Ouverture
بسم الله الرحمن الرحيم
Par le nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux
L’enseignement de ce soir portera sur le prophète Yona (Jonas en grec, Yûnus en arabe) qui nous servira de guide pour le périlleux voyage dans lequel l’humanité semble embarquée en ce début de siècle.
Nous avons choisi comme titre complet à notre intervention « Sayyidunâ Yûnus, le Prophète Jonas, modèle pour une mondialité apaisée”, en hommage à une grande dame qui nous a quittés en février 2022, Mireille Delmas-Marty, que Dieu l’accueille en Sa miséricorde. Femme dont l’engagement n’avait d’égal que la perspicacité intellectuelle, Mireille Delmas-Marty n’eut de cesse, jusqu’à son dernier souffle, de proposer des solutions juridiques concrètes, fondées sur des principes généraux à vocation universelle, pour un meilleur vivre ensemble en paix, sans céder ni à la mélancolique nostalgie d’un passé révolu, ni à la colère née d’un sentiment d’injustice, ou encore à l’immobilisme défaitiste face à l’annonce apocalyptique d’un effondrement systémique.
Vous comprendrez à l’issue de cette veillée, que cet hommage n’a rien de fortuit : à mon sens, c’est dans l’esprit de sayyidunâ Yûnus, qu’elle œuvra à travers ses ouvrages “Aux quatre vents du monde, petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation” et “Manifeste pour une mondialité apaisée” auxquels nous renvoyons les auditeurs (de nombreuses interviews de l’auteure étant par ailleurs disponibles sur YouTube sur ces mêmes sujets).
Entrons à présent dans le cœur du sujet… Notre méthode sera la suivante : nous partirons des références coraniques pour ensuite nous tourner vers ce que les sages ont pu nous donner comme compléments d’indication, que ces sages soient d’ailleurs issus des traditions juive, chrétienne ou islamique, car nous pensons que les sages s’accordent là où les ignorants divergent.
La conférence
Qui est sayyidunâ Yûnus, le prophète Jonas ?
وَذَا اَ۬لنُّونِ إِذ ذَّهَبَ مُغَٰضِباٗ فَظَنَّ أَن لَّن نَّقْدِرَ عَلَيْهِ فَنَاد۪يٰ فِے اِ۬لظُّلُمَٰتِ أَن لَّآ إِلَٰهَ إِلَّآ أَنتَ سُبْحَٰنَكَ إِنِّے كُنتُ مِنَ اَ۬لظَّٰلِمِينَۖ ۞ فَاسْتَجَبْنَا لَهُۥ وَنَجَّيْنَٰهُ مِنَ اَ۬لْغَمِّۖ وَكَذَٰلِكَ نُۨجِے اِ۬لْمُومِنِينَۖ
“Et l’Homme à la baleine (Dhû al-nûn) , quand il partit en colère (mughâdiban), présumant que Nous n’avions rien décrété pour lui (fa-zanna al-lan naqdir ‘alayh). C’est pourquoi il dut appeler dans les ténèbres (al-zulumât) : “Il n’est de dieu que Toi. Gloire à Ta transcendance. J’étais parmi les iniques”. Donc, Nous l’exauçâmes, le sauvâmes du désespoir. Ainsi sauvons-Nous les croyants (al-mu’minîn).” (C 21 : 87-88[1])
Yûnus (Jonas), de son nom hébreu “Yona”, la colombe, est dans le Coran parfois dénommé l’Homme à la baleine (Dhû al-nûn) ou le Compagnon du poisson (Sâhib al-hût). Comment donc un être aérien peut-il être assimilé à un être aquatique ? Si le nom évoque l’essence de l’être, ces appellations nous poussent d’entrée de jeu à nous poser les questions suivantes :
Comment l’esprit planant sur les eaux (symbolisé par la colombe) peut-il aller se régénérer dans les abysses? Comment la spiritualité peut-elle être amenée à se vivifier dans les bas-fonds ?
Mais qui est donc ce prophète qui s’en va courroucé… Et en colère contre qui, contre quoi? Contre Dieu, contre son peuple ? Quelle pensée avait-il donc de Dieu, celui qui croyait que Dieu ne décréterait rien en ce qui le concerne, voire que Dieu serait “incapable” de lui faire quoi que ce soit, autre traduction possible de “zanna an lan naqdira ‘alayh” , Nous n’avons rien décrété pour lui ” ?
Précisons que les subtilités de certains commentateurs, ne permettent malheureusement pas d’esquiver le caractère explicite du texte coranique qui vient nous secouer dans notre petite morale confortable, nos immaculés idéaux et nos idées préconçues sur l’impeccabilité des prophètes (‘ismat al-anbiyâ’)[2].
Cherchons des compléments d’informations dans une autre sourate :
وَإِنَّ يُونُسَ لَمِنَ اَ۬لْمُرْسَلِينَ۞إِذَ اَبَقَ إِلَي اَ۬لْفُلْكِ اِ۬لْمَشْحُونِ۞ فَسَاهَمَ فَكَانَ مِنَ اَ۬لْمُدْحَضِينَ۞ فَالْتَقَمَهُ اُ۬لْحُوتُ وَهُوَ مُلِيمٞۖ۞ فَلَوْلَآ أَنَّهُۥ كَانَ مِنَ اَ۬لْمُسَبِّحِينَ۞ لَلَبِثَ فِے بَطْنِهِۦٓ إِلَيٰ يَوْمِ يُبْعَثُونَۖ ۞ فَنَبَذْنَٰهُ بِالْعَرَآءِ وَهُوَ سَقِيمٞۖ۞ وَأَنۢبَتْنَا عَلَيْهِ شَجَرَةٗ مِّنْ يَّقْطِينٖۖ۞ وَأَرْسَلْنَٰهُ إِلَيٰ مِاْئَةِ أَلْفٍ اَوْ يَزِيدُونَۖ۞ فَـَٔامَنُواْ فَمَتَّعْنَٰهُمُۥٓ إِلَيٰ حِينٖۖ۞
Jonas, encore, fut certes des envoyés. Lorsqu’il gagna fugitif (abaqa) le vaisseau bondé (al-fulk al-mashhûn). Tira au sort (sâhama) et fut de ceux qui sont vaincus par le sort (mudhadîn). Le poisson (al-hût) l’avala alors qu’il portait le blâme. S’il ne comptait parmi ceux qui exaltent la transcendance (al-musabihhîn), il serait resté dans son ventre (batn) jusqu’au Jour de la résurrection (yawm yub’athûn). Nous le rejetâmes sur une plage nue (al-’arâ’) alors qu’il était malade (saqîm) et fîmes s’étaler sur lui une plante feuillue sans tige (shajaratan min yaqtîn). Nous l’envoyâmes ensuite 100 000 ou plus encore. Ils crurent (fa-âmanû), et Nous leur accordâmes jouissance pour un temps (mata’nâhum ilâ hîn). (C 37 : 139-148)
L’auditeur et le lecteur du Coran reconnaîtront dans ce verset la synthèse du Livre biblique de Jonas[3]. Penchons-nous à présent sur les éléments de première partie de ce récit :
– Au VIIIe siècle avant notre ère, Dieu ordonne à Jonas d’aller annoncer la venue de sa rigueur à Ninive, ville d’Assyrie, actuelle Mossoul (Irak), à l’orient du royaume d’Israël où réside Jonas.
– Jonas s’enfuit dans la direction opposée, à Tarsîs, comptoir phénicien d’Espagne.
– Une tempête éclate en route, tout le monde s’en remet à ses dieux.
– Jonas est désigné par le sort comme fautif et est finalement jeté à l’eau, la tempête s’apaise.
Selon la tradition orale juive, cette mission à Ninive n’est pas la première mission de Yona (Jonas, Yûnus). Ce dernier a déjà un long vécu derrière lui, car il est identifié à l’enfant de la veuve de Sarfat (Serepta)[4], en Phénicie (actuel Liban). Cette identification existe également dans la tradition islamique comme le confirme l’“Histoire des Prophètes (Qisas al-anbiyâ’)” de Qutb al-Dîn al-Râwandî (XIIe siècle ap. J-C).
Yona serait donc le fils spirituel d’Élie (Eliahu, sayyidunâ Ilyâs) , l’homme de vérité (“emet” en hébreu), ce qui explique le nom complet de Yona Ben Amitaï (Yona fils d’Amitaï, mais également “fils de Vérité”)[5], puis disciple d’Élisée (sayyidunâ Elyasa‘), ce que confirme le Livre des Rois, qui parle des premières missions qu’Élisée confia à Yona (2 R 14,25).
Ces renseignements précieux nous permettent de situer Jonas au carrefour du IXe et VIIIe s avant notre ère, siècles de grands bouleversements, d’anarchie politique et de menaces grandissantes pour les Fils d’Israël. Voici en résumé le contexte général de cette époque :
– les royaumes de Juda et d’Israël sont toujours en conflit depuis le schisme post-salomonien ;
– la Phénicie et les royaumes araméens de Syrie exercent une influence culturelle dans toute la région, si bien que se manifeste un syncrétisme religieux, mêlant le culte du Dieu Un au culte de Baal et à divers formes de divinations et de sacrifices sanglants, allant jusqu’au sacrifice d’enfants ;
– l’apparition de faux prophètes à la solde des États, crée une funeste confusion entre politique et religion ;
– des injustices en tout genre ne cessent d’être enregistrées et dénoncées par les prophètes, nombreux et formant parfois de véritables confréries;
C’est également l’époque de la fondation de Carthage par Didon (Elyssa) sous la menace grandissante de l’invasion assyrienne (nord de la Mésopotamie dont la capitale était Ninive), puissance faisant de l’ombre à l’Égypte alors sur le déclin.
Époque de troubles, de migrations, d’influences étrangères, de persécutions des justes et des « lanceurs d’alerte », mais surtout d’annonces incessantes de catastrophes imminentes à venir, toujours plus redoutables que les précédentes. En somme, Jonas vivait une époque d’effondrement, où la dégénérescence côtoyait un remarquable éveil spirituel chez une minorité de témoins contemporains, dont le plus remarquable reste sans aucun doute le prophète Élie (Eliahu, Ilyâs) lui-même.
Pourtant sayyidunâ Yûnus est différent de son maître et père spirituel, sayyidunâ Ilyâs : il n’a pas le style terrible d’Ilyâs, lui qui faisait tomber sur son peuple le feu du ciel, allant jusqu’à les priver de pluie pour les contraindre au repentir, pris qu’il était d’un zèle jaloux pour Dieu. Yûnus n’hésite pas à rompre avec ce modèle, par amour de son peuple et du genre humain, privilégiant la Miséricorde à la Rigueur.
Comment savons-nous cela ? Il suffit de bien comprendre ce qu’implique pour lui le fait de se rendre à Ninive. Il s’agit d’obtenir le repentir de la plus grande métropole de son temps mais également du plus grand danger guettant son peuple : danger temporel, car de fait l’Assyrie finira dans l’histoire par dominer Israël et tout le Proche-Orient, mais également spirituel, car, par son repentir, Ninive allait mettre en évidence l’ingratitude et l’idolâtrie des Fils d’Israël, qui délaissent l’héritage d’Abraham et de Moïse[6].
Yûnus prit le parti résolu de la miséricorde et fit volte-face. Il s’enfuit, tel le serviteur fugitif en face de son maître, fuyant Dieu, oui, il faut le dire, mais fuyant Dieu …en Dieu. Fuyant Sa justice en pensant que la miséricorde l’emporterait, pensant qu’il faisait là ce qu’il avait à faire dans une légitime indignation.
Où fuit-il ? La Bible et la tradition orale en islam nous l’apprennent : à Tarsis, probablement la colonie phénicienne d’Espagne du même nom. Comment fuit-il ? Par mer, pensant que ce lieu n’était pas propice à une mission prophétique. Mais ce n’est pas tout : il monte dans un vaisseau bondé, al-fulk al-mashhûn dont nous parle la sourate 37, même expression que le Coran emploie pour désigner l’arche de Noé (C 26 : 119). Pourquoi? Les sages nous apprennent qu’il y avait dans ce bateau soixante-dix matelots, soit un représentant de chaque nation[7]. Yûnus fuit Ninive, fuit le destin prévisible d’Israël une fois cette métropole sauvée, mais, ironie du sort, il est ramené par Dieu dans le “Tout Monde”, au cœur du “Concert des Nations”.
Entre effondrement et mondialisation, Dieu ne laisse pas le choix à Yûnus. La marche du devenir est ce qu’elle est : Yûnus doit réaliser son être dans ces conditions sans se laisser émouvoir par son incompréhension du plan divin !
Mais quel était le caractère de Yûnus, sur le plan psychologique, oserions-nous dire ? Les commentaires musulmans insistent dans leur majorité sur l’étroitesse de son caractère (dayq fî khuluqih), qui le fit ployer sous le poids de la prophétie. Ce n’est pas ce qu’enseigne la Bible, ni ce qu’en pensent de grands maîtres spirituels comme Rûzbehân Baqlî de Shîrâz ! Selon le récit biblique, Jonas n’était point “agité” par sa colère au sein du vaisseau qui fut pris dans une soudaine tempête, mais il dormait profondément (Jonas 1, 5-6).
Jonas n’est nullement agité par la mer de ce monde, il fuit, certes en colère, mais noyé dans une majestueuse présence de miséricorde, loin des conjectures et projections du mental. Ruzbehân Baqlî (XIIe s. ap. J-C) nous dit en ce sens qu’il était des “gens de l’unité, de la connaissance et de l’amour ardent” (min ahl a-tawhîd wa al-ma‘rifat wa al-‘ishq), qu’en son état intérieur, il nageait dans les mers de la Divinité et de la Seigneurie (Bihâr al-Ulûhiyya wa al-Rubûbiyya), y trouvant les joyaux et les perles d’une connaissance éternelle, allant jusqu’à dépasser les profondeurs des attributs divins pour s’anéantir dans les flots infinis de l’Essence[8]. Yûnus était donc un pur contemplatif, non un faible au caractère borné. Un contemplatif qui se révolta face au rôle qu’il avait à jouer ici-bas dans le tumulte et l’urgence, pris entre les flagrantes injustices et l’ingratitude de son peuple et la violence des conflits mondiaux.
Cette connaissance supérieure du Divin et l’amour inconditionnel que sayyidunâ Yûnus vouait à l’être humain, créé à l’image de Dieu, n’a pas échappé à Ibn ‘Arabî qui glose longuement dans son chapitre des Fusûs al-Hikam (les “Chatons de la Sagesse”) consacré au prophète Yûnus, sur le fait que “le tendre amour envers les serviteurs de Dieu est préférable au zèle jaloux pour Dieu”, ce qui évoque implicitement toute la distance qui sépare l’attitude de Jonas et celle de son maître Élie. Quoi de plus étonnant ? Ce livre n’est-il pas un don du Prophète lui-même fait à Ibn Arabî ? Le Coran n’introduit-il pas d’ailleurs la Présence muhammadienne, présence de miséricorde universelle, entre Élie et Jonas dans la sourate al-Saffât, par ce mystérieux verset proclamant “paix sur la famille de Yâ Sîn” (C : 37, 130, sens explicite dans la lecture de Warsh), surnom donné à notre Prophète bien-aimé.
La Prophétie est une en son essence, multiple en ses manifestations, pourtant celui qui sait lire entre les lignes, comprend avec certitude que la miséricorde en est le principe et la finalité : énergie matricielle et restauratrice des mondes, rien ne saurait l’occulter durablement, pas même la justice divine. Cela, Yûnus l’avait compris. Restait à lui faire comprendre les mystères du déroutant plan divin le sommant de se rendre immédiatement à Ninive : comment aimer son ennemi au point de mettre les siens en péril ? Comment parvenir à réaliser le sens de l’Unité (al-Tawhîd) dans un monde marqué par les appétits égoïstes et une même volonté de domination réfractaire aux appels répétés de la Sagesse ? Jonas allait devoir se montrer capable pour cela de réconcilier verticalité et horizontalité, contemplation et action, en réintégrant sa nature humaine primordiale (fitra). Initiatiquement, il est juste de parler d’une nouvelle naissance à laquelle il devait être amené, lui qui avait déjà été ressuscité, initiation qui se déroulera progressivement dans la cale d’un vaisseau, puis dans le ventre d’un poisson.
[1] Nous utiliserons pour les citations coraniques la traduction de Jacques Berque, que nous modifierons en cas de besoin lorsque les exégèses proposées le demanderont, toute traduction étant une interprétation, la fidélité totale à une traduction donnée, fut-elle excellente, nous paraît être un choix méthodologique inapproprié .
[2] Le lecteur familier de la littérature exégétique reconnaîtra là l’une des difficultés majeures à toute tentative sérieuse d’exégèse interscripturaire, croisant les données de la Bible (hébraïque et chrétienne) avec celles du Coran, à savoir l’a priori théologique qui disqualifie d’emblée les textes en leur littéralité (accusation de falsification) ou encore l’interprétation qui en est donnée s’ils s’écartent d’un cadre dogmatique et moral pré-imposé. Nulle religion n’échappe à cette tentation, toutes s’engouffrant dans la même lézarde sans s’en rendre compte… Il est pourtant difficile de ne pas voir dans de nombreux passages du Coran, l’écho de certains versets bibliques et de la tradition orale juive portant sur la faiblesse, toujours enseignante, des prophètes. Les cas de Jonas (Yûnus) et de David (Dâwûd) sont en cela les plus explicites, ce que confirme par ailleurs la tradition orale sunnite comme shiite. Notons que les profondeurs de cet écho coranique est également refusé par certains exégètes juifs et chrétiens en raison de leur a priori sur la continuité du message prophétique à travers la personne de Muhammad, ssp. Les Juifs disent : “Les Chrétiens ne se fondent sur rien”. Les Chrétiens disent : “Les Juifs ne se fondent sur rien”; et cela bien que les uns et les autres récitent l’Écriture” (C 2 : 113). Si seulement les Musulmans avaient su mettre un terme à ce déni réciproque au lieu de s’en faire les continuateurs… mais il n’est jamais trop tard me direz-vous…
[3] Le Livre de Jonas appartient à l’ensemble des livres attribués aux “Douze petits prophètes”, ensemble inclus lui-même dans la section des livres prophétiques (neviim) du canon biblique hébraïque, bibliothèque sacrée également appelée “Tanakh”, acronyme de Torah, Neviim, Ketubim.
[4] Sur cet épisode, voir 1 Rois 17 et plus particulièrement le dernier verset ou apparaît en hébreu le terme “emet” (vérité) en rapport avec la résurrection de l’enfant et le prophète Elie.
[5] Pour une vue d’ensemble sur la figure de Yona dans la tradition juive, nous renvoyons l’ouvrage de Ruth Reichelberg, L’Aventure prophétique : Jonas, menteur de vérité, Albin Michel, 1995.
[6] La tradition juive a favorisé la méditation de ces enjeux en instaurant une lecture solennelle et annuelle du Livre de Jonas à la synagogue durant le Jour de Kippour. Les traditions chrétienne et islamique ne feront qu’approfondir l’interprétation universelle de ce récit, déjà mise en avant par certains rabbins de différentes époques, s’interrogeant sur les raisons profondes de cet envoi d’un prophète en dehors d’Israël, pour le salut d’une nation étrangère.
[7] La tradition biblique nous apprend que les Nations issues des trois fils de Noé sont au nombre de soixante-dix (v. Genèse, 10).
[8] Voir Rûzbehân Baqlî, Arâ’is al-bayân fî haqâ’iq al-Qur’ân, commentaire de la sourate al-Saffât.
L’enseignement commença pour Yûnus dans le bateau, alors que la tempête provoquait à la fois la panique à bord et un élan désespéré de dévotion. Alors que la Bible nous en fait un récit complet et détaillé, pourquoi le Coran ne nous en dit rien ? En sommes-nous sûrs ? Relisons la sourate Yûnus, nous y trouverons une magnifique description de cet épisode qui, s’appliquant à l’histoire de Jonas, est susceptible de s’appliquer à d’autres situations analogues :
هُوَ اَ۬لذِے يُسَيِّرُكُمْ فِے اِ۬لْبَرِّ وَالْبَحْرِۖ حَتَّيٰٓ إِذَا كُنتُمْ فِے اِ۬لْفُلْكِ وَجَرَيْنَ بِهِم بِرِيحٖ طَيِّبَةٖ وَفَرِحُواْ بِهَا جَآءَتْهَا رِيحٌ عَاصِفٞ وَجَآءَهُمُ اُ۬لْمَوْجُ مِن كُلِّ مَكَانٖ وَظَنُّوٓاْ أَنَّهُمُۥٓ أُحِيطَ بِهِمْ دَعَوُاْ اُ۬للَّهَ مُخْلِصِينَ لَهُ اُ۬لدِّينَ لَئِنَ اَنجَيْتَنَا مِنْ هَٰذِهِۦ لَنَكُونَنَّ مِنَ اَ۬لشَّٰكِرِينَۖ ۞ فَلَمَّآ أَنج۪ىٰهُمْ إِذَا هُمْ يَبْغُونَ فِے اِ۬لَارْضِ بِغَيْرِ اِ۬لْحَقِّۖ […]
وَاللَّهُ يَدْعُوٓاْ إِلَيٰ د۪ارِ اِ۬لسَّلَٰمِ وَيَهْدِے مَنْ يَّشَآءُ اِ۪لَيٰ صِرَٰطٖ مُّسْتَقِيمٖۖ ۞
C’est Lui qui vous fait aller sur la terre ferme et sur la mer. Si bien que quand vous êtes sur des navires et que ces navires les emportent sous un bon vent, dans l’allégresse générale, alors les assaille un vent violent , de toute part déferlent sur eux les vagues; on se voit encerclé, on invoque Dieu, on Lui voue la foncière religion : “Si Tu nous sauves de ce péril, oh ! comme nous Te serons reconnaissants !” et après qu’il les aura sauvés, les voici qui se déchaînent sur la terre, à contre vérité. […] Dieu convie à la demeure de paix. Il guide qui Il veut à la voie de Rectitude. (C 10 : 22-23, 25)
Un appel à la paix qui passe par la tribulation, secousse qui pourrait s’étendre à toutes les Nations, mais toujours dans un seul but : que soit entendu l’appel à la Paix durable et que soit retrouvée la voie de rectitude qui mène à ce but.
Cela, Yûnus le savait, lui qui dormait profondément sans se laisser distraire par cette crise passagère. Mais, qu’ignorait-il donc encore pour que l’histoire ne s’arrête point ici ?
Le célèbre maître spirituel Junayd (IXe s. ap. J-C) répond à cette question dans son interprétation du verset (C : 21, 87), en disant que Yûnus pensa que “Nous n’étions pas capable de lui faire voir la mesure de son âme en sa colère envers nos serviteurs” (zanna an lan naqdir nurîhi qadara nafsih fî sakhatih ‘alâ ‘ibâdinâ)[1]. Restait donc à lui faire voir, au-delà du voile de l’égo, en quelle mesure son âme était encore emplie de colère à l’égard des serviteurs de Dieu, fils d’Israël ou habitants de Ninive. Yûnus aimait Dieu, mais n’avait pas encore réalisé cet amour de façon “descendante”, par un amour universel de toutes les créatures, au-delà des mérites et des fautes de ces dernières. Voilà ce qu’il lui restait à comprendre.
Un récit est en cela remarquable, celui rapporté par al-Tabarî et Ibn Kathîr, selon le musnad d’al-Bazzâr :
لما أراد اللهُ حبسَ يونسَ في بطنِ الحوتِ أوحى اللهُ إلى الحوتِ أن خذ ولا تخدِشْ لحمًا ولا تكسِرْ عظمًا فلما انتهى بهِ إلى أسفلِ البحرِ سمع يونسَ حِسًّا فقال في نفسِه ما هذا فأوحى اللهُ إليهِ وهو في بطنِ الحوتِ إنَّ هذا تسبيحُ دوابِّ البحرِ قال فسبَّحَ وهو في بطنِ الحوتِ فسمعتْ الملائكةُ تسبيحَه فقالوا يا ربنا إنا نسمعُ صوتًا بأرضٍ غريبةٍ قال ذلك عبدي يونسَ عصاني فحبستُه في بطنِ الحوتِ في البحرِ قالوا العبدُ الصالحُ الذي كان يصعدُ إليك منهُ في كل يومٍ وليلةٍ عملٌ صالحٌ قال نعم قال فشفعوا لهُ عند ذلك فأمر الحوتَ فقذفَه في الساحلِ كما قال اللهُ وَهُوَ سَقِيم
“Lorsque Dieu voulut emprisonner (habs) Jonas dans le ventre du poisson, Il inspira au poisson que sa chair ne devait en subir aucun mal et que ses os ne devaient point être brisés. Le poisson le saisit alors et l’emmena jusqu’à sa maison dans la mer. Lorsqu’il fut parvenu aux abysses (asfal al-bahr), Jonas entendit un doux murmure (hissan, un léger bruit). Il se dit alors en lui-même : qu’est-ce que cela ? Dieu, exalté soit-Il, lui inspira, alors qu’il se trouvait dans le ventre du poisson : Ce sont les glorifications que m’adressent les animaux marins (tasbîh dawwâb al-bahr). Dès lors, il proclama lui aussi la gloire et la transcendance de son Seigneur si bien que les anges entendirent ses glorifications et dirent : Notre Seigneur, nous entendons une voix faible venu d’une terre étrangère ! Et Dieu de dire : C’est mon serviteur Jonas qui m’a désobéi, je l’ai donc enfermé dans le ventre du poisson. Ils dirent : le serviteur intègre (al-’abd al-sâlih) dont s’élevait vers Toi chaque jour et chaque nuit l’œuvre réparatrice ? Il dit : Oui. Ils intercédèrent alors en sa faveur (fa-shafa’û lah) si bien qu’il ordonna au poisson de le rejeter sur la côte alors qu’il était malade (wa huwa saqîm).”
De nombreux enseignements sont cachés en ce merveilleux récit, sans prétention de notre part à les avoir tous saisis, mais en voici déjà quelques-uns que nous soumettons à votre sagacité :
1- L’enseignement que reçut Jonas dû se faire dans des conditions particulières, celles de la retraite et de l’isolement. Pourquoi ? En raison du recul nécessaire pour agir en homme de Dieu, dans le détachement du monde et de son mouvement frénétique. Jonas qui avait fui de l’Orient vers l’Occident, du Royaume d’Israël jusqu’à Tarsis, devait maintenant s’isoler du monde des humains, quitter les continents pour retrouver au cœur de la nuit, au cœur du poisson, au cœur de l’océan, le sens de la verticalité.
2- Cette verticalité nous est indiquée par ce dialogue entre les “Eaux d’en haut” et les “Eaux d’en-bas” en présence du Seigneur. Ainsi voyons-nous Jonas apprendre de non-humains[2], les monstres marins, animaux redoutables, le langage de glorification et d’exaltation de la Transcendance divine (al-tasbîh). Yona , la colombe se souvient du langage des oiseaux à l’écoute du chant des baleines, en quoi réside un Rappel pour quiconque possède un cœur, ou tend l’oreille et porte témoignage. Touché par ce langage, Yûnus proclame à son tour l’unicité de son Seigneur, reprend conscience de la majesté, de la puissance et de la sagesse du Créateur des cieux et de la terre. Il comprend son erreur et la ridicule portée de sa vision en comparaison avec cette symphonie universelle dont témoigne mêmes les abysses. Il s’attribue alors la faute, proclame son injustice passée, et réconcilie justice divine et miséricorde, subordonnant toujours la première à la seconde, mais sans trouble ni colère, dans un état de paix et de pleine confiance (tawakkul).
3- Le langage de Jonas, langage d’homme médiateur entre les créatures terrestres et célestes, est entendu des anges. Voix venue d’une terre étrange comme nous le dit le récit…. N’est-ce pas là une reprise de l’histoire d’Adam, dont la voix proclama jadis les Noms divins, lui qui était une “terre étrange”, mêlée d’eau et d’argile, remplie de l’Esprit de Dieu, créée par les mains de Dieu, formée à son image ? Jonas semble ici avoir pleinement repris conscience de ce que signifie être humain : être un pont entre le ciel et la terre, maintenir la présence de Dieu par la lieutenance d’une conscience éveillée et bienveillante, en charge de la préservation de l’ensemble des êtres, malgré leurs faiblesses et leurs imperfections relatives.
4- Le dialogue entre Dieu et ses anges synthétise finalement cette réflexion sur la justice et la miséricorde. Certes oui, Jonas a fauté, mais la faute d’un prophète serait, selon nous, encore comptée comme bonne action ! Son attitude montrait de fait encore une imperfection blâmable dans sa réalisation du Tawhîd, ce que Dieu assume pleinement dans le récit, décidant d’enfermer Jonas et de l’astreindre à une retraite forcée. La prière de Jonas et l’intercession des anges qui s’en suivra nous démontre l’efficacité de la prière et de la réminiscence du Divin, seules à même de nous assurer une paix intérieure durable et à nous permettre d’avancer malgré nos erreurs et fautes passées.
La suite du récit est connue : après avoir été enseigné par le règne animal sous-marin, Jonas fut libéré du poisson sur les rives du Tigre à Ninive. Là, il appela la ville au repentir, les mit en garde et obtint un repentir immédiat du roi et du peuple. Néanmoins, cela l’irrita encore pensant à la récalcitrance de son peuple et voyant la facilité avec laquelle les ennemis d’Israël étaient accueillis dans la miséricorde divine, malgré leur violence. Là aussi, Dieu dut lui enseigner à scruter son âme et à saisir les raisons de sa colère, cette fois par le règne végétal, en faisant pousser au-dessus de lui une plante de ricin qui lui procura de l’ombre dans son lieu de retraite. Plante bienfaisante que Dieu fit mourir le lendemain provoquant l’indignation de Jonas :
Et Dieu dit à Jonas: « Est-ce à bon droit que tu te chagrines à cause de ce ricin? » Il répondit: « Je m’en chagrine à bon droit, au point de désirer la mort. » 10 L’Éternel répliqua: « Quoi! tu as souci de ce ricin qui ne t’a coûté aucune peine, que tu n’as point fait pousser, qu’une nuit a vu naître, qu’une nuit a vu périr : 11 et moi je n’épargnerais pas Ninive, cette grande ville, qui renferme plus de douze myriades d’êtres humains, incapables de distinguer leur main droite de leur main gauche, et un bétail considérable! » (Jonas 4, 9-11)
Et c’est ainsi que l’exemple du retour à Dieu de Ninive est considéré comme unique dans le Coran :
فَلَوْلَا كَانَتْ قَرْيَةٌ اٰمَنَتْ فَنَفَعَهَآ إِيمَٰنُهَآ إِلَّا قَوْمَ يُونُسَ لَمَّآ ءَامَنُواْ كَشَفْنَا عَنْهُمْ عَذَابَ اَ۬لْخِزْيِ فِے اِ۬لْحَيَوٰةِ اِ۬لدُّنْي۪ا وَمَتَّعْنَٰهُمُۥٓ إِلَيٰ حِينٖۖ ﱡ
Que n’y eut-il de cité pour croire, et que sa foi lui servit ! si ce n’est le peuple de Jonas. Quand ils crurent, Nous dissipâmes sur eux le tourment d’infamie en la vie d’ici-bas, et de celle-ci leur donnâmes pour un temps jouissance. (C 10 : 98)
[1] Cette interprétation est rapportée par al-Sulamî dans son commentaire du Coran de la sourate 37, v. al-Sulamî, Haqâ’iq al-tafsîr.
[2] Nous ne parlons de “non-humains” que dans une perspective particulière, à des fins pédagogiques, celles que nous percevons dans ce récit et dans l’histoire de Jonas, en général. Par ailleurs, il est certain que, selon un point de vue plus élevé, rien n’est étranger à l’humain, microcosme et véritable synthèse du macrocosme, comprenant en lui tous les règnes, doctrine de l’analogie du microcosme et du macrocosme partagée par les kabbalistes, les soufis, mais également par de nombreux philosophes hellénisés ainsi que de nombreux Pères de l’Église.
Quels sont les enseignements que ce récit nous permet de tirer pour notre époque ? Il serait présomptueux d’en faire une recension exhaustive, tant cette figure messianique que fut sayyidunâ Yûnus n’a cessé et ne cessera d’alimenter les consciences. Soulignons néanmoins quelques leçons importantes :
1- La nécessité de ne pas céder à la colère face à notre incompréhension du monde et de sa complexité. Nous n’insisterons jamais assez sur ce point à l’époque des réseaux sociaux, où la communication mondialisée et instantanée créent de véritables banques de colères, pour reprendre l’expression de Peter Sloterdijk.
2- La prise de conscience de la situation inédite de ce “ tout monde ”, semblable au vaisseau bondé qui rassemblait alors des individus de toutes les nations, et qui préfigurait les temps messianiques où toutes les nations auront conscience de cette promiscuité en raison d’interdépendances innombrables. La pandémie, le réchauffement climatique et les événements politiques internationaux actuels sont autant d’exemples concrets de ces interdépendances qui font que, de gré ou de force, nous sommes tous embarqués dans un même bateau et amenés à collaborer pour un futur meilleur.
3- La nécessité pour celui qui aspire à la paix, de se souvenir de la miséricorde universelle, mais aussi de la réaliser concrètement dans un amour universel des humains et des non-humains (animaux et végétaux). Réaliser l’Unité, c’est comprendre que tout est dans tout, et que Tout est Un.
4- Apprendre à écouter l’harmonie universelle, à travers le chant des baleines, le chant des oiseaux, le chant des vents, la musique céleste, toutes ces choses que nous ne percevons que difficilement en raison du vacarme et de l’agitation des humains.
5- Dépasser le cloisonnement et la retraite au sein de notre religion, de nos confréries, de nos cultures, pour dépasser la dualité et les apparentes oppositions qui nous empêchent d’entrer en dialogue avec autrui et faire œuvre réparatrice au profit de la famille humaine.
Prendre du recul et de la hauteur, être capable de s’engager dans les obscures profondeurs, pour se réaliser pleinement dans le sens de la hauteur, de la largeur et de la profondeur ; tant d’enseignements que nous livre sayyidunâ Yûnus, figure de l’œuvre messianique et de la Présence mohammadienne, envoyée comme Miséricorde pour les mondes.
وَمَا كَانَ اَ۬للَّهُ لِيُعَذِّبَهُمْ وَأَنتَ فِيهِمْۖ وَمَا كَانَ اَ۬للَّهُ مُعَذِّبَهُمْ وَهُمْ يَسْتَغْفِرُونَۖ
Et Dieu se refuse à les châtier tant que tu résides (Ô Mohammed) en eux; Dieu ne veut pas Se faire Celui-qui-les-châtie, alors qu’ils implorent recouvrement. (C : 8, 33)
AL-SULAMÎ, Haqâ’iq al-tafsîr, DKI, Beyrouth, 2006.
AL-THA‘LABÎ, al-kashf wa al-bayân, Dâr ihyâ’ al-turâth al- ‘arabî, Beyrouth, 2002.
AL-TABATABÂ’Î, Tafsîr al-mîzân fî tafsîr al-Qur’ân, al-Mu’asasat al-A‘lamî, Beyrouth, 1997.
IBN ‘ATIYYA, al-Muharrar al-wajîz, wizârat al-awqâf, Doha, 2007.
IBN ‘ASHÛR, al-Tahrîr wa al-tanwîr, Dâr al-Tûnisiyya, Tunis, 1984.
RÛZBEHÂN BAQLÎ, ‘Arâ’is al-bayân fî haqâ’iq al-Qur’ân, DKI, Beyrouth, 2008.
IBN RÂWANDÎ, Qisas al-anbiyâ’, Maktaba al-’Allâma al-Majlisî, Qumm, 2008.
IBN ‘ARABÎ, Fusus al-Hikam, DKI, Beyrouth, 2009.
REICHELBERG, Ruth, L’aventure prophétique; Jonas, menteur de vérité, Albin Michel, Paris, 2014.