La sourate al-Wāqi‘a : l’Événement

Par : Eric Geoffroy

         La Tradition nous apprend que la force spirituelle de sourate al-Wāqi‘a (Coran, s 56) est telle qu’elle fut comptée parmi celle qui firent blanchir les cheveux  du Prophète[1]. Ayant été révélée à La Mecque, elle possède les caractéristiques des sourates mecquoises : interpellation adressée à l’humanité dans son ensemble, discours visant à éveiller les consciences, style allusif voire parfois énigmatique, formules concises destinées à bousculer l’intelligence humaine…etc. Le style interrogatif, haletant et marqué par des interruptions et des suspensions, vise à défier l’esprit humain, à le mettre en alerte, en éveil.

         Il existe plusieurs hadiths faisant référence aux vertus spirituelles de la sourate al-Wâqi‘a, parmi lesquels celui où le Prophète dit que « quiconque récite al-Wāqi‘a chaque soir échappera pour toujours à l’indigence »[2] ; ou encore « Al-Wāqi‘a est la sourate de la richesse ; lisez-la et apprenez-la à vos enfants !»[3].

       Faut-il en déduire que l’homme doit réciter cette sourate uniquement afin de s’assurer uniquement le bien-être matériel ou, plus subtilement, afin de se consacrer à Dieu une fois sa subsistance terrestre assurée ? La seconde probabilité nous parait plus fondée.

Cette sourate présente des affinités  avec celle qui précède « Le Tout Miséricordieux » (al-Raḥmān) et celle qui suit « Le Fer » (al-Ḥadīd). Toutes les trois nous rappellent  les bienfaits de Dieu envers l’Homme ainsi que le devoir de rendre grâce à son Seigneur et de ne pas se montrer ingrat envers Lui.

        Le titre de la sourate « L’Evènement » est généralement interprété comme étant l’arrivée de l’Heure ou le Jugement dernier ; la sourate traite de la justice qui sera rendue aux hommes au Jour Dernier et de leur rétribution. Le thème central est donc la destinée ultime de l’humanité, destinée devant passer par un cataclysme, d’où le nom de la sourate : « L’Evènement »[4].  Ses versets semblent s’organiser autour de trois séquences :

– Du verset 1 à 56 : Dieu y expose le destin eschatologique des humains qui seront répartis en trois catégories (les « gens de la droite », les « gens de la gauche »  et les rapprochés).

– Du verset 57 à 74 : Dieu interpelle l’Homme sur sa condition ici-bas, et cela en le replaçant dans son environnement naturel pour l’amener à réaliser son indigence radicale[5].

– Du verset 75 à 96 : Dieu prend à témoin le Coran pour rappeler à l’homme l’épreuve de vérité qui consiste à passer de la vie à la mort. Avant de conclure   sur les trois groupes d’humains qu’Il a déterminés au début de la sourate.

         La sourate distingue trois groupes : les « gens de la droite » (asḥāb al-maymana, asḥāb al-yamīn), les « gens de la gauche » (ashāb al-mash’ama, asḥāb al-shimāl) et les « devanciers » (al-sābiqūn), tout comme le verset 32 de la sourate 35 : « Certains se sont fait du tort à eux-mêmes [gens de la gauche], d’autres se conforment ave modération [gens de la droite] et d’autres qui sont les premiers à faire le bien [devanciers] ».

De façon schématique, les commentateurs spirituels du Coran décrivent ainsi les trois groupes :

1- les « gens de la droite » ou « de la droiture » – c’est-à-dire de l’éthique – constituent le lot des bons croyants : ils ont cru aux messages de Dieu et ont agi en conséquence. Ils demeurent cependant « voilés » car prisonniers des apparences. Cela ne les empêchera pas – grâce à la Misericorde divine – de jouir dans l’au-delà de demeures dotées, entre autres bienfaits, « d’une eau ruisselante et de fruits à foison ».

2- Les « gens de la gauche » ou qui « gauchissent » la vérité sont ceux qui se montrent ingrats envers Dieu ; ils sont promis à une « fumée noire sans générosité ni fraicheur ». Dieu ne les abandonne pas pour autant et les cerne de questions pour les mener à Le reconnaître  comme leur Seigneur (rabb)[6], source de toute création et de tout bienfait. Ces admonestations s’adressent également à tout un chacun.

3- Les « devanciers », enfin, constituent l’élite spirituelle de l’humanité ; ils sont peu nombreux à toute époque. Ces « rapprochés » de Dieu désigneraient les prophètes et les saints. Ils ont pour demeures les « paradis du bonheur ».

 Deux versets de cette sourate  ont déconcerté des Compagnons et fait pleurer ‘Umar : « [Il y eut] une multitude [de saints] parmi les premiers et [il y en aura seulement] un petit nombre parmi les derniers » (13-14). L’islam étant la dernière religion révélée, cela revenait à dire que les croyants des religions antérieures seraient plus nombreux au Paradis que les musulmans venus tardivement dans l’histoire de l’humanité. Une révélation ultérieure vient les soulager de ce tourment : « Une multitude parmi les premiers et une multitude parmi les derniers » (39-40).

Un hadîth confirme cette perspective, et vient renforcer l’inversion qu’impose l’histoire métaphysique à l’histoire physique des hommes : « Nous sommes les derniers, [nous serons] les premiers le Jour du jugement ». Comment ne pas évoquer cette parole du Christ : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront derniers[7] ». Un sens interne à la communauté de l’islam est également avancé à propos de ces versets, puisque le Prophète affirmait que « Ma communauté est semblable à la pluie : on ne sait pas quel est le meilleur, son début ou sa fin ». Pour les soufis, cela signifie également qu’à la fin des temps les saints resteront toujours aussi nombreux qu’ils l’étaient auparavant : 124 000, soit le nombre total des prophètes qu’a connu l’humanité.

Plusieurs interprétations, cependant, marquent l’intemporalité de ce qui est entendu par le terme Wâqi‘a. Pour certains (Ibn ‘Arabî, Ibn ‘Ajîba…), les « gens de la droite » sont ceux qui se trouvaient à la droite d’Adam au jour du Pacte primordial[8], et il en va de même pour ceux de la gauche ; le Prophète les aurait vus ainsi lors de son Ascension (Mi‘râj). Le « péché majeur », évoqué au verset 46, ne serait d’ailleurs rien d’autre qu’adorer un autre que Dieu (shirk), soit la trahison de ce Pacte primordial. On comprend dès lors pourquoi cet « événement » fait autant allusion au Big-Bang, qu’au Jour du Jugement : « Déjà vous aviez connaissance de la création première ! N’allez-vous pas la méditer ? » (verset 62). Il s’agit en fait du même « événement », intemporel car propre au Temps divin : Dieu suscite la vie telle que les hommes la connaissent, la reprend, puis l’insuffle à nouveau sous une autre forme, inconcevable pour la conscience humaine actuelle. C’est ce que suggèrent les versets 60 et 61[9]. Beaucoup de commentateurs voient dans le verset 62 la création de l’Homme, d’autres y décèlent le Kun fa-yakûn initial, le Fiat lux… le Big-Bang.

 Les défis adressés aux « gens de la gauche », non seulement concernent toute l’humanité, mais au-delà ils nous conduisent à l’actualité de notre questionnement sur la destinée humaine, en ce début du xxie siècle :

 1- Le premier défi est bien sûr celui de la vie, de la source de la vie ; tout le reste en découle. Il est dit en substance aux dénégateurs : « Avez-vous observé ce que vous éjaculez [la semence humaine] ? Est-ce vous qui l’avez créé ou est-ce Nous ? Sachez que Nous sommes capable de vous faire mourir et de vous ressusciter, tout comme Nous vous avons créés auparavant d’une goutte de sperme ». Le cycle de la vie / mort / résurrection est un leitmotiv coranique (versets 58-62).

2- Puis le questionnement, voire l’interrogatoire, continue au sujet de l’agriculture, source essentielle de subsistance jusqu’à nos jours, même dans les sociétés les plus sophistiquées : « Avez-vous observé ce que vous semez ? Qui est derrière sa germination ? » (versets 63-67). Le Prophète n’avertissait-il pas : « Ne dites pas “j’ai semé”, mais “j’ai labouré” » ?

3- Puis l’eau est prise à témoin : « Avez-vous observé ce que vous buvez ? Qui vous fait descendre cette eau potable ? » (versets 68-70). Le Coran[10] et la science contemporaine confirment que l’eau est à l’origine de toute forme de vie.

4- Enfin, le feu, si essentiel à la vie primitive comme évoluée de l’Homme, achève de confondre l’ingratitude humaine : « Avez-vous observé le feu qui vous réchauffe ? Est-ce  vous qui avez créé son combustible ? » (versets 71-73).

        Le verset 74 conduit ainsi l’Homme, placé face à son indigence, à l’évidence : la nécessité de glorifier Dieu et de lui rendre grâce  (tasbîh). Evidence rappelée dans l’avant-dernier verset (95) : « Tout cela n’est que pure vérité et certitude », et réitérée dans le dernier verset (96). C’est d’ailleurs suite à la « descente » des versets 74 et 96 que le Prophète a enjoint aux croyants de dire durant la prière, lors du rukû‘ : « Subhâna rabbika al-‘Azîm » (Gloire à Mon Seigneur le Sublime).

Les quatre défis successifs, mentionnés plus haut, sont scellés par un « serment grandiose », cosmique, car prenant à témoin « la position des étoiles » (versets 75-76) : l’immensité et la complexité de l’univers, dévoilées par l’astrophysique contemporaine, ne rendent-elles pas ce serment d’autant plus « grandiose » ?

5- Plus loin encore, un cinquième défi décisif est lancé, la mort : en jeu de miroir avec le premier qui concerne le don de la vie : retenir la vie humaine s’enfonçant dans la mort (versets 83-87). Ce défi est mis en valeur du fait que, tout comme « l’Evénement » à l’échelle collective, la mort de l’être humain est pour chacun d’entre nous un moment de vérité et de dévoilement : « Tu étais inconscient par rapport à tout cela ; Nous avons dévoilé ce qui te recouvrait et aujourd’hui ta vue est devenue perçante ! » (Coran s 50 v 22).

           Que ce soit la vie humaine elle-même, la terre et les aliments qu’elle donne, l’eau et le feu indispensables à la survie de l’homme : tout ceci est périssable ! S’imprégner de la Wāqi‘a dans notre contexte nous mène à prendre conscience de la fragilité de ces bienfaits tout autant que de leur caractère éphémère. L’homme doit constamment ramener l’origine de leurs bienfaits à Dieu. S’imprégner de la Wāqi‘a c’est se préserver personnellement de l’indigence, et au-delà,  préserver la planète et sauvegarder l’humanité. Dans notre contexte mondialisé, il ne sert à rien de se mettre individuellement à l’abri : nous sommes tous interdépendants, pour le meilleur et pour le pire.

 La sourate ne délivre pas seulement un enseignement sur l’origine et la fin de la vie sur Terre : elle implique chacun et chacune d’entre nous ici et maintenant. En tant qu’humains, nous avons le choix de nos actes, et ainsi de déterminer notre appartenance à l’un des trois groupes mentionnés dans la sourate. Les « gens de la gauche », par exemple, profitent égoïstement au jour le jour, et ne pensent pas aux conséquences de leurs actes pour les générations futures. Les « devanciers », quant à eux, sont « rapprochés », car ils tendent sans cesse à s’approcher de la vérité, qui est à notre époque à la fois spirituelle et scientifique.

Si le soufi est bien « le fils de l’Instant » (ibn al-waqt), il doit par là-même être « le fils de l’Evénement ». Mais désormais, c’est toute l’humanité qui est convoquée pour atteindre un niveau de conscience suffisant permettant de sauvegarder à la fois l’âme individuelle et l’Âme universelle, le corps humain et le corps de la planète.

Par Eric geoffroy

[1] Al-Tirmidhî, Les vertus (al-Shamâ’il), h. 40.

[2] Al-Bayhaqî, h. 2284.

[3] Al-Daylamî, 3/10.

[4] Il existe plusieurs passages du Coran qui évoquent « l’événement » de la fin du monde : la s. 69 commence comme suit : « L’événement. Quel est cet événement? Qui donc te fera comprendre ce qu’est l’événement? » .

[5] Le Prophète disait en ce sens : « Mon Dieu, enrichis-moi par le sentiment d’indigence envers toi ! ».

[6] La sourate emploie davantage le nom « Seigneur » (rabb) plutôt que « Dieu » (Allāh), sans doute pour établir un rapport plus personnalisé avec celui qui la récite.

[7] Evangile de Mathieu, XX : 16.

[8] Voir la note 22.

[9] Affleure ici l’idée de la métempsycose, puisque, pour certains théologiens, Dieu pourrait faire revenir l’homme à la vie « sous la forme de singes ou de porcs ». Mais les conceptions réincarnationnistes sont le plus souvent rejetées.

[10] Coran 21 : 30.