Mevlâna Jalâl al-Dîn Rûmî

Par Eva de Vitray-Meyerovitch

Retranscription de l’émission de France culture Agora du 9 mars 1989.

L’article suivant est la retranscription d’une émission Agora sur France Culture, à l’occasion d’une semaine spéciale sur « Le monde musulman », durant laquelle Eva de Vitray-Meyerovitch nous parle de Rûmî, de son œuvre, de Konya...

 Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray-Meyerovitch en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.

Olivier Germain-Thomas : Eva de Vitray-Meyerovitch, vous êtes islamologue. On a toujours un peu de mal à rajouter « logue » à la fin du terme désignant une religion. Chez vous, ce « logue » n’est pas tellement  gênant puisque vous vivez aussi la religion de l’intérieur, vous l’avez choisie venant du christianisme, comme étant maintenant votre propre religion. Vous avez d’ailleurs accompli deux fois de suite le pèlerinage de la Mecque, et, à la suite de cela publié un ouvrage sur la Mecque[1].

En outre, vous avez publié de nombreuses traductions, notamment de Rûmî, qui est un des grands mystiques musulmans soufis qui vous passionne. Je crois d’ailleurs, sans trahir un secret, que vous êtes en train de terminer, ou que vous avez terminé, la traduction d’un ouvrage de lui, qui pour vous est absolument fondamental, et qui s’appelle le Mathnawi[2].

Mais ce n’est pas pour cela que je vous reçois aujourd’hui, mais pour un livre que vous  avez traduit avec Djamchid Mortazavi, qui s’appelle La Parole secrète, l’enseignement du maître soufi Rûmî[3], livre écrit par Sultan Valad, le fils de Rûmî, publié aux Éditions du Rocher. C’est un ouvrage intéressant à plusieurs égards. Il se présente sous la forme de courts récits nous permettant de mieux pénétrer dans ce qu’était  la richesse de la vie spirituelle et des réalités sociales de l’époque en Turquie, du côté de Konya dans un milieu de soufis iraniens.

Je crois que, pour bien saisir cet ouvrage écrit par Sultan Valad, il faut le situer dans une lignée de grands maîtres, aussi bien par rapport à son père, Rûmî, dont il est question, que par rapport à son grand père, qui vivait dans ce qui est actuellement l’Afghanistan…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ça. Le père de Sultan Valad, Jalâl al-Dîn Rûmî – que l’on appelle Mawlanâ dans les pays arabes, Mevlana[4] en turc – est en effet un des plus grands maîtres soufis, et certainement un des plus grands mystiques et poètes de tous les temps. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, ce Masnavi de 50 000 vers auquel vous faisiez allusion tout à l’heure, que je viens  de finir de traduire avec mon ami M. Mortazavi : Le Livre du dedans (Kitâb fîhi mâ fîhi[5]), des odes mystiques consacrées à la mémoire de son maître disparu, et bien d’autres encore. Il est né en 1207 à Balkh, dans l’Afghanistan actuel, et son père, en effet, Baha-ud-Dîn Valad, que l’on appelait le sultan des Ulama (le sultan des savants) était lui-même un prédicateur très renommé et un grand maître soufi. Devant l’invasion mongole menaçante, et suite à une vision lui montrant Balkh dévastée – ce qui s’est avéré quelques années après –  Baha ud-Dîn Valad a amené sa famille d’abord à Nichapour, puis à la Mecque, et enfin suite à une invitation par le sultan  de l’époque – dont on dit qu’il était l’Aladin des Mille et une nuits et de la lampe merveilleuse – à Konya, capitale de l’Empire seldjoukide.

Je voudrais dire deux mots sur Konya, ville à laquelle j’ai consacré un livre qui va d’ailleurs bientôt paraître, « Konya et la danse cosmique »[6]. Ce n’est pas pour parler de mon livre, mais pour souligner l’intérêt de cette ville, espèce de hasard extraordinaire de l’histoire. Elle a été la première communauté urbaine connue dans le monde puisqu’elle date de 9000 ans. Suite à des fouilles, on a pu établir que c’était un matriarcat. Je passe rapidement sur les siècles : ce fut la capitale de l’empire hittite, où la veuve de Toutankhamon a failli se marier ; puis l’Iconium de St  Paul, la première ville du monde évangélisée car, après l’illumination de Damas, Paul y est venu avec son disciple Timothée, originaire de Konya, et celle-ci a donc été la première ville du monde évangélisée. Ensuite, est venu l’Islam, puis Rûmî, le fleuron de cette époque, qui a donné à toute cette région une empreinte absolument ineffaçable. Vous savez quand on est à Assise – j’aime beaucoup le rapprochement entre St François d’Assise et Rûmî, parce qu’ils se ressemblent beaucoup et qu’ils sont à peu près contemporains – on sent encore aujourd’hui cette douceur franciscaine. De même, aujourd’hui, quand on se rend à Konya, on sent encore l’empreinte de son fondateur, on sent toujours cette même douceur. Le maître était bon pour les animaux, pour les pauvres, il allait conseiller et consoler les femmes de mauvaise vie, les prostituées. Il était plein de sérénité, de bonté, de tolérance aussi : par exemple, il a cette parole extraordinaire, en une époque de croisades, d’intolérance et de fanatisme mondial : « si ton âme est assez pure et pleine d’amour, elle devient comme Marie, elle engendre le Messie ». Pendant deux siècles, cet Empire seldjoukide a connu une période tout à fait extraordinaire. C’était d’ailleurs le berceau de l’Empire ottoman, puisque celui qui est devenu ensuite le premier sultan ottoman était un notable de Konya. Il y a régné une paix spirituelle et une tolérance extraordinaires. Les musulmans, les juifs et les chrétiens vivaient dans une espèce de symbiose, en étant bien entendu fidèles à leurs traditions respectives, mais allant aux fêtes des uns et des autres…

Olivier Germain-Thomas : C’est tout à fait dans la ligne de Rûmî…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, tout à fait ! Rûmî avait créé ce climat qui dura deux siècles encore. On en retrouve un peu l’écho dans le livre de Sultan Valad. Je crois que l’intérêt de ce livre est double. D’abord l’auteur nous avertit lui-même que son père, bien qu’il use d’un langage assez accessible, a produit des œuvres imposantes qui traitent de questions métaphysiques tout de même très profondes. Son fils, qui était en même temps son disciple, puis son successeur à la tête de sa confrérie, a voulu rendre les choses plus accessibles à un grand public en utilisant un langage très simple. Il le dit lui-même : « Certains n’avaient pas suffisamment de perspicacité et d’intelligence pour comprendre la réalité des choses et connaître son but », c’est-à-dire le but de son père, « C’est pourquoi dans ce livre-ci ont été expliquées ses étapes et ses prodiges ainsi que ceux de ses compagnons qui étaient ses intimes ». Il a donc facilité l’accès à l’enseignement extrêmement profond de Rûmî en le rendant plus accessible. D’autre part, il constitue le meilleur document sur la vie de son père et sur les débuts de sa confrérie, qui s’est répandue dans le monde entier. Un journaliste en 1920, je crois, dénombrait des centaines de milliers de disciples de Mevlana dans le monde, puisque l’Empire ottoman allait jusqu’à Vienne…

Olivier Germain-Thomas : Trouve-t-on aujourd’hui encore  des tariqa-s issues de Rûmî ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Aujourd’hui encore… J’en ai trouvé une, par exemple, il y a quelques années, dans le sud de la Yougoslavie. Dans un petit village, on m’avait conviée à un samaa, l’oratorio spirituel très caractéristique de cette tariqa[7]. On a comparé très souvent la tariqa fondée par Rûmî aux Bénédictins parce qu’il disait que, pour lui, l’accès au divin passait moins par la science abstruse, la raison discursive, que par la beauté et la recherche de l’extase ? Ce n’est pas une recherche artificielle, car ce à quoi tend le derviche qui danse, en réalité, c’est l’oubli de son « moi », son petit « moi » de la vie quotidienne… 

Olivier Germain-Thomas : Oui, parce qu’il faut bien situer effectivement cette lignée du père de Rûmî, de Rûmî lui-même et de Sultan Valad dans la lignée du soufisme, lequel soufisme est ce que l’on peut, très grosso modo, appeler la voie mystique de l’islam…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est ça, c’est l’intériorisation… Comme définition, je dirais que  le soufisme, loin d’être quelque chose de marginal – ainsi que l’ont qualifié trop souvent quelques orientalistes – c’est en réalité l’intériorisation vécue de l’islam. Il y a dans toute religion un aspect exotérique et un aspect ésotérique, et c’est là l’aspect le plus intériorisé de la religion musulmane.

Olivier Germain-Thomas : Vous parliez tout à l’heure des danses, notamment celle de ceux que l’on appelle les derviches tourneurs, dont la tradition se perpétue encore aujourd’hui à Konya, et pour lesquels la danse est un moyen extérieur qui permet une fusion ou une rencontre avec le cosmos…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Vous savez, ce qui est très curieux dans ces danses, c’est leur symbolisme cosmique. Le maître est au centre de la danse, et les derviches tournent autour d’eux-mêmes, ainsi qu’autour du maître, comme les planètes qui tournent autour du soleil… Il y a des intuitions fulgurantes chez Rûmî, qui sont quand même très étonnantes. Voilà un homme du XIIIe siècle, qui vous dit : « Tout le monde vous parle des sept planètes, en réalité il y en a neuf » ; pour cette raison le nombre des danseurs est toujours de neuf ou d’un multiple de neuf : dix-huit, vingt-sept… Or la huitième planète, si je ne me trompe, a été trouvée par Le Verrier en 1840 et quelques, et la neuvième par Thomson aux États-Unis en 1930 et quelques… Il savait donc qu’il y avait neuf planètes. Ensuite il dit : « Quand on coupera un atome on y trouvera un noyau et des soleils qui tournent autour ; faites très attention car quand cet atome ouvrira sa bouche, il en sortira une puissance et un feu – je traduis littéralement en ce moment – tapi en embuscade dans cet atome et capable de réduire ce monde en cendres.» Alors, parler de la fission nucléaire en 1200 et quelques est assez extraordinaire !

Olivier Germain-Thomas : Et la multiplicité des mondes aussi… Avant Copernic et Giordano Bruno, il disait qu’il existait des milliers et des milliers d’univers illimités…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, il affirme ceci – et c’est peut-être encore plus étrange – : « Tous les habitants de cette petite planète Terre sont soumis aux influences des astres : la Lune agit sur les marées, le soleil sur la végétation, mais ce que l’on sait moins, c’est que le geste le plus infime d’un habitant de cette planète est perçu dans les systèmes solaires appartenant à des univers non encore découverts ». Quand j’ai traduit cela pour la première fois, je dois dire que j’ai eu un peu froid dans le dos… Je me suis rappelée qu’un jour, un grand physicien  me disait dans un colloque à Fès : « Vous savez, notre physique de pointe paraîtrait aux yeux du grand public tout à fait dingue, car si vous faites le plus petit geste dans ce café de Fès où nous nous trouvons en ce moment, c’est perçu sur Sirius. C’était prodigieux de retrouver cela sous la plume d’un écrivain du XIIIe siècle… 

Olivier Germain-Thomas : Ce n’est pas dans l’ouvrage dont nous parlons, La Parole secrète, c’est dans le livre que vous êtes en train de traduire…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est dans toutes les œuvres de Rûmî en général, surtout dans le Masnavi. Sultan Valad n’a pas voulu insister sur ces points, il a surtout voulu rappeler l’enseignement de son maître. Nous avons donc, M. Mortazavi et moi-même, sous-titré « L’Enseignement du maître Rûmî », car c’est vraiment son enseignement que l’on retrouve dans ce livre.

Olivier Germain-Thomas : Ce qui est frappant justement pour un lecteur qui découvre ce livre, c’est en quelque sorte le mélange des genres. Il y a parfois des commentaires de sourates du Coran, parfois des récits de la vie de Rûmî, parfois ce que l’on pourrait appeler des ajouts par rapport au Coran. Par exemple, des précisions qui sont données sur ce qui n’est, je crois, qu’une légère allusion dans le Coran, c’est-à-dire le récit de la rencontre entre Moïse et Khidr…

Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est une sourate mystérieuse…

Olivier Germain-Thomas : On va pouvoir revenir à cela, mais ce que je veux dire au préalable, c’est qu’il utilise toutes les voies, aussi bien celle du récit, celle presque de la théologie, ainsi que de l’approche plus poétique, pour essayer de transmettre l’enseignement…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Sûrement… À propos de cet enseignement – je le dis en passant -, notons que tous les maître soufis, que ce soit Rûmî ou les autres, étaient de très grands psychologues…. À cet égard, je voudrais faire allusion à un livre qui va sortir incessamment, car, sans lui faire de la réclame, je pense que c’est un livre important. Il s’intitule Soufisme et Psychologie de mon collaborateur, M. Mortazavi, aux Éditions du Rocher, où a paru d’ailleurs La Parole secrète. On y trouve aussi des choses très étonnantes. Par exemple, Rûmî y décrit une séance de psychanalyse. Comme je relatai à une assistante de Jung  la façon dont Rûmî décrivait cette séance, elle me répondit : « mais c’est exactement comme cela que Jung procédait ». Rûmî fait étendre la jeune fille malade d’une maladie tout à fait psychosomatique sur un divan, on lui pose des questions, et le médecin prend son pouls et enregistre le temps de réaction aux questions qu’il lui pose, pour ensuite lui prescrire un traitement tout à fait psychanalytique. Tout le soufisme est basé sur cette recherche, finalement, de la psychologie des profondeurs. Une chose  très importante, je crois, c’est que dans la psychologie occidentale, on parle de la conscience, on parle du subconscient, on parle de l’inconscient. Mais les soufis ont une autre catégorie, beaucoup plus importante, à laquelle Jung, à la différence de Freud, fait un peu allusion, qui est la supra-conscience, tout aussi inconsciente que le subconscient, mais à un autre niveau. Si on comparait la conscience à une maison, nous aurions le subconscient qui serait la cave où des rats viennent vous envahir de temps en temps quand les complexes sont gênants,  puis la conscience claire, et cette supra-conscience, capable de connaître le divin. Je crois que tout cet enseignement est une technique d’éveil. Rûmî disait qu’il avait été envoyé sur Terre pour réveiller les âmes endormies. Sultan Valad fait parfois allusion à l’impact de cet enseignement sur l’ensommeillement. Vous faisiez tout à l’heure allusion à Khidr, à cette rencontre de Moïse et de Khidr …

Olivier Germain-Thomas : Qui correspond à une sourate dans le Coran…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Qui correspond à la sourate 18, la sourate de La Caverne[8]

Olivier Germain-Thomas : Et qui est développée et commentée dans la Parole secrète.

Eva de Vitray-Meyerovitch : Justement. Je pense que l’on pourrait mener, à travers la psychologie occidentale, toute une réflexion sur la psychologie éternelle, à propos de cette sourate du Coran, La Caverne. La caverne a toujours été présente dans toutes les traditions, que ce soit Zeus qui naît dans une caverne, et le Bouddha lui-même qui, dans certaines traditions, naît dans une caverne. C’est toujours un endroit profond, caché, secret, où quelque chose va naître. Jésus est né dans une grotte… C’est toujours cette idée de la naissance spirituelle, dont parle tellement Sultan Valad.  Il dit que notre âme est enceinte de l’esprit, et que nous devons lui donner naissance… Cette sourate de La Caverne parle justement des gens qui dorment, les Dormants d’Éphèse, et qui, un beau jour, se réveillent de ce sommeil de l’insouciance, celui de la routine quotidienne. Puis, ils se rendent dans la ville voisine pour constater que leur monnaie n’a plus cours : quand on est passé à un certain stade, la conversation de tous les jours ou les évènements quotidiens, je pense, vous intéressent beaucoup moins. Et puis, il y a, sans transition, semble-t-il, cette rencontre de Moïse avec un personnage très mystérieux, qui va lui montrer et démontrer, par toute une série d’évènements, que les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Cela se termine par la découverte de l’eau de la vie, qui se trouve dans les ténèbres. Un thème très cher aux soufis : c’est justement dans ces ténèbres existentielles que se trouve la lumière profonde, la vie véritable. Il faut donc creuser dans les profondeurs de soi-même pour trouver cette réalité profonde, qui est en somme la Réalité divine… Nous retrouvons ici toute la voie du Soufisme, une voie jalonnée de degrés, d’étapes, un peu comme les degrés d’une échelle, où l’on doit s’avancer station après station afin de dépasser ce petit « moi » de la vie quotidienne et retrouver le véritable Moi, le Moi des profondeurs, le Moi divin…

Olivier Germain-Thomas : À côté de ce cheminement vers l’essentiel on trouve aussi des récits qui s’inscrivent dans la vie terrestre de Rûmî, et notamment sa rencontre avec son maître Shams ed-Dîn de Tabriz, et le départ du maître qui a beaucoup perturbé les disciples et la vie des soufis de Konya…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, d’ailleurs, je me suis retrouvée à Konya à l’endroit même où Rûmî a rencontré son maître…Il faut rappeler que, quand Baha ud-Dîn Valad, a fui Balkh en Afghanistan devant l’invasion des Mongols, et s’est retrouvé en Turquie – où il a été reçu par le sultan de l’époque – il a continué son enseignement de théologien et de jurisconsulte à la tête d’un collège. Son fils, le jeune Rûmî, qui, je crois, avait 19 ans à la mort de son père, lui a succédé. Il faut se représenter un peu la Sorbonne du Moyen Âge : Abélard enseignant à la Sorbonne… Puis un jour, il fit une rencontre qui bouleversa sa vie, et qu’il commente ainsi : « J’étais cru, j’étais cuit, j’étais brûlé et maintenant je suis consumé ». En persan c’est très beau… Il a donc rencontré un derviche hirsute, errant, vagabond, qui lui a posé des questions. Celles-ci l’ont tellement bouleversé qu’il s’est jeté à ses pieds. Puis, ils sont entrés dans une retraite de quarante jours, ce qui a d’ailleurs éveillé la jalousie des disciples. Au cours de cette retraite, Shams a été pour Rûmî un maître d’éveil lui faisant découvrir toutes les dimensions de l’amour divin, qui brûle le cœur, comme il le dit. Mais un jour, Shams, fuyant la jalousie des disciples qui trouvent que leur maître ne s’occupait plus d’eux, mais uniquement de lui, part pour Damas. Sultan Valad raconte cet épisode dans le livre : il est parti le rechercher, l’a ramené à pied. Ils ont alors recommencé leur vie de retraite mystique en commun, et la jalousie des disciples a redoublé, puis Chams a de nouveau disparu. On dit qu’il a été tué par les disciples. Rûmî l’a recherché partout, et ne le retrouvant pas, en a été désespéré. Jusqu’au moment où il comprit, par la réalisation intérieure, que leur deux esprits ne sont pas séparés, que le véritable maître réside à l’intérieur.

Olivier Germain-Thomas : Parce qu’en fin de compte, cet attachement était trop humain probablement…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui bien sûr, il s’est lamenté jusqu’au moment où il a réalisé que le maître intérieur et Chams ne faisaient qu’un.

Olivier Germain-Thomas : Une phrase que j’ai relevée aussi dans La Parole secrète : « Il y a des saints célèbres, mais les plus grands d’entre eux sont cachés ». C’est un point important, je crois, dans le soufisme, à savoir que le saint se cache et que la Vérité essentielle aussi est cachée…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, et qu’il faut découvrir… On dit d’ailleurs qu’on trouve son maître quand on est prêt à le trouver…. Il existe de nombreuses histoires soufies à ce sujet. Par exemple, on envoie un disciple à la recherche d’un maître, et le disciple trouve un vieillard déguenillé, qui transporte des fagots de bois. Il n’a pas la moindre idée que c’est le maître qu’il recherche… Si son cœur avait été davantage pur, il aurait compris que c’était lui qu’il attendait.

Olivier Germain-Thomas : Un thème que l’on retrouve aussi, notamment dans le milieu de l’ouvrage, celui du dépassement du discours discursif et de la théologie pour atteindre ce qui est dit dans les textes. C’est-à-dire, faire en sorte que son âme devienne telle un océan… et se perdre dans cet océan… Il y a donc là une critique de ce qui serait une voie trop intellectuelle pour atteindre une réalisation…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, d’ailleurs les soufis se sont toujours beaucoup méfiés de la raison discursive, qui ne mène pas bien loin, disent-ils. L’on peut prouver un certain nombre de choses par la raison, mais… Le soufisme est une voie spirituelle, une voie d’expérience. C’est quelque chose de vécu, non pas de raisonné.

Olivier Germain-Thomas : Renversement de l’opposition vie-mort : notre vie serait la mort et la mort serait la vie ?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, on peut le dire comme cela. Les soufis ont beaucoup parlé de la mort mystique, du fanâ, qui n’est pas du tout un anéantissement, une annihilation de l’être. Au contraire, la mort mystique consiste à retrouver sa véritable dimension au travers l’annihilation du petit « moi » de la vie  quotidienne. Celui-ci ne fait que voiler les choses, et vous laisse dans une certaine obscurité. Les soufis se sont beaucoup méfiés de cette raison qui ergote, de tout ce côté formaliste, ratiocineur de la raison, Ils disent que ce n’est pas comme cela que l’on trouve la Réalité suprême, mais en se donnant complètement… Je faisais tout à l’heure allusion au désir de beauté de Rûmî,  à son amour de la beauté. Il dit : « Toute l’affaire de la religion n’est qu’une affaire d’émerveillement ». Nous retrouvons cela chez tous les mystiques quelles que soient les traditions, cet émerveillement devant ce qu’ils découvrent, où tout prend valeur de symbole, où tout est à l’unisson d’un cosmos sacralisé.

Olivier Germain-Thomas : Et le rôle de la danse ? Pour en revenir à la danse comme voie spirituelle, au fond c’est assez rare, on trouve cette tradition dans l’hindouisme, on la trouve un peu dans le shinto, on la trouve un petit peu dans le judaïsme…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui David dansait devant l’arche.

Olivier Germain-Thomas : Mais pratiquement pas dans le christianisme, encore que l’on ait parlé à propos des premières églises de quelques danses sacrées… Pour Rûmî la danse sacrée est très importante…

Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, c’est un oratorio spirituel, et justement une représentation à double niveau, car chaque geste est symbolique. Par exemple, les danseurs tournent autour du centre qui est le soleil. Ils dansent comme les planètes, comme les atomes qui dansent autour du noyau central. De même qu’à un niveau spirituel, le petit « soi » danse autour de lui-même. Vous vous rappelez ces vers de Rainer Maria Rilke qui dit : « À longueur d’éternité, je danse autour de moi-même, je danse autour de mon « moi », c’est tout à fait cela…

Olivier Germain-Thomas : Ce que vous dites là, est-ce conscient chez le danseur ou bien est-ce une interprétation que l’on peut faire parce que l’on connaît la culture?

Eva de Vitray-Meyerovitch : Il y a deux choses. Je pense qu’au début le samaa était un mouvement tout à fait spontané. Par exemple un jour, Rûmî qui connaissait mal le turc, entend dans le bazar un Turc qui vend des peaux de renard, et qui crie « Tulkou, tulkou ! », qui signifie « Le renard, le renard ! », et Rumî, qui est de culture persane, a cru qu’il disait « Dilkou, dilkou ! », « Où est le cœur ? », et il s’est mis à danser. Ou encore, passant devant un batteur d’or, saisi par ce rythme de battement, lui et tous ceux présents dans le marché se mettent à danser. C’est son fils, Sultan Valad, son successeur à la tête de la confrérie – appelée par la suite les « derviches tourneurs » en Occident-, qui a institutionnalisé cette danse selon des règles précises. Au début, c’était simplement la traduction d’un état spirituel : on était saisi à l’improviste par un certain ravissement, par un certain émerveillement, et on se mettait à danser. Puis, cela a été institutionnalisé, règlementé, par Sultan Valad. Tous les gestes [sont codés]. Par exemple les danseurs dansent la main droite tournée vers le ciel pour recevoir la grâce, la main gauche tournée vers la terre, pour lui rendre cette grâce divine, qui s’est réchauffée en passant par leurs cœurs, réchauffée de leur amour.

En fait, l’Amour est le grand mobile : « Tout ce qui se meut dans l’univers est mû par l’Amour » dit Rûmî. Ce thème de l’Amour est le grand thème du Soufisme, avec le thème de la réminiscence. Tout cela baigne dans un climat très platonicien : on retrouve l’Amour bien sûr, on y retrouve aussi le thème de l’anamnèse, le thème de la réminiscence : les âmes se souviennent qu’elles ont été ailleurs, qu’il y a eu une origine, qu’elles ont oublié leur patrie spirituelle, et tout tend à leur faire retrouver leur origine par une nouvelle naissance, une naissance à un monde qu’elles ont complètement oublié, mais qui est le fondement même de leur être.

[1] La Mecque : ville sainte de l’islam, Éd. Laffont, 1987. Ouvrage traduit en italien, en allemand et en turc.

[2] Mathnawi, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd. du Rocher, 1990. Le Mathnawi (transcrit aussi Masnavi ou Mesnevi) est un ouvrage du XIIIe siècle écrit en persan par le Jalâl al-Dîn Rûmî. Il est divisé en 6 livres et compte 424 histoires allégoriques, pour un total de 25000 distiques (couplet ou 2 vers groupés).

[3] La Parole Secrète, de Sultan Valad, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd. du Rocher, 1988.

[4] Mawlâna, signifie en arabe « notre Maître ».

[5] Le Livre du Dedans, de Djalâl ad-Dîn Rûmî, Éd. Sindbad, 1975, réédité en 1982 et en 1997, Éd. Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes. Ouvrage traduit en italien et en espagnol.

[6] Konya ou la Danse Cosmique, Éd. Renard, 1990. Ouvrage traduit en turc.

[7] Tariqa : voie spirituelle soufie (ou confrérie).

[8] Coran, sourate 18 : versets 60-82.