Retranscription de l’émission de France Culture À voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui du 17 mars 1992.
L’article suivant correspond à l’un des épisodes de la série radiophonique consacrée à Michel Chodkiewicz (décédé en mars 2020), spécialiste d’Ibn ‘Arabî. L’entretien est conduit par Jean-Maurice de Montremy.
Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, à l’occasion de l’événement organisé en septembre 2020 autour de L’enseignement d’Ibn ‘Arabî. En cela, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaître ses grandes figures à travers les temps, et ses œuvres majeures.
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Jean-Maurice de Montremy : Michel Chodkiewicz, […] nous allons évoquer un personnage qui occupe une place centrale dans votre démarche, votre foi, vos travaux : il s’agit d’Ibn ‘Arabî. Nous allons en parler longuement dans cette émission, tant son importance est grande. Nous pouvons signaler un livre permettant de bien comprendre la structuration de son œuvre, de sa vie et de sa vision mystique de l’univers divin : « La quête du soufre rouge » de Claude Addas, qui est votre fille[1]. Cet ouvrage, publié aux éditions Gallimard il y a fort peu de temps, offre un bon itinéraire, même pour celui qui n’est pas musulman, pour saisir comment s’organise la pensée d’Ibn ‘Arabî.
Ibn ‘Arabî, dont vous parlé vous-même depuis depuis fort longtemps, est un personnage impressionnant, contemporain de Saint-Dominique[2] et de Saint-François d’Assise[3]. Il est né à Murcie en 1165 et est mort en 1240, fort loin de l’Espagne. Il est très mal connu des Français, pourtant son œuvre est immense et très complexe. Nous pouvons la décrire, à très grands traits, en disant que c’est un voyage initiatique dans le Coran, cet « océan sans rivage », titre de l’un de vos ouvrages « L’Océan sans rivage de la parole divine ».[4] Sa vie, elle-même, est un voyage. Tout d’abord, il faudrait rappeler qui il est, car nous le connaissons très mal.
Michel Chodkiewicz : Ibn ‘Arabî est un personnage d’origine arabe et berbère, né à Murcia en 1165, effectivement. Il a été élevé dans sa jeunesse par son père à Séville, puis a voyagé à travers toute l’Andalousie. Vers sa vingt-deuxième ou vingt-troisième année, il a commencé à se rendre au Maghreb, c’est-à-dire la Tunisie, l’Algérie et le Maroc actuels. Les différents allers-retours d’Ibn ‘Arabî entre l’Andalousie et le Maghreb se sont prolongés jusqu’à peu près l’âge de quarante ans. C’est à cet âge, en 1202, qu’il s’est rendu en Orient où il est demeuré. Il a accompli le pèlerinage à la Mecque, suivi par des voyages dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Iraq ; il a fait de longs séjours en Anatolie avant de s’établir à Damas, où il a fini ses jours. Il y est d’ailleurs enterré dans une mosquée qui porte son nom, située au bout d’une rue nommée également d’après lui. Je dois dire que la première fois que je me suis rendu à Damas et que j’ai vu un autobus portant le nom « Ibn ‘Arabî », cela m’a profondément touché.
Voilà pour le schéma très rapide des étapes géographiques de son existence.
Sur le plan spirituel, je ne pourrai résumer que de manière réduite et très simplifiée le travail qu’a accompli ma fille, dont l’ouvrage est la première biographie complète d’Ibn ‘Arabî, basée sur un très long et patient travail de dépouillement des textes.
Ibn ‘Arabî est un être qui a une enfance de musulman pieux, mais qui, vers sa quinzième année, subit déjà une première transformation spirituelle. Corbin[5] a beaucoup parlé de sa rencontre avec Averroès[6]. Celui-ci vivait à cette époque en Andalousie, et il a été extrêmement impressionné par ce jeune garçon. Malgré mes réserves envers le mot « mystique », je vais l’employer et je dirais qu’Ibn ‘Arabî est jusqu’à l’âge de vingt ans un « mystique » à l’état sauvage, c’est-à-dire qu’il n’a pas de maître humain. De manière intéressante, il énonce à plusieurs reprises dans son œuvre : « Mon premier maître, c’est Jésus ». Il considère qu’il a été guidé par Jésus lui-même dans les débuts de sa vie spirituelle. C’est vers l’âge de vingt ans qu’il entre vraiment dans le cadre traditionnel de la voie initiatique en islam, c’est-à-dire qu’il devient le disciple de plusieurs maîtres.
Il est l’auteur d’un très beau livre, traduit en espagnol d’abord par Asín Palacios[7], il y a très longtemps, puis en anglais, et finalement en français sous le titre Soufis d’Andalousie, où il parle très longuement de ses maîtres soufis. C’est un terme qui désigne les hommes spirituels. Ibn ‘Arabî emploie d’ailleurs ce mot « soufi » avec réserves, lui préférant d’autres expressions pour différentes raisons, trop longues à expliquer ici. Il utilise le plus souvent le terme al-Rijâl, les « hommes », c’est-à-dire les hommes « véritables », ceux engagés dans la voie vers Dieu.
Jean-Maurice de Montremy : Quelle est la signification exacte de « soufis » ?
Michel Chodkiewicz : Nous pouvons traduire le mot par « mystiques ». Ce sont les « initiés », puisque l’initiation par un maître joue un rôle important dans le soufisme.
Jean-Maurice de Montremy : Ce que nous pouvons désigner comme un « maître spirituel » ?
Michel Chodkiewicz : Pas nécessairement, tout soufi n’est pas forcément un maître spirituel. Certains soufis n’ont jamais voulu enseigner à personne, tandis que d’autres, pourtant désignés comme soufis dans les ouvrages historiques ou hagiographiques, n’ont jamais atteint cette plénitude de vie spirituelle qui leur aurait permis d’exercer cette fonction magistrale.
Jean-Maurice de Montremy : Avant de revenir à Ibn ‘Arabî, que nous ne perdons pas de vue, je profite de ce que vous dites sur les soufis pour vous poser une question : l’islam serait-il plus souple que le christianisme dans son ensemble pour accueillir cette capacité d’expression personnelle d’un croyant sans la validation préalable d’un clergé ? Au sein du christianisme occidental, on se méfiera toujours d’un être solitaire qui affirmera des choses dans son coin.
Michel Chodkiewicz : Bien entendu. J’ai déjà évoqué l’absence d’autorité canonique en islam : il n’y a ni pape, ni évêque, ni concile. Nous trouvons les muftis qui sont chargés de dire le droit, d’interpréter la loi. Mais un mufti – désigné par un souverain, un président de la République ou choisi à ce poste pour sa compétence – n’a pas le pouvoir de lier les croyants : un autre mufti peut dire exactement le contraire. Et nous pouvons ici établir un lien avec les violentes polémiques qui ont éclaté autour de la figure d’Ibn ‘Arabî au sein de la communauté musulmane, et qui se perpétuent de nos jours.
Jusqu’au XVIIIe siècle et l’apparition du wahhabisme[8], nous retrouvons des situations où des personnes dépositaires de l’autorité (des clercs, des juristes, des docteurs de la loi) critiquent le soufisme et particulièrement Ibn ‘Arabî, mais ils ne représentent pas la majorité.
Dès la fin du XIIIe siècle, Ibn Taymiyya[9], dont se réclament les wahhabites, attaque violemment bien des formes mystiques et notamment celle que représente Ibn ‘Arabî. Ibn Taymiyya et ses successeurs – car il aura des disciples tout au long des âges – occupent une position minoritaire, jusqu’au moment où la tendance qu’ils représentent reçoit l’appui d’un support politique, à savoir le mouvement wahhabite. Initialement de faible ampleur et localisé dans le Nejd, dans l’actuelle Arabie saoudite, ce mouvement est très militant. Jusqu’à cette époque, le consensus des soufis, des hommes de loi et du peuple des fidèles dans son ensemble est favorable au soufisme.
Jean-Maurice de Montremy : Pour revenir à Ibn ‘Arabî, celui-ci se réfère à Jésus, qu’il n’a jamais rencontré autrement qu’à travers les Écritures…
Michel Chodkiewicz : Si, il dit l’avoir rencontré.
Jean-Maurice de Montremy : Alors, c’est un mystique !
Michel Chodkiewicz : Mais bien sûr ! Il est fort peu probable qu’Ibn ‘Arabî ait lu les Évangiles. Les quelques allusions qu’il fait aux Évangiles sont basées sur des notions qui étaient communes aux musulmans cultivés de cette époque. Il ne faut pas oublier que dès les années qui ont suivi la mort du Prophète, l’islam a conquis des territoires où vivaient de nombreux chrétiens, que des traductions en arabe des Évangiles ont été faites, et qu’un certain nombre de notions évangéliques circulaient. Cependant, quand Ibn ‘Arabî parle de Jésus, il ne se réfère ni aux Évangiles, ni à un livre, mais à des visions, à une rencontre « personnelle » avec Jésus, en mode visionnaire.
Jean-Maurice de Montremy : Cette vision, bien qu’elle ait forcément un poids dans son parcours de vie, dans sa vocation, ne l’a pas empêché de ressentir le besoin de rencontrer quelqu’un, un personnage historique existant.
Michel Chodkiewicz : Entre quinze et vingt ans approximativement, Ibn ‘Arabî est en quelque sorte un autodidacte spirituel. J’emploie cette expression qui ne me satisfait pas car justement Ibn ‘Arabî se réfère à des visions et, par conséquent, il a des maîtres spirituels, qui ne sont cependant pas des maîtres terrestres. À partir de vingt ans, il va rencontrer toute une série de maîtres. Ce livre auquel je faisais allusion, Soufis d’Andalousie, est ainsi admirable par ce monde musulman andalou qu’il nous fait découvrir. Ces saints qu’il mentionne ne sont pas, dans l’immense majorité des cas, des personnages très connus – d’ailleurs, les historiens ont à peine noté leur nom (quand ils les ont notés) ; ce ne sont pas des notables au sein de leur communauté. Ce ne sont que de petits artisans ou commerçants, des muezzins de mosquées de quartier ou de village, mais dont il nous révèle la sainteté. C’est un texte très émouvant et facile d’accès qui constitue une assez bonne introduction au monde d’Ibn ‘Arabî. C’est une légende dorée sans dorures, où Ibn ‘Arabî parle avec simplicité de ces saints qu’il a cotoyés et dont il nous fait connaître l’intensité de leur vie spirituelle et le charisme de leur présence.
Ces maitres sont nombreux : Ibn ‘Arabî en mentionne plusieurs dizaines, avec lesquels il a entretenu des rapports inégaux, car il y en a qu’il a fréquenté plus que d’autres, mais tous ont contribué de manière importante à sa formation. Ces rencontres se prolongent lorsqu’il commence à visiter le Maghreb, puisqu’il rencontre d’autres maîtres encore.
Jean-Maurice de Montremy : Il quitte l’Espagne ?
Michel Chodkiewicz : Non, plus précisément, il effectue des allers-retours, ce qui était une pratique courante à l’époque chez les musulmans. Il se rend au Maghreb, puis il rentre en Andalousie, puis il repart… D’ailleurs, un des aspects les plus surprenants de l’histoire d’Ibn ‘Arabî, c’est qu’il réussit à tant écrire dans une vie d’errances perpétuelles, avant qu’il ne se fixe définitivement à Damas durant les dix-sept dernières années de sa vie. Qu’il soit en Andalousie ou au Maghreb, il ne reste jamais sédentaire, mais voyage de village en village, de maître en maître, tout en écrivant des dizaines de milliers de pages (ses premières œuvres semblent dater de la période où il visite le Maghreb). C’est d’autant plus remarquable que les conditions de voyage de cette époque étaient particulièrement rudes, les voyages en mer, par exemple, étaient périlleux et ceux à pied difficiles, notamment en Anatolie, pays rude, escarpé et froid l’hiver etc. On trouve des écrits de lui portant la mention « J’ai rédigé ce texte dans tel endroit, durant telle halte. » Il écrivait même durant une halte !
Cette capacité à produire une œuvre, malgré ses déplacements continuels, malgré les sollicitations des disciples – car avec le temps les disciples s’assemblent autour de lui, et il avait donc à répondre à leurs questions et à les guider spirituellement – constitue selon moi une forme de miracle.
Jean-Maurice de Montremy : Mais ne suit-il pas une trajectoire un peu particulière, puisqu’il va se déplacer vers le Maghreb, pour quitter définitivement l’Andalousie et avancer progressivement vers l’Orient, sans vraiment retourner en arrière…
Michel Chodkiewicz : Il ne revient pas en arrière, puisqu’il n’est jamais retourné au Maghreb ni en Andalousie. « Avancer », c’est beaucoup dire : un premier voyage le mène à la Mecque, en passant par Jérusalem et le Caire. Par la suite, il se rend dans les régions mésopotamiennes et fera de longs séjours en Anatolie, en Syrie, où il se fixera finalement.
Jean-Maurice de Montremy : Est-ce que cette progression géographique correspond chez Ibn ‘Arabî à une extension de sa géographie mystique ? Ce qui est frappant dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, c’est cette véritable cartographie des relations avec Dieu. Il parle d’ « océan sans rivage », et on a l’impression qu’à côté du monde terrestre qu’il a arpenté, il a construit une véritable cité céleste, très organisée, avec des repères, des pôles d’attraction, des personnages, des lieux…
Michel Chodkiewicz : Là, nous revenons à l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Ce qu’elle a d’extraordinaire, outre son volume et son ampleur (sachant qu’une grande partie n’a jamais été éditée), c’est son caractère universel. L’œuvre embrasse une cosmologie, une angéologie, une anthropologie, une géographie et une histoire sacrées… L’œuvre d’Ibn ‘Arabî est une porte d’entrée sur un monde.
La biographie écrite par ma fille est la conséquence de sa découverte de ce monde à l’âge de quinze ans, d’abord par quelques traductions, puis à travers les textes arabes. J’ai été frappé par l’éblouissement, le vertige qui l’a saisie, comme il a pu saisir beaucoup d’auteurs. Je compte parmi mes étudiants des personnes dont les opinions personnelles – philosophiques ou religieuses –les disposaient fort peu à s’intéresser à ce sujet, mais qui, en m’entendant parler d’Ibn ‘Arabî ont commencé à le lire jusqu’à s’y immerger totalement. Au point où je suis parfois obligé de leur rappeler qu’ils doivent néanmoins finir de rédiger leur thèse… L’œuvre d’Ibn ‘Arabî est aussi « un océan sans rivage » !
Jean-Maurice de Montremy : Cependant, une des difficultés qui se rencontre dans la découverte de cette œuvre ne réside-t-elle pas dans la complexité du langage employé par Ibn ‘Arabî ? Il semblerait que cela soit très difficile de le traduire.
Michel Chodkiewicz : C’est très difficile ! La première difficulté est commune à tous les auteurs musulmans : dès que l’on veut les traduire dans une langue occidentale, à l’usage de lecteurs qui ne sont pas des spécialistes ni des arabisants, on se retrouve devant un texte qui comporte des tournures propres à la langue arabe ou aux langues sémitiques, d’une part, et d’autre part, devant un vocabulaire technique. Toute discipline engendre son vocabulaire technique : la mystique chrétienne a le sien, le soufisme également. Ceci est une première difficulté, mais elle n’est pas propre à Ibn ‘Arabî.
La seconde difficulté est double. D’une part, le langage d’Ibn ‘Arabî est souvent complexe, davantage dans certaines œuvres que dans d’autres, d’autre part il pratique ce que l’on appelle le tabdîd al-‘ilm : il « disperse » la science, pas seulement par prudence afin d’éviter la censure des docteurs de la loi, mais pour stimuler son lecteur et l’obliger à faire des efforts. Un développement amorcé à un endroit peut trouver son aboutissement cinq cents pages plus loin ! La structure de son œuvre est délibérée et se rapproche de la structure coranique où c’est l’ordre de certaines sourates (les chapitres du Coran) ou de certains versets en leur sein qui déterminent l’enchaînement des chapitres.
Quoi qu’il en soit, l’une des difficultés de cette œuvre réside dans le fait qu’elle est très « cohérente », mais en aucune façon « systématique ». Par comparaison, si vous lisez la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, vous pouvez trouver cela difficile, mais il y a une logique de l’exposition. Cette logique vous ne la retrouvez pas chez Ibn ‘Arabî. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de logique dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî : on y retrouve une logique spirituelle, liée au Coran, j’insiste, mais elle est très déconcertante tant pour le lecteur occidental que pour beaucoup de lecteurs arabes. Je connais énormément d’Arabes qui n’arrivent pas à lire Ibn ‘Arabî.
Si son œuvre a pu jouer un rôle, c’est grâce au travail de médiateurs. De nombreux personnages fortement influencés par cette œuvre ont contribué – je ne dirais pas à la « vulgariser » car le mot est laid – à répandre de manière appropriée au public auquel ils s’adressaient certaines de ses idées essentielles.
Jean-Maurice de Montremy : Une des choses frappantes au sein de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, c’est sa réflexion autour de la Révélation. Le Prophète ne vient pas tant révéler que restaurer ou parachever des réalités mal comprises auparavant. Or, Ibn ‘Arabî se donne un rôle extrêmement important, visiblement, à l’intérieur de l’univers coranique. Il y a dans son œuvre une certaine hiérarchie de personnages ayant reçu la Révélation, et Ibn ‘Arabî se donne dans cette hiérarchie un rôle éminent, ce qui est plutôt déconcertant pour un lecteur non averti, qui pourrait se dire « Mais pour qui se prend-il ? »
Michel Chodkiewicz : Cela nécessite un double éclaircissement. Tout d’abord, pour Ibn ‘Arabî, en islam comme dans d’autres traditions, les saints ont une fonction cosmique. Ils ont un rôle à jouer dans l’économie universelle. Cette notion de hiérarchie est fondée sur des paroles du Prophète lui-même, et elle est bien antérieure à Ibn ‘Arabî. On la retrouve, envisagée et mentionnée, dans bien des écrits avant lui, mais, il en est le premier à en donner un exposé synthétique parfaitement cohérent. Le Saint a donc une « fonction », qu’il s’agit de distinguer de la notion de « degré de sainteté ». Ce sont des notions communes : les chrétiens savent bien que tous les saints ne sont pas également « saints ». Un saint peut atteindre un haut degré de sainteté sans nécessairement occuper une fonction éminente dans l’économie divine.
Dans le cadre de cette hiérarchie des fonctions de la sainteté, Ibn ‘Arabî, en effet, s’appuie sur des visions, des inspirations divines pour s’attribuer ce rôle qu’il désigne sus le nom de « sceau des saints ». Cela ne signifie pas qu’il est le dernier des saints – il y aura des saints jusqu’à la fin du monde, et s’il n’y en avait plus le monde, serait déjà fini (c’est en tout cas son point de vue) -, mais cela signifie qu’il est le dernier qui représente intégralement la sainteté muhammadienne, c’est-à-dire la sainteté du prophète Muhammad, et dont toutes les autres formes de sainteté ne sont que des réfractions.
Alors, vous êtes un peu surpris et vous vous dites « Mais pour qui se prend-il ? ».
Jean-Maurice de Montremy : De fait, dans cette hiérarchie de l’au-delà, il se place assez haut, lui-même…
Michel Chodkiewicz : Dans une sourate du Coran s’adressant au Prophète, il est dit : « Et les grâces de Ton Seigneur, proclame-les ».[10]
Cette notion de proclamation des grâces reçues de Dieu est à l’origine de tout un pan de la littérature hagiographique, celle des autobiographies des saints, dans lesquelles les saints parlent d’eux-mêmes. On les voit affirmer leur totale indigence ontologique tout en proclamant les grâces reçues. Ce qui est le cas d’Ibn ‘Arabî : il se désigne fréquemment comme « le serviteur à l’état pur » selon le mot arabe ‘abd, qui devrait plutôt se traduire par le mot « esclave », à savoir, « l’esclave de la volonté divine ». Désignant le Prophète, il dit à un certain moment : « Je ne suis qu’un poil de l’Envoyé de Dieu ».
En même temps, il proclame des grâces (qu’on est libre de croire ou pas) : il a reçu l’assurance par Dieu qu’il avait une certaine fonction à remplir, et il le dit, parfois de manière ouverte, parfois de manière cryptique, selon les ouvrages et selon les auditoires auxquels il s’adresse. En cela, il fait ce que d’autres saints ont fait, car au fond, proclamer les grâces que l’on a reçues de Dieu, c’est rendre grâce à Dieu : c’est un acte de gratitude et d’humilité, non pas d’affirmation de soi.
Jean-Maurice de Montremy : Finalement, quelle est cette fonction qu’Ibn ‘Arabî s’attribue et qui lui vaut le mauvais accueil de certains de ses contemporains ?
Michel Chodkiewicz : Ce « mauvais accueil » n’est pas vraiment lié à cette fonction, ni ne concerne ses contemporains. On a beaucoup exagéré les critiques auxquelles Ibn ‘Arabî aurait été en butte de son vivant, pour la bonne raison que beaucoup de ses œuvres n’avaient pas encore circulé au-delà d’un cercle restreint de disciples. Il est mort en 1240, et c’est dans les années qui ont suivi, et surtout vers la fin du siècle que beaucoup de ses œuvres, qui étaient jusque-là, non pas clandestines, mais peu diffusées, ont été lues. Commencent alors les grandes hostilités contre lui, déclenchées par ce personnage tout à fait remarquable dans son genre qu’est Ibn Taymiyya. C’est à partir de ce point de départ que se constitue, au fil des siècles, un courant de docteurs qui critiquaient Ibn ‘Arabî pour sa doctrine. Ils y voyaient une perversion due à l’influence des philosophes, qui conduisait à ce que j’appellerais sommairement le panthéisme. Je suis personnellement convaincu qu’il n’y a aucune espèce de panthéisme chez Ibn ‘Arabî, mais c’est l’accusation qui était porté contre lui par des gens qui avaient fort mal lu son œuvre.
Jean-Maurice de Montremy : Il est impossible de résumer l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, mais quel en est le nœud central, si tant est qu’il est possible de le dégager au vu du nombre de ses ouvrages et de l’ampleur de son œuvre ?
Michel Chodkiewicz : En effet, vous me posez une question à laquelle je ne peux pas répondre en deux minutes… Mais, la notion essentielle, mise en évidence par ses adversaires pour le combattre, c’est celle à laquelle on a donné le nom en arabe de wahdat al-wujûd, c’est-à-dire d’ « unicité de l’être ». Ce sont les ambiguïtés ou les incompréhensions autour de cette notion qui ont conduit aux accusations de panthéisme. Elles ont souvent été reprises par les orientalistes, beaucoup moins aujourd’hui car on le connait un peu mieux. Au-delà de cet aspect proprement métaphysique de sa doctrine, un autre reproche fait à Ibn ‘Arabî concerne la place qu’il accordait au Prophète. Bien sûr, cette place est imminente pour tous les musulmans quels qu’ils soient, mais Ibn ‘Arabî a été accusé en quelque sorte de « diviniser » le Prophète.
Ce sont des accusations qui, à mes yeux, ne tiennent pas debout dès lors qu’on lit les textes, mais une lecture rapide ou mal informée peut permettre, en effet, de croire à quelque chose de ce genre.
Jean-Maurice de Montremy : Panthéiste… Est-ce que cela veut dire qu’on estimait que sa sensibilité à Dieu n’était pas assez ancrée dans la société islamique ?
Michel Chodkiewicz : Non, c’était beaucoup plus précis, puisque cela portait sur des points doctrinaux essentiels. Il lui était reproché de confondre Dieu et la créature, c’est à dire de soutenir une doctrine ne faisant plus aucune distinction entre le Créateur et la créature, ce qui revient à diviniser la créature.
Fin de l’entretien
[1] Claude Addas, Ibn Arabi ou la quête du Soufre Rouge, Collection « Bibliothèque des Sciences humaines », Éd. Gallimard, Paris, 1989.
[2] Saint Dominique de Guzman (1170-1121), né en Espagne à Caleruega, fondateur de l’ordre dominicain.
[3] Saint François d’Assise (1181 ou 1182 – 1226), né en Italie à Assise, fondateur de l’ordre franciscain.
[4] Michel Chodkiewicz, Un Océan sans rivage. Ibn ‘Arabî, le Livre et la Loi. Éd. Seuil, Paris, 1992.
[5] Henri Corbin, mort 1978 à Paris, est un philosophe et islamologue français, spécialiste de l’islam iranien et de la gnose chiite. Il a traduit certaines œuvres de grands spirituels chiites, mais aussi d’Ibn ‘Arabî et de son disciple chiite Haydar Amoli. Henri Corbin est également l’auteur de L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, 2e éd., Flammarion, 1977.
[6] Averroès, forme latinisée du nom arabe Ibn Rushd, est un savant et philosophe musulman, né à Cordoue en 1126 et mort à Marrakech en 1198.
[7] Asín Palacios, mort en 1944 à Saint-Sébastien en Espagne, est un prêtre catholique islamologue, qui consacra une partie de ses travaux à Ibn ‘Arabî et son œuvre.
[8] Le terme « wahhabisme » est tiré du nom de Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb (1703-1792), considéré comme le fondateur de ce mouvement vers 1740, prônant un retour strict aux pratiques en vigueur dans la communauté musulmane du prophète Muhammad et des premiers califes. Ce mouvement de réforme, une forme de salafisme, exclut toute référence à la sainteté en islam.
[9] Ibn Taymiyya (1263-1328), savant théologien de Syrie, juriste et même soufi.
[10] Coran 93 : 11. Wa ’amma bi-ni‘mati rabbika fa-haddith !