Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du 19 mars 1974.
L’article suivant est la retranscription d’un épisode de la série Vivre l’Islam, dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance sur France Culture, au cours duquel Eva de Vitray-Meyerovitch échange avec Bernard Mauguin sur la musique orientale et ses résonnance subtiles avec la spiritualité.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, suite au podcast qu’elle a publié en décembre 2020, lors de l’hommage rendu à Eva de Vitray–Meyerovitch – en partenariat avec Les Amis d’Eva de Vitray–Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
le Podcast
Introduction
La sourate « Al-Fatiha » [1] récitée en arabe suivie d’une traduction française :
Au nom de Dieu, Compatissant et Miséricordieux,
Louange à Dieu, Seigneur de l’Univers,
Le Compatissant et Le Miséricordieux [2],
Souverain du Jour du Jugement,
Toi Seul nous adorons,
De Toi Seul nous implorons L’Assistance,
Guide nous dans le droit chemin,
Le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits,
Non celui de ceux qui encourent Ta Colère,
Ni celui des égarés.
Ô Jour, lève-toi,
Tes atomes dansent,
Les âmes, éperdues d’extase, dansent,
A l’oreille, je te dirai où entraîne la danse,
Tous les atomes qui se trouvent dans l’air et dans le désert,
Sache bien qu’ils sont épris comme nous,
Et que chaque atome, heureux ou misérable,
Est étourdi par le Soleil de l’Âme universelle. [3]
Eva de Vitray-Meyerovitch : Le poème que nous venons d’entendre nous fait pressentir combien la pensée islamique se fonde sur l’unité essentielle de l’homme et du monde. C’est une notion que nous retrouvons sur tous les plans. Bernard Mauguin, vous enseignez la musicologie de l’Orient à l’Université de Paris. Pourriez-vous nous dire si nous retrouvons cette même unité dans le domaine musical ?
Bernard Mauguin : Avant de vous répondre, peut-être devrais-je essayer de définir l’opposition qu’on peut trouver entre la musique occidentale et la musique orientale, en général. Dans la musique occidentale, nous avons affaire à une conception qui procède par plan, par architecture, dans un style bien défini et presque tangible pour l’esprit humain. Alors que, dans la musique de l’Islam, on procède tout à fait différemment : il n’y a pas ces oppositions que nous trouvons dans la musique occidentale où tel plan s’oppose à tel autre afin de créer un équilibre. Dans la musique orientale, on observe une certaine continuité, une recherche de quelque chose qui petit à petit avance, mais sans aucune considération du temps. Le musicien joue, ou le chanteur chante, sans se préoccuper de la durée. Il peut reprendre des motifs, les répéter un certain nombre de fois, mais en y ajoutant toujours quelque chose de plus. Peu importe si dans le temps, ou dans la durée plus exactement, l’architecture n’est pas tout à fait satisfaisante. Un autre principe gouverne l’ensemble : celui d’une communication instantanée avec l’auditeur.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Cela m’intéresse d’autant plus que je retrouve ces notions-là absolument partout. L’islam propose une notion du temps tout à fait particulière, à propos de laquelle je serai sans doute amenée à revenir au cours de ces causeries car elle me paraît absolument fondamentale. De fait, elle conditionne toute une vision du monde qui s’exprime aussi bien dans l’architecture que dans la décoration à travers l’arabesque. En somme, nous parlons de cette notion de « l’instant ».
Bernard Mauguin : Effectivement, nous retrouvons en musique cette arabesque. Le grand principe de la musique dans l’Islam, c’est l’improvisation. Pas n’importe quelle improvisation, bien entendu. Il y a des règles extrêmement strictes et sévères, mais l’interprète – qui n’est plus un interprète mais un créateur – est absolument libre dans le cadre de cette ossature. Il donne ainsi libre cours à la création, à chaque instant. En somme, c’est une musique qui n’a ni passé, ni avenir, qui se développe sur le moment. Dans cette improvisation, l’emploi des arabesques va permettre de développer un motif qui, à chaque instant, pourra être remis en question. En musique, l’arabesque constitue un point de retour éternel. On revient constamment vers le point de départ pour de nouveau chercher, approfondir les choses et descendre au plus profond, à moins que ce ne soit « monter » au plus haut.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Oui, cette notion d’instant, comme je le disais tout à l’heure, est très frappante. Quand le lecteur occidental commence à étudier la poésie arabe, persane ou turque, il est frappé par le caractère décousu de ces poèmes. Nous avons dans un poème classique européen un début et une fin. Dans la poésie orientale, nous trouvons des distiques distincts les uns des autres et presque interchangeables, comme les perles sur le fil d’un collier. Ce qui les relie est ce qu’on appelle le « hâl », c’est-à-dire la tonalité spirituelle sous-jacente à cette diversité. Autrement dit, un poème fait de distiques distincts et presque interchangeables va tout de même tenter d’exprimer un certain état intérieur, une certaine disposition de l’âme et ne passera pas, par exemple, du tragique au joyeux. Il restera toujours dans cette même tonalité, tout en faisant usage de diverses fioritures, si je puis dire.
Bernard Mauguin : Bien sûr. Nous observons deux choses. La première est la notion d’improvisation, dans un cadre bien défini. La seconde est ce rythme sous-jacent qui devient, à l’image du fil du collier dont vous parliez à l’instant, cet élément qui relie toutes les arabesques les unes aux autres. Ce rythme se structure sous forme de cycles, qui reviennent périodiquement tels une spirale. Celle-ci se développe et relie entre eux les moments qu’exprime le soliste dans ses arabesques. Il s’agit presque d’une notion atomique du temps, en liaison avec un certain nombre de cycles beaucoup plus importants. Il y a donc cette superposition, cette analogie, mais aussi tout un symbolisme établi sur un certain nombre de notions, notamment celle de maqâm. Ce mot est très utilisé en musique, puisque c’est la base même de l’improvisation. Peut-être faudrait-il deux mots d’explication à ce propos.
Le maqâm est un développement mélodique, plus exactement, le développement d’un sentiment au moyen d’un certain nombre de structures et de conventions, d’échelles, de sons, de références constantes. Dans un maqâm, le musicien suit un cheminement jalonné d’étapes bien déterminées. En revanche, entre chaque étape, l’improvisation prend place. C’est une création, évidemment, mais elle est sous-tendue par l’effort du musicien pour approcher au plus près de ce que le maqâm exprime profondément. En fait, le maqâm est une sorte d’échelle qui se gravit petit à petit pour mener vers des régions diverses. Des régions se rapportant à l’homme, comme le prouve les différents noms de maqâm correspondants à telle ou telle partie du corps, aux divers tempéraments humains, ou ceux en lien avec le domaine du Zodiaque, aux éléments naturels, etc. Il existe dans ce domaine tout un échelonnage de symbolismes et une quantité d’analogies constituant un monde en soi, mais que nous ne pouvons pas détailler ici.
Eva de Vitray-Meyerovitch : C’est curieux, car moi qui suis tout à fait béotienne en matière de musique – j’ai surtout étudié les poètes, les écrivains et les mystiques – je constate que cette notion de maqâm est absolument essentielle en psychologie musulmane. C’est, en effet, le niveau de connaissance et de spiritualité atteint par un être grâce à ses efforts personnels. Une fois atteint un certain maqâm, comme celui de la pauvreté spirituelle, de la résignation, du détachement ou de l’abandon à Dieu (les psychologues de l’islam ont été des maîtres en matière d’introspection), on ne le perd plus. L’être qui accède à un maqâm – ce degré dans l’échelle dont vous parliez tout à l’heure – n’en redescend plus. Un même maqâm peut être coloré par des sensations fugitives, par ce que l’on appelle le hâl, c’est-à-dire cette tonalité spirituelle de l’instant. Le maqâm d’abandon à Dieu, par exemple, peut être vécu existentiellement, dans la joie ou, au contraire, dans la douleur. Le hâl, quant à lui, est passager, tel une irisation des couleurs de l’esprit.
Bernard Mauguin : Oui, on rencontre cela bien sûr. Vous avez tout à fait décrit ce qu’est un maqâm musical, finalement. À l’image de cette échelle que nous évoquions, il y a une hiérarchie, c’est-à-dire des degrés plus ou moins importants, et un point de départ. Celui-ci est Dieu, le Un, d’où l’homme est issu et vers lequel il aspire à revenir. On utilise souvent cette comparaison : celle de l’océan omniprésent sur lequel s’agitent les vagues, qui sont le hâl dont vous parliez, mais l’unité de l’océan demeure.
Pour être plus précis, on trouve toujours dans un maqâm musical un son, souvent ténu. Il représente ce point de départ. Puis, un autre instrument se détache de ce son ténu pour aller explorer des régions différentes, et s’efforcer d’atteindre l’octave, c’est-à-dire cette unité multipliée par deux. Très curieusement, les musiciens de l’islam ont d’autant plus approfondi cette notion de relation entre la musique et « ce qui est au-dessus », que l’islam orthodoxe s’est toujours plus ou moins méfié de la musique. Songeons aux vives querelles entre les docteurs orthodoxes et les maîtres soufis au sujet de la musique. Ceux-ci prenant leurs arguments dans le Coran, ceux-là les prenant également dans ce même Coran. Au fond, c’est de cette tension qu’est né un approfondissement perpétuel du sens de la musique en lien avec la recherche spirituelle propre à toutes ces confréries religieuses, qui constituent le cœur même de l’islam.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Comme vous le remarquez très justement, je me demande également si cette controverse – le fait que l’islam orthodoxe a toujours vu avec défaveur les concerts et les séances de musique – n’a pas mené à une certaine décantation. A l’appui de cette pensée, certains théologiens se réfèrent à un verset du Coran qui dit qu’il ne faut pas prier en état d’ivresse. On peut prendre cela dans un sens un peu grossier, mais il y a des ivresses plus subtiles que celles du vin ou de la drogue, qui sont bien entendu formellement et absolument interdites. De fait, on peut s’enivrer de son propre état spirituel. Ainsi, les grands maîtres soufis ont toujours enseigné qu’il faut être amoureux de l’Aimé, et non pas de l’amour, qu’il ne faut pas s’enivrer de son propre état spirituel. Mais des théologiens aussi orthodoxes et aussi admis par la communauté musulmane que Ghazâlî [4], notre grand Algazel du Moyen Âge, admet qu’il y a différentes catégories d’auditeurs. Si c’est une prière, et si l’auditeur écoute la musique avec un désir de se dépasser lui-même, non pas pour un enivrement sensuel, alors la musique est permise.
Bernard Mauguin : Oui, Ghazâlî distingue plusieurs sortes d’auditeurs. Il y a ceux qui considèrent la musique comme un plaisir : son audition leur est donc permise. Ensuite, viennent ceux chez qui la musique développe de mauvaises passions, et dans ce cas sa pratique est absolument illicite. Enfin, la dernière catégorie concerne ceux dont la disposition intérieure est suffisante pour profiter de cette forme d’ascension ; la musique est alors Samâ‘, c’est-à-dire une audition spirituelle, un « rappel », et se transforme en un geste rythmique de tournoiement autour de son centre. Nous évoquons ici tout le développement de la musique dans la confrérie des Mevlevis[5], et le rôle joué par le ney, cet instrument merveilleux, simple flûte de bambou percée de sept trous, au symbolisme si fécond.
Il n’est pas question d’évoquer ici tous les degrés de ce symbolisme. Contentons-nous de dire que le ney, c’est l’Homme parfait, celui qui laisse passer au travers de lui le souffle, symbole de l’Absolu. C’est un instrument sacré, puisque le musicien prononce, par son souffle, l’un des noms de Dieu en jouant. Il est en rapport également avec le souvenir que l’homme a de son unité primordiale.
Connaissez-vous la très jolie histoire de la naissance du ney ? Le Prophète avait confié à son gendre Ali un certain nombre de secrets. Quelque temps après, celui-ci ne pouvant plus se contenir alla confier ces secrets à un trou qu’il avait creusé. Je crois qu’un peu de salive tomba de sa bouche… Un roseau poussa à cet endroit et vint un berger qui coupa le roseau, le perça de trous et joua des mélodies qui enchantèrent tous les auditeurs jusqu’à l’extase.
Ce même ney symbolise encore les mélodies du paradis, en tant qu’évocation d’un état antérieur vers lequel l’homme aspire toujours à retourner. On pourrait citer de nombreux textes qui parlent de la musique et du ney comme vecteurs de cette nostalgie. Cette nostalgie que ressent l’homme est celle d’un autre lieu : celui du paradis originel, le souvenir, ou rappel, de ce pacte conclu [avec Dieu]. Une nostalgie donc pour sortir, briser son enveloppe charnelle et retourner à son origine.
Eva de Vitray-Meyerovitch : Savez-vous que ce pacte, qui joue un rôle absolument fondamental dans toute la mystique musulmane, se fonde sur un verset du Coran ? Celui-ci raconte que Dieu, interrogeant les germes de l’humanité future qui se trouvent encore dans les reins de l’Adam primordial, leur demande « A lastu bi-rabbikum ? » (Ne suis-Je pas votre Seigneur ?), et ils répondent : « Oui ». C’est à ce pacte primordial que des mystiques comme Junayd [6] rattachent cette nostalgie. Selon lui : « Quand nous entendons les sons de la musique, quelque chose s’agite en nous et se rappelle de ce pacte ».
Rûmî dit :
Un mystique de l’islam écoute des musiciens pendant la nuit.
Son but, en écoutant les sons du rebab,
était, comme c’est le cas des amoureux fervents de Dieu,
de se remémorer cette allocution divine,
car le son aigu du clairon et la menace du tambour,
ressemblent quelque peu à cette trompette universelle.
C’est pourquoi les philosophes ont dit
que nous recevons ces harmonies de la sphère céleste
et que cette mélodie que les gens chantent en s’accompagnant du sitar
est le son des révolutions de la sphère.
Mais les vrais croyants disent que les influences du paradis
ont rendu splendide chaque son déplaisant.
Nous avons tous fait partie d’Adam, nous avons entendu ces mélodies au paradis.
Bien que l’eau et l’argile de nos corps aient fait tomber sur nous un doute,
quelque chose de ces mélodies nous revient à la mémoire.
Mais, mélangés qu’ils sont à cette terre d’affliction,
comment ces sons aigus ou graves pourraient-ils nous procurer les mêmes délices ?
C’est pourquoi le Samâ‘ est l’aliment des amants de Dieu,
car il contient l’image de la paix.
Ce rappel de ce retour à l’origine que l’âme attend est aussi une mise à l’unisson d’un univers sonore. Nous avons parlé de symbolisme et d’analogie dans le vocabulaire. Nous pourrions également remarquer que cette analogie se fonde sur une autre notion absolument fondamentale, à savoir que l’homme est un microcosme et qu’il reflète, tel un miroir, le macrocosme. Il reflète donc aussi bien les images que les sons.
Bernard Mauguin : Dans les livres du Mathnawî, grand ouvrage de Jalâl al-Dîn Rûmî Mevlana, nombreux sont les passages qui expriment cela. Par exemple : « Les sages dirent : « C’est à la révolution des sphères que nous avons pris ces mélodies, c’est le son des mouvements du firmament que les hommes reproduisent avec leurs instruments de musique ou leurs gorges ». Le Samâ‘ est l’image de toute cette révolution. Je vois encore d’autres citations, toujours tirées du Mathnawî : « Les fidèles dirent : « Ce sont les vestiges du paradis qui rendent agréables bien de vilaines voix. Nous avons tous fait partie du corps d’Adam, et écouté ces mélodies au paradis ». Un autre passage enfin : « Mais ils voulurent faire retentir le rebab comme ceux qui éprouvent de la nostalgie à la pensée de cet appel ».
Je reviens encore sur ce thème de la nostalgie car, à de nombreux endroits, il est question pour la musique d’aviver le feu de l’amour, le feu de la recherche et celui du désir pour l’homme qui cherche à s’élever. Je vous proposerais d’écouter ce fameux ney qui, au cours des Samâ‘, entretient la flamme de l’amour. Personnellement, c’est un instrument qui me touche beaucoup.
Audition du son du ney, et lecture de quelques vers de Rûmî [7]
Écoute la flûte de roseau et sa plainte,
Comme elle chante la séparation :
« On m’a coupée de la jonchaie,
Et dès lors, ma lamentation,
Fait gémir l’homme et la femme,
J’appelle un cœur que déchire la séparation,
Pour lui révéler la douleur du désir ».
Tout être qui demeure loin de sa source,
aspire au temps où ils seront unis.
Feu, et non vent, c’est le son de la flûte.
Périsse qui n’a point cette flamme.
Feu de l’amour dans le roseau,
ardeur de l’amour dans le vin,
Flûte, compagne pour qui vit séparé de l’Ami,
Et dont les accents déchirent nos voiles,
Poison et antidote,
Confident et amoureux,
Qui jamais vit son égal.
[1] Al-Fâtiha (L’Ouvrante ou La Liminaire), première sourate du Coran.
[2] Les noms divins du premier et troisième verset de la Fâtiha sont plus justement traduits ainsi « le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ».
[3]Cf. Djalâl ad-Dîn Rûmî, Rubaiy‘at, avec la collaboration de Jamshid Murtazavi, Éd. Albin Michel, 1993, réédité en 2003.
[4] Muhammad al-Ghazâli (mort en 1111), connu en Occident sous le nom d’Algazel, est un grand penseur musulman d’origine perse. Alors qu’il est au fait de sa gloire en tant que théologien et philosophe, il se tourne radicalement vers la spiritualité. Son influence en Europe chez les penseurs chrétiens et juifs fut importante, notamment chez Thomas d’Aquin et Dante.
[5] C’est-à-dire, « la confrérie de Mawlâna (notre Maître) », surnom de Jalâl al-Dîn Rûmî ; les disciples de cette confrérie sont appelés en Occident « les derviches tourneurs ».
[6] Junayd (mort en 910), maître soufi de Bagdad, dont l’œuvre fondatrice a permis de structurer la science spirituelle musulmane, favorisant ainsi l’émergence des voies soufies par la suite.
[7] Mathnawî, introduction du livre I.