Shi’isme et soufisme : intimité et rivalité de deux courants spirituels de l’Islam

Par Mathieu Terrier

Conférence avec Mathieu Terrier du 27 avril 2023

Mathieu Terrier est chargé de recherches au CNRS, membre du Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM), spécialiste du chiisme imâmite et de ses liens avec la philosophie et le soufisme. Il a publié Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite; l’Aimé des coeurs de Qutb al-Dîn Ashkevarî (Paris, Le Cerf, 2016) et avec Denis Hermann, Shi’i Islam and Sufism: Classical Views and Modern Perspectives (Londres, Bloomsburry, 2020).

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Shi’isme et soufisme : intimité et rivalité de deux courants spirituels de l’Islam

Les relations historiques et doctrinales entre shi’isme et soufisme sont un sujet aussi vaste que problématique, tant pour ses acteurs eux-mêmes, shi’ites et/ou soufis, que parmi les chercheurs spécialisés sur ces courants, à commencer par les deux grands savants que furent Henry Corbin et Michel Chodkiewicz. Deux points de vue se sont opposés tout au long de l’histoire. Selon le premier, shi’isme et soufisme sont deux courants non seulement distincts mais encore opposés : en effet, les soufis se réclament massivement de l’islam sunnite, nombre de savants shi’ites ont condamné le soufisme, et après l’instauration du shi’isme imâmite comme religion officielle en Iran safavide (début du 16ème siècle), les ordres soufis ont été réprimés et souvent exclus d’Iran. D’un autre point de vue, shi’isme et soufisme ont une origine commune et sont foncièrement convergents sur le plan spirituel, comme en témoigne la présence d’ordres confrériques soufis et shi’ites actifs en Iran jusqu’à nos jours. Le fait est qu’il a toujours existé, dans le shi’isme, un courant pro-soufi et un courant anti-soufi, tout comme il a toujours existé, dans le soufisme, une tendance strictement sunnite et une inclination vers le shi’isme. Il n’y a donc pas de réponse unique et simple, sinon une réponse idéologique, à la question des rapports de parenté ou d’étrangeté, de convergence ou de divergence, entre shi’isme et soufisme, mais l’examen critique des données historiques et la comparaison des systèmes doctrinaux doivent permettre d’y voir plus clair.

Le soufisme et le shi’isme ont sans doute tous deux commencé à émerger dès le début de l’Islam, mais n’ont fixé qu’après des siècles leur identité sociale et doctrinale. Un maître soufi du 10ème siècle, Abû l-Hasan Bûshanjî, disait à son époque : « Le soufisme est aujourd’hui un nom dénué de réalité, il était autrefois une réalité dénuée de nom ». Ainsi le terme tasawwuf (« soufisme ») n’est employé et défini qu’à partir du 9ème siècle, époque où le sunnisme lui-même se constitue comme doctrine, largement d’ailleurs en réaction contre les mouvements minoritaires préexistants, en particulier shi’ites. Mais dès les premiers siècles, la voie intérieure de l’islam majoritaire, ce qui allait devenir le soufisme, était portée par des ascètes (zuhhâd), adeptes d’une mystique vécue plutôt que pensée, orale et non écrite, spontanée et non organisée. De même, le shi’isme duodécimain (aux douze imâms) ne fixa sa doctrine qu’entre la fin du 9ème et le milieu du 10ème siècle, avec l’entrée en « occultation » du douzième imâm (940) ; mais l’identité shi’ite comme « parti de ‘Alî b. Abî Tâlib » – cousin et gendre de Muhammad – (m. 661) existait du vivant de celui-ci et peut-être même déjà à l’époque du Prophète, et la doctrine du shi’isme duodécimain fut élaborée progressivement à travers l’enseignement de ses douze imâms successifs, qui sont autant de maîtres spirituels. Une différence apparaît immédiatement entre ces deux courants originels : le proto-shi’isme est déjà une tradition continue, cumulative et consciente, épousant une lignée patrilinéaire, tandis que le soufisme originel est une nébuleuse de maîtres spirituels individuels, indépendants les uns des autres. Mais des deux côtés, on a un enseignement à la fois théorique et pratique, largement ésotérique, c’est-à-dire réservé à des disciples initiés, voire secret, mis à l’écrit seulement à partir du 9ème siècle. Des deux côtés aussi, on se réclame d’emblée de l’élite des musulmans (al-khâssa) distincte du commun (al-‘âmma), tout en s’adressant aux croyants les plus simples. Soufisme et shi’isme sont donc d’abord deux courants minoritaires, pluriels, ésotériques et apolitiques, à la fois élitaires et populaires, avant de se nommer et de se définir, de se soucier d’orthodoxie et d’orthopraxie, de prendre des formes institutionnelles, voire de participer activement au pouvoir politique. Pour autant, ces deux courants n’ont pas cessé d’évoluer depuis l’époque de la codification (tadwîn) et ont toujours conservé leur vocation spirituelle.

Dans le shi’isme duodécimain, c’est après la période des imâms historiques que la vie de la communauté commence à se normaliser, notamment grâce à l’arrivée au pouvoir des vizirs bouyides (milieu du 10ème-milieu du 11ème), mais ce sont surtout les courants shiites les plus politisés qui en tirent profit : l’ismaélisme et le zaydisme notamment, qui reconnaissent d’autres lignées d’imâms descendants de ‘Alî. Chez les duodécimains, une classe de savants  (ulamâ’) se constitue qui gagne peu à peu son autorité en l’absence de l’imâm occulté, substituant, selon les termes de Max Weber, un charisme de fonction à un charisme personnel. Dans le soufisme, la formation des confréries structurées autour d’un shaykh débute au 11e siècle,  après la chute du vizirat bouyide à Bagdad (1055), et se poursuit au siècle suivant, avec la chute des Fâtimides ismaéliens d’Égypte (1171). Cette structuration du soufisme accompagne l’entreprise politique de lutte contre le sectarisme shi’ite et de rétablissement de l’hégémonie sunnite. Au début du 13ème siècle, en Iran, c’est la guilde spirituelle appelée futuwwa qui est institutionnalisée sur le modèle de la confrérie soufie par le calife ‘abbasside Nâṣir li-Dîn Allâh (r. 1180-1225) et son mentor, le Shaykh soufi Shihâb al-Dîn ‘Umar al-Suhrawardî (m. 1234), fondateur éponyme de la Suhrawardiyya. Mais cette futuwwa iranienne continue à vénérer la figure de ‘Alî comme prototype du sage initié et du héros guerrier de l’islam. Cette dilection pour ‘Alî ne signe pas à coup sûr une appartenance au shi’isme mais montre à tout le moins une porosité du shi’isme et du soufisme.

On le sait, l’immense majorité des confréries soufies se réclame du sunnisme, soit de la tradition du Prophète (sunna) et du parti du même nom. Mais l’on sait aussi que presque toutes les chaînes d’initiation (salâsil, pl. de silsila) de ces confréries remontent à ‘Alî, comme ayant été le premier initié aux secrets de la prophétie et de la révélation par Muḥammad, et que nombre d’entre elles incluent d’autres imâms de la lignée duodécimaine (notamment le quatrième, ‘Alî b. al-Husayn Zayn al-‘Âbidîn, et le huitième, ‘Alî al-Ridâ. Là encore, cela ne signifie pas une affiliation au shi’isme car les imâms shi’ites, descendants du Prophète, sont aussi reconnus comme autorités spirituelles dans le sunnisme, mais bien le fait que ces deux traditions se croisent ou s’interpénètrent. D’ailleurs, la définition de ces chaînes initiatiques et de leurs premiers maillons a toujours été grosse d’enjeux politico-religieux. Pour certains historiens shi’ites, l’ordre des Naqshbandis aurait remplacé ‘Alî par Abû Bakr comme premier maillon de sa chaîne de transmission initiatique après le Prophète pour mieux affirmer son obédience sunnite et se dissocier du shi’isme. Plus tard, en Turquie ottomane, l’ordre de la Khalwatiyya élide les noms des imâms shi’ites de sa silsila pour se dissocier du shi’isme. Sans doute, ces généalogies sont-elles davantage idéales qu’historiques, mais les noms qui y apparaissent doivent être ceux d’éminentes autorités spirituelles. Si ‘Alî et les imâms de la lignée duodécimaine n’avaient pas été des maîtres importants, il n’y aurait jamais eu lieu de se réclamer d’eux.  

Les relations initiatiques entre imâms shi’ites et maîtres soufis se situent donc quelque part entre l’histoire et le mythe, affirmées par certains, niées par d’autres, sans argument décisif. Elles sont évoquées dans l’hagiographie soufie, une littérature destinée à élaborer des figures de sainteté, des modèles d’hommes de Dieu, à partir de faits, gestes et paroles à l’authenticité indécidable. Ainsi la fameuse Epître d’al-Qushayrî (m. 1072) (al-risâla al-qushayriyya) et le Mémorial des saints (Tadhkirat al-awliyâ’) de ‘Attâr (m. 1230), deux auteurs tenus pour sunnites, rapportent que des maîtres soufis des premiers siècles (avant la fixation des confréries) furent les disciples de certains imâms shi’ites. Ces informations sont exploitées par des penseurs shi’ites à partir des 13ème-14ème siècles, dans le but, tout à la fois, de ramener le soufisme dans le « droit chemin » originel du shi’isme, dont le soufisme se serait éloigné à l’époque de son institutionnalisation, et de revivifier, au moyen du soufisme, le shi’isme ésotérique originel. Le premier de ces penseurs est Sayyid Haydar Âmolî (m. ca 1385), shi’ite converti au soufisme, qui n’eut de cesse dans son œuvre de vouloir rapprocher ou réconcilier les deux courants – une référence incontournable sur les rapports entre shi’isme et soufisme.

Selon l’« histoire shi’ite du soufisme » développée par ce dernier et reprise par bien d’autres, les premiers ascètes et spirituels de l’islam étaient des partisans de ‘Alî. Mentionnons les deux noms illustres de Salmân al-Fârisî (m. 656-657) et d’Uways al-Qaranî (m. 657 ?). Le premier fut un proche compagnon du Prophète, converti à l’islam après avoir quitté le mazdéisme de ses ancêtres et épousé le christianisme ; il est le héros stratégique et militaire de la bataille du Fossé (khandaq) en 5/627. Son nom apparaît dans les chaînes initiatiques de nombre de confréries soufies. Selon les sources shi’ites, il fut un irréductible allié et confident de ‘Alî après la succession du Prophète. D’après un hadith également présent dans les sources sunnites, le prophète Muhammad aurait déclaré : « Salmân fait partie de nous, les gens de la Famille [prophétique] ». Pour les shi’ites, les « gens de la Famille » (ahl al-bayt) sont essentiellement les quatorze impeccables : Muhammad, Fâtima et les douze imâms. Ils reconnaissent Salmân comme un membre adoptif de cette sainte famille en raison de sa spiritualité supérieure à tout autre et de sa fidélité absolue à ‘Alî. Salmân apparaît aussi comme le précurseur et le symbole de l’intégration des non-Arabes et en particulier des Perses à l’islam shi’ite. Il s’agit donc bien d’un « saint partagé » par les soufis et les shi’ites.

Uways al-Qaranî est un autre personnage semi-légendaire. Selon une tradition célèbre, le Prophète l’aurait désigné sans l’avoir rencontré comme un saint caché et un intercesseur originaire du Yémen, et aurait recommandé à ‘Umar et à ‘Alî de se mettre en quête de lui. De là vient qu’on appelle uwaysîs des soufis ayant reçu leur instruction initiatique, non pas d’un maître (murshid) contemporain, mais de l’« entité spirituelle » (rûḥâniyya) d’un saint défunt. Selon des sources sunnites, c’est ‘Umar qui aurait fini par retrouver Uways à la fin de son califat ; leur entretien est rapporté par ‘Attâr dans son Mémorial des saints. Pour les auteurs shi’ites, cette rencontre n’a jamais eu lieu et Uways ne serait apparu que peu avant la bataille de Ṣiffîn (657), lors du califat de ‘Alî, pour faire allégeance à celui-ci et combattre à ses côtés contre Mu‘âwiya. Il est décrit comme vêtu d’un manteau de laine et le crâne rasé, à l’image d’un derviche. Tombé au combat pour la cause de ‘Alî, il apparaît ainsi, tout à la fois, comme l’un des premiers soufis et l’un des premiers martyrs shi’ites.

Un autre personnage majeur de cette histoire est Kumayl Ibn Ziyâd (m. 703), originaire de Kûfa, qui fut l’un des plus ardents partisans de ‘Alî et mourut exécuté par le gouverneur omeyyade al-Ḥajjâj, ennemi juré des shi’ites. Il apparaît dans des traditions ésotériques tardives comme le jeune disciple et l’interlocuteur privilégié de ‘Alî, son sâhib al-sirr, « le confident de son secret ». Dans un fameux dialogue d’apparition tardive, emblématique de la gnose shi’ite, et que l’on pourrait croire tiré d’un traité de soufisme, Kumayl demande à l’imâm : « qu’est-ce que la Réalité ? » (mâ l-ḥaqîqa). Après quelques réserves, ‘Alî lui répondit : « La réalité, c’est le dévoilement des louanges de la Majesté divine sans aucune indication » « Explique-moi encore ! », demande Kumayl. L’imâm répond : « C’est l’effacement du présumé et la limpidité du connu. » « Explique-moi encore ! » L’imâm répond : « C’est le déchirement du voile pour le triomphe du secret. » « Explique-moi encore ! » L’imâm répond : « C’est une lumière qui se lève depuis l’aube de la prééternité et dont les traces resplendissent dans les temples de l’Unicité. » Le disciple demande encore plus d’explications mais l’imâm met fin à l’exposé et se retire dans le silence. Ce rôle particulier de Kumayl auprès de ‘Alî est consacré par le récit hagiographique selon lequel ‘Alî fut investi du manteau initiatique (khirqa) par Muḥammad (l’ayant lui-même reçu de l’ange Gabriel) et en aurait investi Kumayl. Celui-ci apparaît ainsi, après ‘Alî, comme le premier maillon des chaînes initiatiques de confréries soufies shi’ites apparues après le 14ème siècle que sont la Nûrbakhshiyya, la Ni‘matullâhiyya et la Dhahabiyya. Les maîtres de ces ordres parlent d’ailleurs d’une silsila kumayliyya, une chaîne initiatique passant par Kumayl.

Après ces figures primitives, d’autres soufis illustres des 8ème – 9ème siècles auraient été des disciples des imâms descendant de ‘Alî. Ce sont encore des maîtres individuels, sans ordres constitués autour d’eux, qui prodiguaient un enseignement essentiellement oral. Leurs propos et leurs actions sont rapportés par des traités hagiographiques composés ultérieurement. Ainsi, Ibrâhîm Ibn Adham (m. 776), issu d’une famille royale du Khurasan, qui aurait abdiqué pour se convertir à l’ascèse, est dit avoir reçu l’initiation du cinquième imâm Muḥammad al-Bâqir (m. 732 ou 737). Sufyân al-Thawrî (m. 778) et Dâwûd al-Ṭâ’î (m. 782), deux fameux savants et ascètes du 8ème siècle, auraient été les disciples du sixième imâm Jaʿfar al-Ṣâdiq (m. 765). Ce serait aussi le cas d’Abû Yazîd Bastâmî, qui selon de nombreuses sources shi’ites, se disait fier d’avoir été le porteur d’eau de l’imâm Ja‘far. Cette dernière affirmation pose problème puisque ce mystique est censé être mort un siècle après l’imâm (en 848 ou 875). Mais l’historien et théologien shi’ite Nûr Allâh Shûshtarî (17ème siècle), qui tient la plupart des maîtres soufis pour avoir été des shi’ites, explique que l’on a confondu deux Abû Yazîd originaires de Basṭâm, et que le plus ancien, le mystique, fut bien contemporain de l’imâm Ja‘far. C’est dire que certains savants shi’ites tiennent fermement à cette connexion vivante entre un maître du soufisme « ivre » ou extatique comme Bastâmî et le sixième imâm, certainement celui dont l’enseignement spirituel eut le plus d’influence au-delà du cercle shi’ite imâmite. Un autre ascète et mystique réputé, Bishr al-Ḥâfî (m. 841), se serait repenti de sa première vie licencieuse auprès du septième imâm Mûsâ al-Kâzim (m. 799). Enfin, l’illustre Ma‘rûf al-Karkhî (m. 815) aurait été le disciple et le portier (bawwâb) du huitième ‘Alî al-Riḍâ (m. 818). Selon un récit rapporté par ‘Aṭṭâr, Ma‘rûf défendit héroïquement le seuil de la maison de l’imâm contre le zèle fanatique (ghulûw) d’une foule de partisans, ce qui fut la cause de sa mort. Le symbole est puissant : c’est le soufi qui protège l’imâm contre le fanatisme de ses partisans, comme si le soufisme était le rempart du shi’isme « modéré » contre le shi’isme « extrémiste » (ghulûw). L’initiation imâmite des soufis se serait ensuite transmise de Maʿrûf al-Karkhî à Sarî al-Saqatî (m. 867) puis à Junayd al-Baghdâdî (m. 911), surnommé « le seigneur de la tribu spirituelle [des soufis] » (sayyid al-ṭâʾifa). Selon ce tableau, c’est donc tout le soufisme originel, pré-confrérique, qui dérive du shi’isme des imâms.

On remarque toutefois que les liens entre les maîtres soufis et les imâms de la lignée duodécimaine s’interrompent après le huitième imâm. Cela peut s’expliquer par la condition des derniers imâms que le pouvoir ‘abbasside condamnait à vivre en résidence surveillée, privés de contacts directs avec leurs disciples. Selon un savant shi’ite du 20ème siècle, Muhammad Bâqir Ulfat, tout se passe comme si l’imâm Ridâ avait transmis la voie spirituelle (ṭarîqa), ou la dimension ésotérique de la religion à Ma‘rûf al-Karkhî et aux soufis après lui, tandis que la loi littérale (sharî‘a) ou l’exotérique de la religion était restée dans la lignée des imâms, à commencer par le neuvième Muhammad al-Jawwâd. Quoi qu’il en soit, ces informations sont rejetées par les théologiens imâmites hostiles au soufisme, comme al-Ḥurr al-‘Âmilî au 17ème siècle, qui allèguent pour leur part une tradition attribuée au dixième imâm – et d’apparition tardive : « Tous les soufis sont nos adversaires, leur voie est contraire à la nôtre, ils ne sont que les Mazdéens et les Chrétiens de cette communauté ».

Si la généalogie commune du shi’isme et du soufisme est invérifiable, les similitudes doctrinales entre les deux courants sont patentes. Cela ne signifie pas que le soufisme proviendrait du shi’isme, d’abord parce que les deux courants se réclament de la même source qui est l’enseignement du Prophète, ensuite parce qu’une communauté d’idées ne prouve pas une influence unilatérale. Reste que plusieurs notions fondamentales du soufisme trouvent leur pendant ou leur précédent dans le shi’isme. La première est la walâya, « amitié divine » ou sainteté, comme complément ésotérique indispensable de la prophétie (nubuwwa), le Prophète étant le premier walî, le saint-ami de Dieu. Pour le soufisme, cette dignité est atteinte par l’effort de perfectionnement et n’est pas exclusive à un nombre déterminé d’individus ; c’est ainsi qu’il existe une multiplicité innombrables de saints-amis de Dieu (awliyâ’). Dans le shi’isme en revanche, la walâya comme « alliance divine » est synonyme de l’imâmat, de la continuité ésotérique de la prophétie dans la personne des imâms. Le walî allâh, l’ami ou « l’allié de Dieu », désigne spécifiquement l’imâm, impeccable et infaillible (ma‘sûm) par conception divine, et nul autre homme ne peut atteindre ce rang. Par suite, on rencontre dans le soufisme la figure du « sceau des saints » (khâtim al-awliyâ’), pendant du « sceau des prophètes » (khâtim al-nabiyîn) Muhammad, figure du sceau des saints qui fut théorisée par le soufi al-Ḥakîm al-Tirmidhî (m. 910) et reprise par Ibn ‘Arabî (m. 1240). Elle correspond en tous points, dans le shi’isme, à la fonction de ‘Alî et/ou du douzième imâm dans l’histoire sainte. J’y reviendrai.

La figure soufie du qutb, « pôle » ou sommet de la hiérarchie des saints, « axe » humain de la création nécessaire à la conservation de celle-ci, unique et toujours présent qu’il soit connu ou inconnu, est analogue à la figure shi’ite de l’imâm dans sa fonction cosmique et sotériologique, l’imâm toujours présent dans le monde qu’il soit manifeste ou occulté. L’historien Ibn Khaldûn (m. 1406), dans ses Muqaddimât, dénonçait d’ailleurs la doctrine soufie du qutb comme une résurgence shi’ite étrangère au soufisme originel, cependant que Haydar Âmolî affirme (je cite) que « le pôle et l’imâm sont deux termes synonymes et véridiques pour désigner un unique individu », qui est présentement le Mahdî attendu, le douzième imâm. Ainsi, les liens doctrinaux du soufisme et du shi’isme sont tantôt revendiqués par des penseurs shi’ites favorables au soufisme, tantôt dénoncés par des penseurs sunnites anti-shi’ites, et ce à la même époque : Haydar Âmolî et Ibn Khaldûn sont contemporains, l’un vivant en Iran post-mongol, où prospèrent les courants minoritaires et ésotériques, l’autre en Egypte mamlouk de stricte obédience sunnite.

La notion de « lumière muḥammadienne » (nûr muḥammadî) comme première entité créée avant même la création du monde, passant de prophète en prophète jusqu’à se manifester ultimement dans le Muhammad historique, idée formulée par le soufi Sahl Tustarî (m. 896), trouve aussi un précédent (sinon une source) dans la doctrine shi’ite d’une Lumière divine prééternelle, constitutive du prophète Muḥammad et de l’imâm ‘Alî, passée de prophète en prophète jusqu’à se scinder en deux après leur aïeul commun, ‘Abd al-Muttalib, et se réunir à nouveau dans les fils de ‘Alî et Fâtima. Selon une tradition imâmite, de même que Muhammad était déjà prophète quand Adam était encore entre l’eau et l’argile, ‘Alî était déjà walî, « allié de Dieu » ou imâm, quand Adam était encore entre l’eau et l’argile. La préexistence des quatorze impeccables (Muhammad, Fâtima et les douze imâms) sous forme d’esprits ou de corps subtils lumineux est une doctrine fondamentale du shi’isme qui confère à ses saints une double existence, sensible et suprasensible, historique et métaphysique. Ainsi la notion soufie de « Réalité muhammadienne » (haqîqa muhammadiyya), comme entité métaphysique médiatrice entre les plans divin et humain, correspond dans le shi’isme au Plérôme des quatorze impeccables.  

L’amour de Dieu, on le sait, est une préoccupation constante du soufisme depuis ses temps les plus anciens – que l’on pense à la mystique Rabî‘a al-‘Adawiyya (m. 801). Plus tard, l’amour du Shaykh ou du compagnon initiatique (comme Shams al-Tabrisî pour Jalâl al-Dîn al-Rûmî au 13ème siècle) devient un vecteur de perfectionnement et un support de l’amour de Dieu. Dans le shi’isme, plus encore, l’amour de l’imâm, le walî, ami et aimé de Dieu par excellence, est le moyen ou la médiation nécessaire de l’amour de Dieu, ce pourquoi il constitue l’essentiel de la foi. Selon un hadith du Prophète : « Celui qui aime [‘Alî] m’aime, celui qui m’aime aime Dieu, celui qui aime Dieu ne connaît pas le châtiment ». S’il n’y a pas d’amour de Dieu sans amour de l’imâm, c’est que l’Essence de Dieu est elle-même foncièrement inconnaissable, inappréhendable. L’essence divine est un secret caché, mais l’imâm est la manifestation humaine de ses attributs ; selon l’expression d’Henry Corbin, « il est la Face divine montrée à l’homme et la face que l’homme montre à Dieu ». À une théologie apophatique, celle d’un Dieu caché, répond donc une prophétologie et une imâmologie théophaniques, celles de prophètes et d’imâms conçus comme des lieux de manifestation de Dieu. Depuis l’occultation, l’amour de l’imâm nécessite sa contemplation dans le cœur (qalb), le cœur comme organe de l’amour et de la connaissance spirituelle – autre notion partagée avec la mystique soufie.

La tendance de nombreux courants shi’ites anciens à diviniser l’imâm, soit à l’identifier purement et simplement à Dieu (au lieu de son ami, de son proche ou de son lieu de manifestation), a été dénoncée comme « exagération » (ghulûw) par les théologiens shi’ites eux-mêmes. De manière analogue, des soufis ont été accusés de professer l’unification réelle (ittihâd) du mystique avec Dieu, et beaucoup s’en sont défendus. Cette proximité doctrinale aux confins de l’hérésie (selon les normes des juristes-théologiens shi’ites comme sunnites) se manifeste aussi dans un certain type d’expressions langagières attribuées à des spirituels soufis d’un côté et aux imâms shi’ites de l’autre. Chez les soufis, il s’agit des shatahât, locutions extatiques ou « théopathiques » – selon les termes de Louis Massignon – dans lesquelles le mystique, en état de ravissement, prononce son identité avec Dieu ou laisse Dieu affirmer son identité par sa bouche. C’est le fameux : « Je suis le Réel (Dieu) » (anâ l-haqq) de Mansûr al-Hallâj, ou attribué à Abû Yazîd Bastâmî : « Gloire à Moi ! Que Ma majesté est grande ! » (subhânî subhânî mâ a‘zamu sha’nî). Du côté shi’ite, ce sont des prônes (khutba) attribués à l’imâm ‘Alî, à l’authenticité évidemment douteuse, dans lesquels il se présente par des noms et attributs divins : des prônes que Mohammad Ali Amir-Moezzi qualifie pertinemment de « théo-imâmosophiques ». Dans un de ces prônes, ‘Alî déclare : « Je suis la face de Dieu, je suis le flanc de Dieu, je suis la main de Dieu, je suis le Trône, je suis le Piédestal, je suis la Table [bien gardée], je suis le Calame (…), Je suis le Premier, je suis le Dernier, je suis l’Apparent, je suis le Caché (cf. v. 57 :3 : « Il  est (Dieu) le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché. De toute chose, Il est omniscient. ») » Un autre hadith du premier imâm, apparu tardivement, semble être un manifeste du soufisme « ivre » ou extatique : « Dieu a une boisson pour ses amis. Quand ils en boivent, ils s’enivrent. Quand ils s’enivrent, ils s’extasient. Quand ils s’extasient, ils savourent. Quand ils savourent, ils se consument. Quand ils se consument, ils se purifient. Quand ils se purifient, ils cherchent. Quand ils cherchent, ils trouvent. Quand ils trouvent, ils parviennent. Quand ils parviennent, ils se joignent. Quand ils se joignent, il n’y a plus de différence entre eux et leur Aimé ». Dans le shi’isme « modéré » comme dans le soufisme « sobre » ou « orthodoxe », on s’est dissocié de ces propos paradoxaux. Ainsi de grands mystiques soufis, comme Ibn ‘Arabî, ont-ils critiqué l’usage des shatahât, tandis que dans le shi’isme, les juristes-théologiens rationalistes ont rejeté l’authenticité de ces prônes de ‘Alî qu’ils attribuent aux « exagérateurs » (ghulât).

Une autre convergence entre shi’isme et soufisme est l’articulation du combat militaire considéré comme le jihâd mineur et du combat spirituel considéré comme le jihâd majeur, selon un fameux hadith rapporté dans les sources sunnites comme shi’ites : « Le Prophète, ayant envoyé un détachement de cavaliers [en expédition], leur dit à leur retour : « Bienvenue à ceux qui se sont acquittés du combat mineur (al-jihâd al-aṣghar) et à qui reste le combat majeur (al-jihâd al-akbar) ! » Ils lui demandèrent : « Ô Envoyé de Dieu, qu’est-ce que le combat majeur ? » Il leur répondit : « Le combat de l’âme » (jihâd al-nafs). Puis il dit : « Le meilleur combat est celui de qui combat l’âme [qui sied] entre ses flancs ». On sait que nombre de premiers soufis ont pratiqué le jihâd militaire, notamment sur les marches arabo-byzantines, tout en combattant contre leur âme charnelle dans des bâtiments militaires appelés ribât, situés loin des villes. Dans le shi’isme, l’imâm impeccable est le seul à pouvoir conduire légitimement le jihâd après le Prophète. Le premier imâm, ‘Alî, doit son aura de héros combattant, de brave ou de preux par excellence, à son action durant les batailles du Prophète. Selon un hadith shi’ite, l’ange Gabriel aurait déclaré lors de la bataille de Uhud (3/625) : « Il n’est de preux que ‘Alî » (lâ fatâ illâ ‘Alî)). Mais après la mort du Prophète, ‘Alî se distingua d’abord par son quiétisme (qu‘ûd) puis, comme quatrième calife, ne fit le jihâd que contre d’autres musulmans, sans parvenir à s’imposer et finissant par échouer contre Mu‘âwiya. Après le troisième imâm, al-Husayn, massacré avec ses partisans à Karbalâ’ par l’armée des Omeyyades (680), les imâms de sa descendance ont renoncé à tout combat politique pour leur droit, appelant leurs disciples à la patience et à la discrétion (taqiyya) dans l’attente du Rédempteur (al-qâ’im), le dernier imâm qui, à la fin des temps, viendrait « recouvrir la Terre de justice comme elle aura été couverte d’injustice ». Il semble que pour les imâms et leurs disciples, la discipline du secret et de la patience a remplacé le devoir du jihâd, ou plutôt, qu’elle constitue le jihâd majeur (al-akbar) évoqué par le Prophète. Un hadith du cinquième imâm affirme ainsi : « Tout croyant est un martyr (shahîd), même s’il meurt dans son lit. Il est comme celui qui meurt dans l’armée du Rédempteur ». En somme, dans le shi’isme comme dans le soufisme, le jihâd militaire pour défendre la foi n’est donc pas exclu, mais le jihâd intérieur pour perfectionner le croyant est encore plus impérieux.

L’herméneutique spirituelle du Coran est aussi une préoccupation commune au shi’isme et au soufisme. Le plus ancien commentaire mystique du Coran est attribué au sixième imâm shi’ite Ja‘far al-Sâdiq, reconnu comme un grand savant dans le sunnisme. L’authenticité de ce Tafsîr, qui ne présente pas de contenu proprement shi’ite, est douteuse ; il émane probablement d’un milieu proto-soufi se réclamant de l’autorité spirituelle de Ja‘far. D’autre part, les recueils de hadiths shi’ites comprennent d’innombrables traditions, attribuées aux imâms, dévoilant le sens intérieur, caché ou ésotérique (bâtin) des versets coraniques. Selon la doctrine originelle, l’herméneutique du Coran, le ta’wîl, est la mission ésotérique de l’imâm, tout comme la révélation littérale du Coran, le tanzîl, est la mission exotérique du Prophète. Selon un hadith souvent cité, le Prophète aurait déclaré à ‘Alî : « Tu combattras pour l’interprétation spirituelle du Livre comme j’ai combattu pour sa révélation littérale ». Selon les hadiths exégétiques des imâms, le verset 3:7 doit être lu ainsi : « Nul ne connaît l’interprétation [du Livre] sinon Dieu et les hommes enracinés dans la science », et l’expression « les hommes enracinés dans la science » (al-râsikhûn fî l-‘ilm) désigne exclusivement les imâms eux-mêmes. Dans le shi’isme originel, l’herméneutique spirituelle du Coran est réservée aux imâms ; mais à partir du 14ème siècle, et sous l’influence du soufisme d’Ibn ‘Arabî, un penseur shi’ite comme Haydar Âmolî peut composer un commentaire spirituel du Coran en son propre nom, en conjuguant les traditions imâmites, des enseignements extérieurs et sa propre inspiration. Shi’ites et soufis partagent donc la conviction que la Révélation possède indissociablement un sens exotérique littéral (zâhir) et un sens ésotérique intérieur (bâtin), ou l’idée que la révélation muhammadienne contient à la fois une Loi normative (sharî‘a), une voie initiatique (tarîqa) et la réalité en soi (haqîqa). D’où le fait aussi que dans les deux courants ont pu apparaître des courants antinomistes (ibâhiyya) abandonnant l’observance de la Loi exotérique au nom de la connaissance de son sens ésotérique. Mais les maîtres shi’ites – les imâms – et soufis n’ont eu de cesse de condamner cet antinomisme en rappelant que l’observance de la Loi est inséparable de la connaissance de son sens profond ou de sa réalité cachée.

 Ces similitudes doctrinales, surtout autour de la notion de walâya, expliquent les pratiques partagées par les deux courants, notamment le culte des saints : la visite à la tombe (ziyâra), la demande d’intercession (shafâ‘a), l’usage des reliques, la répétition rituelle (dhikr) du nom, mais aussi des exercices spirituels comme la retraite (i’tikâf, khalwa) et, nous l’avons vu, le jihâd intérieur.

Mais ces similitudes expliquent aussi l’opposition de nombre de savants shi’ites au soufisme. Du point de vue imâmite, la connaissance et l’amour de l’imâm sont une voie de salut exclusive, nul autre homme ne peut occuper la place de l’imâm, ni comme chef politique ou calife (d’où l’illégitimité des premiers califes, des omeyyades, des ‘abbassides, etc., pour les shi’ites), ni non plus, et c’est le plus essentiel, comme guide spirituel. L’imâm – à commencer par ‘Alî – est l’ami ou l’allié de Dieu (walî allâh) proprement dit et par exclusive. Le shaykh soufi est donc suspect d’usurper la place de l’imâm sur le plan spirituel ou ésotérique comme les califes l’ont fait sur le plan temporel ou exotérique. Pourtant, cette opposition ne s’est traduite par la violence qu’à partir de l’époque safavide en Iran, quand le shi’isme duodécimain devint la religion officielle du nouveau royaume. Les Safavides, à l’origine, sont un ordre soufi fondé en Azerbaïdjan (Ardebil) au milieu du 14ème siècle. La fonction de guide spirituel (persan pīr) y était héréditaire, transmise de père en fils. Converti au shi’isme messianique au milieu du 15ème siècle, comme de nombreux mouvements analogues, l’ordre s’agrège les milices de derviches appelés qizilbâsh (bonnets rouges) et se militarise. Au début du 16ème siècle, sous la conduite d’un jeune shaykh d’une dizaine d’année, Shâh Ismâ’îl, vénéré comme le Mahdî, voire comme l’incarnation de Dieu, il se lance à la conquête de l’Iran. Le succès obtenu, les shâhs successifs ont assis leur pouvoir en refoulant leurs origines soufies et messianiques, et en confiant à des juristes-théologiens (fuqahâ’) shi’ites le soin de constituer un véritable clergé, appareil idéologique d’Etat, chargé d’imposer l’orthodoxie et l’orthopraxie à la société. Les ordres soufis militants sont réprimés, des couvents (khânegâh) sont détruits, nombre de soufis se réfugient temporairement en Inde. Dans ce contexte, l’allégeance politique et spirituelle était due au Shâh et les juristes-théologiens exerçaient leur pouvoir juridique et religieux en tant que représentant général de l’imâm absent. Aujourd’hui encore – si l’on me permet ce saut historique de plusieurs siècles –, dans la République islamique d’Iran, les confréries soufies shi’ites (Ni‘matullâhî, Dhahabî, Khâksârs) ou sunnites (Qâdiriyya) sont surveillées et parfois réprimées, non parce qu’elles placeraient leur pîr au rang de l’imâm, mais parce que toute allégeance temporelle et spirituelle est due au Guide de la révolution. C’est dire que seul le shi’isme politisé et étatisé par d’autoproclamés représentants de l’imâm s’est montré réellement hostile au soufisme, quand le shi’isme ésotérique n’a cessé d’affirmer ses liens avec celui-ci.

Il a donc toujours existé, à côté de juristes-théologiens shi’ites anti-soufis, un courant concordiste ou œcuménique, défendant le soufisme du point de vue shi’ite. Son but, je l’ai dit, était et reste encore de revivifier, au moyen du soufisme, le shi’isme ésotérique, asséché depuis la disparition des imâms historiques et la prise de pouvoir sur la communauté des juristes-théologiens (fuqahâ’). Les représentants de ce courant ont assimilé les œuvres de soufis sunnites comme al-Ghazâlî et surtout Ibn ‘Arabî, ainsi que de philosophes mysticisants comme Avicenne et Sohravardî, en s’efforçant de les harmoniser avec l’enseignement des imâms, pour donner forme à ce que l’on appelle la « gnose shi’ite » (‘irfân shî‘î). Haydar Âmolî est l’un des fondateurs et son plus illustre représentant est le philosophe Mullâ Sadrâ (m. 1635) à l’époque safavide. Je finirai par quelques mots sur l’œuvre d’Âmolî qui me semble révéler tous les enjeux du problème. Il n’a de cesse de se réclamer de trois sources de vérité : la raison (‘aql), consacrée par les théologiens et les philosophes ; la tradition (naql), soit le Coran et le hadith imâmite (les paroles du Prophète rapportées par les imâms et les dires des imâms eux-mêmes) ; et le dévoilement spirituel (kashf), dont la légitimité a été établie par al-Ghazâlî et Ibn ‘Arabî. Dans son livre intitulé Jâmi‘ al-asrâr (La somme des secrets), Âmolî soutient que la condamnation du soufisme par des savants shi’ites exotéristes ne vient que de leur ignorance de l’harmonie foncière entre la Loi, la Voie et la Réalité. Lui n’hésite pas à affirmer que l’élite des shi’ites initiés sont les vrais soufis (al-sûfiyya al-haqqa), et que les vrais soufis sont nécessairement shi’ites. Il fait ici référence à un hadith canonique des imâms : « Notre enseignement est difficile, extrêmement ardu ; ne peuvent le supporter qu’un Prophète missionné, un ange rapproché [de Dieu] ou un croyant dont le cœur a été éprouvé [par Dieu] pour la foi ». Les vrais soufis, comme les maîtres fondateurs disciples des imâms, sont pour lui les « croyants au cœur éprouvé » dont parle ce hadith.

Âmolî visait à mettre fin à l’anathémisation réciproque entre shi’ites et soufis, à faire la paix entre les esprits pour faire la paix dans la société. Mais on voit qu’il consacre aussi une « distinction mosaïque », selon les termes de l’historien des religions Jan Assmann, entre vrai shi’isme et faux shi’isme, vrai soufisme et faux soufisme. Au sens exotérique, les « vrais shi’ites » sont pour lui les duodécimains, tandis que les « faux » sont les ismaéliens, les zaydites et les ghulât (les « exagérateurs »). Les « vrais soufis » sont les maîtres des fondations, les inspirés comme Ghazâlî, Ibn ‘Arabî et leurs élèves, qu’ils aient reconnu ou non l’autorité souveraine de l’imâm ‘Alî, malgré leurs erreurs qui doivent être corrigées. Les « faux soufis » sont les antinomistes (ibâḥiyya), les partisans de l’inhérence de Dieu dans l’homme (ḥulûliyya) ou de l’unification (ittiḥâdiyya). Ce double discours, inclusif et œcuménique d’un côté, exclusif et hérésiologique de l’autre, est généralement partagé par tous les défenseurs shi’ites du soufisme.

Haydar Âmolî est aussi l’auteur, je l’ai dit, d’un commentaire ésotérique (ta’wîl) du Coran, ainsi que du premier commentaire shi’ite sur les Fusûs al-hikam (Les chatons des sagesses) d’Ibn ‘Arabî. Avec un même propos ambivalent : d’un côté, Âmolî confirme la sainteté d’Ibn ‘Arabî et son attribution du livre des Fusûs à un don du Prophète ; d’un autre côté, il n’hésite pas à rectifier les assertions du Shaykh al-akbar relatives au Sceau des saints (khâtim al-awliyâ’). Ibn ‘Arabî distinguait un Sceau de la sainteté universelle ou absolue (al-walâya al-muṭlaqa), qu’il identifiait à Jésus (‘Îsâ b. Mayam), et un Sceau de la sainteté déterminée (al-walâya al-muqayyada), propre à la prophétie de Muhammad, qu’il identifiait à lui-même. Âmolî reprend le système du double sceau de la sainteté en lui donnant ou en lui rendant un sens shi’ite, nécessitant une double correction : le Sceau de la sainteté absolue ne saurait être que ‘Alî b. Abî Tâlib, le premier imâm, et le Sceau de la sainteté muhammadienne, le douzième imâm au retour attendu, Muhammad b. al-Hasan al-‘Askarî, le Mahdî.

Ce commentaire me permet donc de conclure car il témoigne, à mon sens, de tout ce qui rapproche et de tout ce qui distingue le soufisme et le shi’isme, tout ce qui fait leur intimité et leur ivalité. Ce qui les rapproche : l’idée d’une continuité de la révélation dans la sainteté ou l’amitié divine, l’exigence de l’herméneutique spirituelle du Coran, la recherche d’une voie du perfectionnement intérieur. Ce qui les distingue ou les oppose : une question de personnes, encore et toujours, celle du successeur et premier héritier spirituel du Prophète (Abû Bakr ou ‘Alî), celle de l’herméneute désigné du Coran (l’imâm infaillible ou le maître inspiré), celle du guide spirituel du croyant ou de l’Homme parfait (insân kâmil) lui-même. Il y a là, me semble-t-il, de quoi conserver l’identité spirituelle de chaque courant et permettre a priori leur coexistence pacifique, voire leur fécondation réciproque, comme depuis les origines, pour autant que le juridisme, la politisation et l’idéologie ne se mêlent pas de leurs relations – mais cela, sans doute, ne peut que rester un vœu pieux.

Bibliographie indicative par Mathieu Terrier

Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le guide divin dans le shî‘isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en islam, Lagrasse, Verdier, 2007 (19921).

Michel Chodkiewicz, Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî, Paris, Gallimard, 2012 (19861).

Henry Corbin, En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, t. III : Shî‘isme et soufisme, Paris, Gallimard, 1972.

Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris, entrelacs, 2006 (19581)

Éric Geoffroy, Le soufisme. Voie intérieure de l’islam, Paris, Fayard, 2003.

Seyyed Ḥossein Naṣr, « Le shî‘isme et le soufisme. Leurs relations principielles et historiques », dans T. Fahd (éd.), Le shî‘isme imâmite. Colloque de Strasbourg (6-9 mai 1968), Paris, 1970, p. 215-233.

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Mathieu Terrier, « Apologie du soufisme par un philosophe shī‘ite de l’Iran safavide : nouvelles remarques sur le Maḥbūb al-qulūb de Quṭb al-Dīn Ashkevarī », Studia Islamica 109 (2014), p. 240-273.

Mathieu Terrier, « The Defence of Sufism among Twelver Shi‘i Scholars of Early Modern and Modern Times: Topics and Arguments », dans D. Hermann et M. Terrier (éd.), Shiʿi Islam and Sufism: Classical Views and Modern Perspectives, Londres, 2020, p. 27-63.