Eva de Vitray-Meyerovitch,
un trésor de souvenirs

Par Cathryn Goddard 

Traduction : Annika Skattum et Néfissa Geoffroy

Cathryn Goddard est économiste et auteure. Elle a traduit en anglais l’ouvrage d’Eva de Vitray-Meyerovitch « Islam, l’autre visage ».

Qui est Eva de Vitray-Meyerovitch? Comment, originaire d’une famille catholique (de Vitray) et survivante de l’occupation nazie malgré le nom très russo-juif de son mari français (Meyerovitch), est-elle devenue la voix du poète le plus lu de l’islam, Rumi ? Mère de deux fils accomplis (l’un médecin et l’autre avocat), elle était aussi mystique et soufie, et a nourri spirituellement des milliers de gens grâce à ses recherches et ses traductions.

 Avec plus de quarante publications, sa renommée couvre les pays francophones. Cependant, le monde entier mérite d’en savoir plus sur elle. Bien que nous ne puissions jamais tout connaitre d’une personne, cet ouvrage[1] vous racontera l’histoire étonnante de cette femme qui consacra une si grande partie de sa vie à traduire le travail des autres. Permettez-moi de vous présenter ici cette part d’Eva qui m’a aidée à découvrir avec émerveillement, au gré de mes voyages en France, en Turquie, en Égypte et au-delà, les liens infinis qui se tissent dans l’immensité de l’Univers.

 En 1995, j’observais le premier anniversaire de la mort de mon mari, après un séjour de quelques jours près de Tours avec des amis français. Avant de prendre le train pour retourner à Paris, nous nous sommes arrêtés dans une petite librairie. Mes yeux furent attirés par un titre : « Anthologie du soufisme ». Tahar était mort d’une crise cardiaque à cinquante-trois ans – un choc total – et j’essayais tant bien que mal de me rétablir. J’étais devenue une lectrice vorace d’ouvrages sur le soufisme, la branche mystique de l’islam. Si la religion existe depuis des temps immémoriaux ce n’est sans doute pas pour un motif de ‘‘naissance’’ », mais certainement de ‘‘ mort ’’ : la religion nous est donnée pour dompter notre angoisse de la mort et apaiser la douleur du deuil.

 Le nom de l’auteur, Eva de Vitray-Meyerovitch, m’attira également car il semblait indiquer un mariage interculturel ou interconfessionnel, et j’y trouvai une similitude avec ma propre vie. Tahar, avocat et musulman né en Algérie, citait toujours le Coran – sourates et versets – afin de prouver que je n’avais pas besoin, en tant que protestante américaine, de changer de religion. Cela n’a fait que rendre l’Islam encore plus attirant à mes yeux : nul besoin de se convertir ! Alors, bien sûr, je me suis convertie ! Même si Tahar me rappelait souvent que je n’avais rien perdu de mon protestantisme puisque je continuais à protester contre tout !

 En feuilletant le livre, je ressentis la passion qu’Eva éprouvait pour Rumi. Je me souvins alors avoir visité sa tombe et avoir été touchée par sa présence, au temps où j’étais volontaire du Corps de la Paix en Turquie. C’était avant d’aménager en France et de rencontrer Tahar. Je pouvais encore me souvenir du tourbillonnement des jupes blanches des derviches, prises dans le mouvement du cosmos et de la rotation de chaque atome. Perdue dans mes rêveries, j’hésitai, puis renonçai à acheter l’Anthologie. Je possédais déjà tant de livres sur le soufisme. Cependant, quelques jours plus tard, en marchant dans Paris près du jardin des Tuileries, ce volume me réapparut dans une petite boutique poussiéreuse, et je l’achetai. 

 Après avoir dévoré le texte, je savais que ce drôle de nom – de Vitray-Meyerovitch – serait facile à trouver dans un annuaire téléphonique. En effet, il était là, et je composai le numéro. Eva, me répondit-on, n’allait pas bien, mais je pouvais rappeler un peu plus tard pour lui parler. En attendant de l’appeler, je songeais, émerveillée, qu’elle et moi, aux mêmes époques, avions habité les mêmes lieux, en Turquie comme en France. Toutefois, à ces moments de ma vie, je ne portais pas d’intérêt particulier à la mystique.

 Nous avons échangé en français, bien qu’Eva parlât couramment l’anglais. Elle était heureuse d’écouter une de ses lectrices, et nous discutâmes de sujets variés comme la mystique et la douleur du deuil, les pays, les lieux et les poètes que nous aimions. Elle me demanda si j’étais musulmane et je lui dis que seul Dieu pouvait réellement répondre à cette question. Cela nous fit rire, car nous avions toutes les deux travaillé dans des pays où la religion est estampillée sur le passeport. 

Plus tard, je fis part de notre conversation à une amie juive française intriguée par le parcours de vie d’Eva. Lorsque cette amie vint me rendre visite aux États-Unis, elle me rapporta un autre livre d’Eva, « Islam, l’autre visage ». S’il existe bien d’autres ouvrages sur le soufisme en anglais, ce texte m’a particulièrement touchée car il dévoilait l’intimité de la quête d’Eva, un chemin de conscience qui passe par le cœur et dont je pouvais m’inspirer.

 Lors de mon séjour suivant à Paris, je l’appelai et lui dis que ce livre devait vraiment être mis à la disposition du public anglophone. Elle répondit en me demandant de venir prendre le thé. J’étais ravie de me rendre chez elle dans le quartier latin – ainsi nommé car, à l’époque médiévale, c’était un centre universitaire où tous les professeurs enseignaient en latin. L’immeuble était proche de la rue Mouffetard, non loin de mon ancienne adresse. Les nombreuses marches menant à son appartement ressemblaient à celles que j’avais montées et descendues à l’heure de mes études supérieures, lorsque je logeais dans une chambre de bonne, mansardée et minuscule, mais donnant sur la cathédrale Notre-Dame. Je me sentis gagnée par la nostalgie en me remémorant ces années insouciantes de ma vie, déjà recouvertes par la poussière du temps. 

 Aisha, qui s’occupait d’Eva, m’accueillit. Souvent décrite par Eva comme un ange gardien, elle en avait certainement la ressemblance, de par son sourire chaleureux et sa douce attitude. Elle m’indiqua la pièce où Eva, assise dans son lit, recevait ses invités. Elle n’était plus capable d’assurer les actes de la vie ordinaire, cela remontait à cinq ans à peu près, avant que je ne la rencontre. Toute une réadaptation pour cette grande voyageuse et cette chercheuse tant sollicitée, même si isolement et traduction vont souvent de pair.

 Eva se confondit en excuses pour me recevoir ainsi en robe de chambre, et je protestai en lui disant qu’au contraire, j’étais honorée de son invitation. L’appartement était petit, mais il me semblait familier car sa chambre avait vue sur les toits de Paris, avec ces pots de fleurs et ces cheminées que j’avais si souvent contemplés. Eva était de petite taille – elle l’était déjà avant d’être réduite à l’alitement –, elle avait plus de quatre-vingts ans à cette époque, mais sa peau était étonnamment fraîche, lumineuse et sans aucune ride. Elle portait une robe de chambre rose pâle qui seyait à son teint clair et ses yeux marron foncé. 

 Elle passait librement d’un sujet à l’autre, comme elle l’avait fait auparavant, lors de notre première conversation téléphonique, mais sans jamais faire allusion à son livre. Elle me confia qu’elle était veuve et qu’elle avait également perdu son mari alors qu’il avait à peine cinquante ans. Eva et Tahar avaient tous deux étudié le droit ; ils étaient pareillement imprégnés de l’amour de la langue et avaient une conscience aiguë du pouvoir des mots. Eva apprécia particulièrement une anecdote que je partageai avec elle :

     « Un jour, j’ai posé cette question à Tahar : Quelle est la différence entre un   croyant sincère et un fondamentaliste ?

  • C’est très facile, dit-il.
  • Eh bien, si c’est si facile, dis-le moi, rétorquai-je.
  • Un croyant sincère est intéressé par l’apprentissage de ce qu’il doit faire, tandis qu’un fondamentaliste est intéressé par le fait de vous dire ce que vous devez faire, répondit-il »

Eva et moi riions comme des écolières lorsqu’Aisha nous servit du thé et ces petits biscuits très fins que les Français appellent les « langues de chat ».

 Après avoir devisé ainsi plus d’une heure, peut-être deux, Eva marqua une pause, puis dit : « J’aimerais que vous traduisiez mon livre en anglais, s’il vous plaît. 

  • Mais je ne suis pas traductrice, protestai-je, je suis économiste.
  • Non, mais vous me comprenez et vous vous souciez de ce que je dis, insista-t-elle. Votre français est magnifique et l’anglais est votre langue maternelle.
  • Je ferai de mon mieux, ai-je promis. »

 Eva, elle-même traductrice, savait bien mieux que moi de quoi il s’agissait le jour où elle me demanda de traduire ce petit ouvrage. À certains égards, elle n’était pas satisfaite de ce livre car elle estimait qu’il parlait trop souvent de sa propre vie, mais c’est précisément cela qui émeut le lecteur. Alors que je m’apprêtais à partir, Aisha me remit un ouvrage sur le soufisme du cheikh Khaled Bentounes. Elle précisa que je pouvais l’emprunter et le rapporter lorsque je reviendrais en France.   

« À présent, il y a un cheikh qui vaut la peine d’être rencontré ! » déclara Eva. Puis elle ajouta avec un clin d’œil : «Vous savez, il est un fervent défenseur des droits des femmes. »

 Sa remarque suscita mon intérêt. Bien que très indépendante – je travaillais dans les domaines du coaching et de la médiation, et trouvais plaisir à pratiquer la plongée sous-marine – je compris la valeur d’un regard extérieur, notamment lorsqu’il s’agit de se mouvoir dans des eaux inexplorées. Alors que je m’irritais parfois contre le Divin qui tardait à m’envoyer un cheikh soufi, je réalisai que l’Univers tout entier nous guide lorsque, patiemment, nous sommes à son écoute. Je demandai à Aisha comment entrer en contact avec ce cheikh. Elle me donna le numéro de l’un de ses représentants à Paris, que j’appelai, mais le maître était à l’étranger. D’ailleurs, il me semble que chaque fois qu’il était en France, j’étais au Caire – où j’avais élu domicile pour apprendre l’arabe. 

 Tout en poursuivant mon travail de consultante en projet de développement économique, je commençai la traduction. À première vue, le travail d’un traducteur parait très simple : vous déplacez des pensées exprimées dans une langue vers une autre langue. De nos jours, les textes scientifiques sont même traduits par des machines. Cependant, la traduction littéraire exige, outre des connaissances linguistiques et une méthode rigoureuse, un vrai talent artistique. C’est à la fois une expérience exaltante et une leçon d’humilité : lire avec concentration est une forme d’écoute, une passivité intensément active. Dans un moment d’effacement total, vous vous déployez au-delà des limites de votre propre moi, dans un lieu au-delà du temps et de l’espace, en vous interrogeant constamment : « Comment l’auteur exprimerait-il cette pensée dans ma langue ? »

 Dans ce processus de brassage des mots, vous subissez une transformation en pénétrant dans le monde de l’autre, quelle que soit la distance qui vous sépare. Eva a accompli cela précisément, durant la majeure partie de sa vie d’adulte, se faisant disciple de son bien-aimé Rumi. Se consacrer à la traduction d’œuvres volumineuses n’est pas une décision aisée pour celui qui jouit d’une reconnaissance publique, car cela implique une discipline de fer et un retrait du monde. Ainsi vécut Eva pour aller au bout de sa passion spirituelle. Telle une abeille produisant du miel, parfaitement équipée pour cette mission, elle avait le sentiment aigu de réaliser l’ordre de l’Univers. Elle s’est volontairement – mais pas toujours consciemment – engagée dans le monde de Rumi pour accomplir sa tâche. À présent, elle me demandait d’entrer dans son monde, et j’acceptai. 

 Eva était là aussi pour m’aider à sortir du labyrinthe de ma douleur. En France, j’avais acheté plusieurs autres ouvrages d’Eva dont un qui décrivait la profonde dépression de Rumi suite à la disparition de son ami et guide, Shams Tabrizi. Bien naturellement, je reconnus ma peine dans cet intense sentiment de perte. Puis, poursuivant ma lecture, le livre me révéla que, deux ans après, Rumi succombait à l’extase mystique en réalisant que Shams était, en lui, pleinement vivant. Je ne pus contenir les larmes de joie qui coulèrent de mes yeux. Rumi me réchauffait le cœur en énonçant avec lucidité cette vérité :  nous sommes tous les prolongements les uns des autres. Eva me livrait ainsi le message dont précisément j’avais besoin, au moment même où j’étais capable de l’entendre.

 Entre-temps, un ami américain de l’ordre soufi Mevlevi de Rumi m’avait conseillée de contacter une femme nommée Grey Henry. Je ne savais pas vraiment qui elle était, mais on m’avait dit que c’était une Américaine qui passait chaque année le mois de décembre en Égypte. Je lui avais envoyé plusieurs courriels avec mon numéro de téléphone, et un matin au Caire, mon téléphone sonna. Elle me dit : « Puisque nous devons apparemment nous rencontrer, pouvez-vous venir chez moi prendre le thé, aujourd’hui même ? » 

 Lors de notre rencontre, elle m’apprit qu’elle travaillait dans le milieu de l’édition. Je sentis alors que le destin était à l’œuvre, mais pour une fois, je me montrai timide. J’avais le manuscrit de la traduction du livre d’Eva, mais je n’avais même pas encore songé à un éditeur. Je savais que cette question trouverait seule sa propre solution.

« Vous savez, j’ai un manuscrit, mais je ne connais rien à l’édition, annonçai-je timidement. 

  • Vraiment ? Eh bien, nous travaillons dans un domaine très spécialisé, donc je ne suis probablement pas votre éditeur, déclara-t-elle, avant d’ajouter avec désinvolture : Au fait, de quoi parle votre texte ?
  • C’est une traduction, une sorte de biographie, celle d’une chercheuse française en mystique.

Les yeux bleus de Gray s’écarquillèrent d’étonnement :

  • Eva ! s’exclama-t-elle, le livre est d’Eva !
  • Oui, c’est ça, Eva de Vitray-Meyerovitch. Mais comment avez-vous su ?
  • Eva nous rendait souvent visite lorsqu’elle enseignait à al-Azhar. Vous devez me montrer le manuscrit tout de suite ! »

Nous nous revîmes et je lui montrai le texte. Lors de cette deuxième rencontre, elle se montra aussi catégorique que la fois précédente :  « Je dois publier ce livre ! dit-elle. »

 Eva fut ravie de savoir que j’avais été mise en relation avec Gray en Égypte, mais elle n’était pas surprise par l’orchestration du Divin. Cette année-là, je rendis visite à Gray dans sa maison au Kentucky. Elle travaillait sur un livre traitant du lien de Thomas Merton avec le soufisme. Le moine et mystique trappiste américain avait été en contact avec une personne du Maroc, appelée Abdessalam, et Gray possédait des copies de leur correspondance. Elle me demanda si je pouvais joindre un cheikh de la branche centrale de l’ordre soufi Shadhili Alawi, à mon retour en France : « Peut-être pourra-t-il nous éclairer à propos d’Abdessalam. Le nom du cheikh est Khaled Bentounes. »

 C’était précisément la personne qu’Eva m’avait recommandée avec insistance ! Dès lors, je ne cherchais plus mon guide, mais j’aidais une amie à rassembler des informations pour son livre! Dans ce bouleversement radical, les choses commencèrent à se manifester et je ressentis un élan irrésistible qui me dépassait. Lorsque finalement notre rencontre eut lieu, je trouvai ce que je cherchais : une présence sûre qui procure la confiance nécessaire pour explorer le chemin intérieur et faciliter ainsi le processus de transformation.  

 Dans les toutes premières pages de son livre, Eva cite Rumi qui souhaite que les lecteurs placent ses écrits sous leurs pieds et s’envolent avec. Probablement qu’Eva, dans la solitude de la traduction et alors qu’elle était alitée, n’a jamais été confinée dans sa chambre, mais a atteint de sublimes hauteurs grâce aux vers de Rumi. Aujourd’hui encore, plus d’une décennie après notre première rencontre et plus de sept ans après la mort d’Eva, je ressens sa présence en me rappelant les paroles de Rumi : 

 Quand je mourrai, ne me cherche pas dans la tombe

Cherche-moi dans le cœur de ceux dont j’ai touché la vie.

 Que l’histoire de sa vie ouvre l’esprit de nombreux lecteurs et que les paroles de Rumi donnent des ailes à nos cœurs ! 

 Mes remerciements à tous ceux qui sont mentionnés dans cette introduction, et en particulier à Eva, toujours très vivante en ceux d’entre nous qui l’ont connue personnellement et à travers ses écrits. […]

 Cathryn Goddard

Le Caire, Égypte

Traduction : Annika Skattum et Néfissa Geoffroy

 [1] Cet article de Kathryn Goddard, constitue l’introduction de sa traduction en anglais du livre d’Eva de Vitray-Meyerovitch « Islam, l’autre visage », sous le titre « Eva de Vitray-Meyerovitch – A Woman’s Path to the Heart of Islam – Interviews by Rachel and Jean-Pierre Cartier », Série Fons Vitae Rumi Series..