Ibn ‘Arabî et sa critique fondamentale de la philosophie

Retranscription de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du 20 mars 1974.

L’article suivant est la retranscription d’un court extrait de l’émission de France Culture Les chemins de la connaissance du 30 mai 1989. Roland Auguet s’y entretient avec Claude Addas, Michel Chodkiewicz et Denis Gril au sujet de la position d’Ibn ‘Arabî concernant la philosophie.

Ce travail écrit a été mené par l’association Conscience Soufie, à l’occasion de l’événement organisé en septembre 2021 autour de L’enseignement d’Ibn ‘Arabî. En cela, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaitre ses grandes figures à travers les temps, et ses œuvres majeures.

Roland Auguet : Lorsqu’Ibn ‘Arabî s’apprête à « entrer dans la voie », selon l’expression des soufis, le monde musulman est riche de traditions mystiques […].

Mais ce monde est aussi le réceptacle de la philosophie antique qu’il transmettra pour partie à l’Occident. Tout le monde connait le nom d’Averroès auquel Ibn ‘Arabî rendit visite dans sa jeunesse. Claude Addas, est-ce que les philosophes ont joué un rôle considérable dans la formation spirituelle d’Ibn ‘Arabî ?

Claude Addas : Ibn ‘Arabî a très peu lu les philosophes. Il a eu entre les mains un ouvrage fameux d’al-Fârâbî[1] qui s’intitule « La Cité idéale ». Après avoir lu quelques pages, il le rejette parce qu’il est tombé sur un passage qui l’a profondément choqué. Il a bien rencontré Averroès, mais rien n’indique qu’il ait lu ses ouvrages. Ça ne l’intéresse pas vraiment. Il a une attitude très tolérante à leur égard. Il estime qu’ils peuvent être intéressants, apporter un soutien à la communauté, mais leur cheminement ne l’intéresse pas. 

Roland Auguet : Michel Chodkiewicz, peut-on dire que les philosophes ont une vue très bornée, et ne voient que l’écume des choses ?

Michel Chodkiewicz : Le point de vue d’Ibn ‘Arabî est que les philosophes peuvent tomber par hasard sur la vérité, mais sans jamais parvenir à une certitude absolue, que seule la voie du soufisme permet d’obtenir. Il faut observer toutefois que cette attitude à l’égard de la falsafa (terme qui désigne la forme arabe d’une philosophie d’inspiration hellénique), ne s’étend pas nécessairement aux personnages des époques antérieures, c’est-à-dire aux philosophes grecs. Il parle, par exemple, de Platon en l’appelant « Aflâtûn al-ilâhî », le divin Platon. C’est une expression courante, mais le fait qu’il accepte de l’employer à son sujet montre bien que, pour lui, Platon se situe à un niveau supérieur par rapport aux philosophes de son époque. Dans la filiation d’Ibn ‘Arabî, on rencontrera des gens qui ont une formation philosophique, ce qui n’est apparemment pas le cas d’Ibn ‘Arabî. On aura des exemples très fameux, comme celui de ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, qui au cours d’une vision perçoit Platon dans un état d’illumination absolument prodigieux.

Sur les rapports entre Ibn ‘Arabî et la philosophie, il ne faut pas trop simplifier. Cela dit, il y a le fameux chapitre 167 dans Al-Futûhât al-Makkiyya[2], où il raconte une double ascension spirituelle. Celle d’un personnage qui suit la voie de la révélation et qui parvient au sommet de cet itinéraire spirituel ascendant, et celle d’un philosophe dont la recherche est uniquement conduite avec le moyen de l’intellect. L’un et l’autre progressent, montent d’étage en étage, de ciel en ciel. Alors que celui qui suit la voie de la Révélation arrive à des certitudes métaphysiques, le philosophe qui l’accompagne ne pourra pas aller jusqu’au bout du chemin et, de toute façon, à chacun des cieux successifs qu’il visite, il ne recueillera que des connaissances cosmologiques. 

Roland Auguet : Faut-il mettre les gnostiques dans le même sac que les philosophes ?

Michel Chodkiewicz : Cela dépend du sens que nous donnons au mot gnostique. Nous l’employons très couramment pour traduire une expression arabe qui est celle de ‘ârif bi-Llâh. On peut le traduire par le mot gnostique en prenant le mot dans son sens étymologique, mais ça n’a aucun rapport avec le gnosticisme historique. C’est vraiment au sens de gnose, c’est-à-dire de connaissance.

Roland Auguet : Denis Gril …

Denis Gril : Quand on lit Ibn ‘Arabî, on ne peut s’empêcher de remarquer, et cela apparait aussi de façon très nette dans les traductions, qu’il emploie souvent un vocabulaire tout à fait néoplatonicien. C’est loin d’être son seul registre, ce n’est pas non plus son registre essentiel, mais c’est néanmoins un vocabulaire important dans ses écrits. Par exemple, quand il parle d’al-’a‘yân ath-thâbita (les essences immuables ou les archétypes) ou quand il emploie tout un ensemble d’autres termes, on ne peut que faire le lien avec la philosophie. Et de fait, la plupart des études universitaires qui lui ont été consacrées jusqu’à présent, l’ont considéré comme philosophe.  

Il faut donc essayer de comprendre pourquoi on a pu l’étudier comme philosophe alors que, comme on vient de le dire, il ne l’est pas du tout, et que même, d’une certaine manière, il est assez opposé à la philosophie. Michel Chodkiewicz a parlé de cette nuance. Au fond, la critique fondamentale d’Ibn ‘Arabî concernant la philosophie, réside dans le fait qu’elle ne mène pas au-delà du cosmos, ou plus exactement, qu’elle conduit à la limite du cosmos, c’est-à-dire au ‘aql, à l’intellect. Ibn ‘Arabî reconnait néanmoins que le philosophe peut atteindre un niveau de dévoilement correspondant au degré de l’intellect, l’intellect agent. S’il perçoit ainsi directement les réalités supérieures, il les reçoit, malgré tout, en mode réfléchi. C’est un degré inférieur à l’esprit, al-rûh, qui a une fonction de transmission du monde du divin. Comme le dit le Coran : « Il t’interroge au sujet de l’esprit, répond : L’esprit provient de l’ordre de mon Seigneur »[3]. Ainsi, l’esprit, alrûh, est l’intermédiaire de la Révélation, alors que le ‘aql est, d’une certaine manière, le réceptacle de ce que l’esprit reçoit du divin.

Ce qui manque donc au philosophe, c’est cette capacité de recevoir la révélation divine, car il se fonde uniquement sur son propre intellect. Ibn ‘Arabî reconnait tout à fait ce que pose la philosophie musulmane, qui n’est qu’une reprise de la philosophie hellénistique, à savoir la purification progressive de l’intellect, pour remonter ainsi jusqu’à l’intellect agent supérieur. Mais il pointe le fait que la philosophie s’arrête à ce niveau.

 

[1] Al-Fârâbî, mort en 950 à Damas, est un philosophe musulman originaire du Turkestan, auteur entre autres œuvres d’un commentaire de La République de Platon.

[2] Al-Futûḥât al-Makkiyya, Les Illuminations de la Mecque, ouvrage majeur d’Ibn ‘Arabî. Cf. Les Illuminations de la Mecque. Anthologie présentée par Michel Chodkiewicz, Éd Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 2008.

[3] Coran 17: 85 : Yas’alûnaka ‘ani al-rûhi quli al-rûhu min ’amri rabbi.