souligner ici que cette notion de reconduction renvoie à quelque chose de très matériel: on va toujours du signe vers le signifié. Rûmî, dans une histoire, mais également, dans une lettre inédite, témoigne de cette nouvelle naissance générée par l’accession à une nouvelle dimension de l’être. Cette idée est également exprimée dans l’Évangile de Saint Jean ainsi que par Claudel: accéder à un niveau de compréhension, où la connaissance est une nouvelle naissance au monde. Rûmî cite pour exemple le cas de l’embryon, qui, enveloppé dans les ténèbres du sein maternel, ne connait que celui–ci. Si on lui racontait – et s’il était capable de le comprendre– qu’au–delà du sein de sa mère existent des villes, des villages, et autres hôpitaux, musées, tableaux, arbres, clairs de lune et couchers de soleil…, il ne pourrait pas l’imaginer. De même, ajoute Rûmî, nous–mêmes sommes prisonniers de notre condition charnelle et, de ce fait, ne pouvons absolument pas imaginer ce que pourrait représenter toute autre condition de l’être. Seul le rêve peut en donner une petite idée.
C’est pourquoi le conte, avec cette résonance possible, cet écho qu’il peut éveiller en l’être, provoque une sorte de réminiscence. Toutefois, nous n’aurons malheureusement pas le temps d’aborder ce point très important de la pensée musulmane. En effet, selon la pensée musulmane, comme pour la pensée platonicienne, connaître, en réalité, c’est se souvenir d’un autre monde, d’une autre dimension de l’être. Ainsi certains penseurs de l’Islam ont déclaré s’agissant de la musique : «si nous sommes tellement émus par la musique, c’est parce que nous avons entendu ces mélodies à un autre niveau de l’être».
Le Mathnawi³ de Rûmî comporte une autre histoire, que l’on retrouve curieusement bien plus tard dans les contes hassidiques⁴ rapportés par Martin Buber. Il sont sans doute puisé dans ce trésor de contes et d’apologues qu’est l’œuvre de Rûmî. Il s’agit de l’histoire du trésor caché. Rûmî raconte ici l’aventure d’un certain Ali de Bagdad, qui avait dilapidé tout son héritage, et se trouvait de ce fait à la fois ruiné et abandonné de tous ses amis. C’est alors qu’il pria Dieu de l’éclairer. Je me permets d’ouvrir ici une parenthèse pour expliquer ce «procédé» de connaissance ou de révélation dans l’islam, appelé Istikhara : il s’agit, dans le cas d’un problème très important et très grave à résoudre, de se mettre dans un certain état de pureté, à la fois corporel et spirituel, en vue d’adresser à Dieu une prière très fervente afin d’être éclairé, au besoin par un rêve véridique. Le personnage du récit pria donc de la sorte, puis se coucha et s’endormit. En réponse à son invocation, il vit un trésor enfoui sous terre, près d’un pont, à un endroit qu’il reconnut vaguement comme étant la ville du Caire. Il ne connaissait pas cette ville. Toutefois, son rêve fût si vivant et si frappant qu’il nourrit l’espoir que ce trésor l’arracherait à sa misère, et résolut doncde partir. Il fit ses adieux à sa famille et parvint au Caire. Là, il reconnut avec émerveillement l’endroit qu’il avait vu dans son rêve, mais n’osa pas cependant se mettre à creuser en plein jour. C’est pourquoi, il attendit que la nuit tombât et se mit fiévreusement à creuser le sol. Au moment d’atteindre son but et de trouver ce fameux trésor, un homme l’interpella en posant la main sur son épaule (il s’agissait d’une patrouille de police): «Que fais–tu là? Es–tu un voleur? Suis–nous!» Arrivé au poste de police, il raconta son histoire à l’officier de police qui se mit à rire et lui dit: «Écoute, tu es complètement stupide. Moi aussi, j’ai rêvé d’un certain Ali de Bagdad habitant telle rue, dans telle maison où se trouvait un trésor caché, derrière son âtre. Mais contrairement à toi, je suis un homme raisonnable et je ne suis pas fou au point de partir pour une folle équipée comme la tienne. Je suis resté bien tranquillement chez moi! ». Ali ne répondit rien, remercia, et rentra chez lui où il creusa la terre derrière l’endroit le plus chaud, c’est–à–dire l’âtre. Là il trouva le trésor dont il ignorait l’existence et qui vint le tirer de sa misère.
Or, la pointe de cet apologue, ou le sens mystique à lui donner, est qu’il ne convient pas d’être une âme habituée. À cet égard, Péguy disait toujours: «Seigneur, faites que je ne sois pas un cœur habitué ». De fait, l’habitude, la routine, le sommeil de l’indifférence – dont nous avons tant parlé au cours de cet entretien – masquent la Vérité. Alors qu’il faut sortir de soi–même, de chez soi, vivre un exil, un expatriement, un décentrement spirituel pour retrouver ce trésor enfoui au plus intime de votre être, dans votre propre maison, mais plus précisément dans votre propre âme et culture. Justement, le rôle du conte est de vous inviter au voyage, en vous décentrant, en vous faisant sortir de la routine et du «ronron» de la vie quotidienne qui endorment, pour partir à l’aventure et trouver le trésor, comme les princes l’ont fait tout comme notre Ali de Bagdad. D’ailleurs, cette série d’émissions ne se nomme–t–elle pas «Le Trésor des Conteurs»? Là aussi, il s’agit d’un trésor.
Dejan Bogdanović : Pour que le songe revêt ce caractère de vision, vous avez fait allusion à certaines conditions à remplir ?
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, et bien sûr, la condition primordiale reste la purification. Je disais qu’Ali, avant de s’endormir, avait demandé à Dieu de le guider. C’est pourquoi, il eut une vision véridique car sa prière fut, en effet, sincère et fervente. Ce fut donc une purification du cœur, précédée par cette purification corporelle que sont les ablutions rituelles. En outre, je pense que le sommeil, favorisant cette déconnection de la vie quotidienne, représente également une purification du mental. Vous voyez,le thème du miroir et d’un univers fait de reflets, dont nous parlions tout à l’heure, est un thème tout à fait fondamental: il est présent dans la mystique, dans la poésie et dans la métaphysique islamique en général, que ce soit, à Jakarta, à Lahore, à Tanger ou au Caire. Quel que soit le langage dans lequel il s’exprime, ce thème du miroir reste, sans doute, celui le plus onirique de toute la littérature: qu’il s’agisse des symbolistes, même de Victor Hugo ou de la littérature métaphysique du Moyen Âge, notamment les poètes métaphysiciens anglais, ou encore Chamisso⁵ et les romantiques allemands. Le fait est que nous retrouvons toujours ce miroir sombre dans lequel chacun voit son double. Même Saint Paul déclare que sur cette terre, nous voyons les choses en énigme et dans un miroir, mais que nous les verrons un jour en réalité. Ce thème du miroir qu’il faut purifier, est donc un thème tout à fait fondamental. La possibilité de connaissance consiste ainsi à purifier ce miroir afin de lui permettre de refléter le réel tel qu’il est en vérité.
Une anecdote me paraît très révélatrice à cet égard. C’est l’histoire que Rûmî raconte dans le Mathnawi, celle des peintres de Rûm, ce nom désignant Byzance. Notons à ce propos que Rûmî, qui était iranien et vivait en Anatolie au 13ème siècle, tient son nom de la ville de Rûm: on l’appelait le «Byzantin».
Dans ce conte, les peintres de Rûm – doncde Byzance – et les peintres de Chine sont mis en compétition en vue de décorer la salle d’un palais. Ces deux groupes de concurrents se font face, mais sans pourtant se voir, car la salle du palais est divisée dans toute sa longueur par un rideau. Ils ne se voient pas les uns les autres et doivent donc décorer de fresques les murs qui leur sont respectivement dévolus. Il conviendra de déterminer ensuite quel groupe remporte la palme. Aussi, les peintres de Chine décorent–ils de figures ravissantes le mur qui leur est imparti. Précisons que ces derniers représentent les gens du monde. A contrario,les peintres de Byzance ne font que polir et polir encore leur mur, sans arrêt. Au jour de l’inauguration, le sultan arrive et admire d’abord les fresques des peintres de Chine. Puis, il demande que le rideau soit levé : c’est le dévoilement – il s’agit d’un terme tout à fait mystique, signifiant que les choses apparaissent dans leur vérité première –, et à ce moment–là, les peintures chinoises, symbolisant les formes terrestres et la beauté du monde matériel, se reflètent dans le mur poli tel un miroir par les peintres de Byzance. L’apologue nous dit que «Le reflet était plus beau que la réalité, car dans un cœur absolument dépouillé de toute image, vient se refléter, comme dans un miroir sans tache, toute la beauté du monde».
Là aussi, c’est Rûmî lui–même qui nous donnele sens profond de cet apologue. Dans sa conclusion, il confère à cette anecdote une dimension de conte mystique. Ainsi nous dit–il:
Les Byzantins sont les soufis (c’est–à–dire les mystiques). Ils sont sans étude, sans livre, sans érudition, mais ils ont poli leur poitrine, ils ont purifié du désir, de la cupidité, de l’avarice et des haines, leur cœur. Cette pureté du miroir est, sans nul doute, le cœur qui reçoit d’innombrables images. Il garde en son sein la forme infinie et sans forme de l’invisible, reflétée dans le miroir de son cœur. Bien que cette forme ne soit pas contenue dans le ciel, ni dans l’empyrée, ni dans la sphère des étoiles, ni sur le globe, car toutes ces choses sont limitées et dénombrées, sache que le miroir du cœur est sans limite. Ici, l’entendement devient silencieux, sinon il induit en erreur, car le cœur est avec Dieu ou plutôt le cœur, c’est Lui. Le reflet de chaque image brille éternellement à partir du cœur seul, tant dans la pluralité qu’en dehors d’elle. Ceux qui ont poli leur cœur ont échappé aux parfums et aux couleurs. Ils contemplent sans cesse la beauté, à chaque instant. Ils ont abandonné la forme et l’écorce de la connaissance. Ils ont brandi l’essence et l’océan de la connaissance mystique. Depuis que les formes des paradis ont resplendi, elles ont trouvé les tablettes de leurs cœurs réceptives. De l’empyrée, de la sphère étoilée et du vide, ils reçoivent cent impressions. Quelles impressions? En vérité c’est la vision même de Dieu...
1 Terme sanskrit qui désigne la nature illusoire du monde phénoménal dans la mystique indienne.
2 Al–nâs nisyân fa–‘idhâ mâtû intabahû (les hommes sont endormis, et ce n’est que lorsqu’ils meurent qu’ils se réveillent.), hadith rapportépar al–Ghazâlî dans Ihyâ’ ‘ulûm al–dîn, sans isnad (chaîne degarant), et souvent attribué à ‘Alî.
3 Le Mathnawi (transcrit aussi Masnavi ou Mesnevi) est un ouvrage du XIIIème siècle écrit en persan par le Jalâl al–Dîn Rûmî. C’est une des œuvres les plus connues du soufisme et de la littérature persane.
4 Les contes hassidiques sont des histoires populaires mariant la mystique à l’expérience quotidienne, et ont pour cadre la vie juive traditionnelle d’Europe de l’Est.
5 Adelbert von Chamisso (1781–1838) est un poète et écrivain franco–allemand.