Les esprits religieux ont, de façon générale, tendance à surinvestir la face transcendantale du Divin, au détriment de sa face immanente. La conception d’un Dieu inaccessible, suscitant la crainte, est en effet plus commode pour gérer les ouailles de la paroisse, de la mosquée, de… Elle est ensuite plus confortable au niveau de la conscience individuelle, car de la sorte on écarte, on esquive, l’irruption de la Présence en soi. On maintient alors la dualité entre Lui et nous : Il est dans le ciel, sur son Trône… et nous, pauvres humains, nous nous débrouillons vaille que vaille ici-bas. Les musulmans, qui se croient souvent plus monothéistes qu’autrui, n’échappent pas à ce strabisme spirituel.
Confiner Dieu dans l’immanence peut, a contrario, mener à l’anthropomorphisme. Dès lors, on se L’approprie, on Le nationalise (le « Gott mit uns » du IIIe Reich allemand, et de bien d’autres), on en fait un slogan (« Allâh akbar » des djihadistes)…
La supra-logique soufie nous enseigne que la complétude ne se trouve pas dans le oui ou le non, dans la transcendance ou l’immanence, mais dans la conjonction des deux. L’Un est au-delà des oppositions qui sous-tendent notre conscience duelle et, très logiquement, l’expérience de l’Unicité passe par leur dépassement. L’« union des contraires », la coincidentia oppositorum, est, on le sait, fondamentale dans toute démarche initiatique. « Comment as-tu connu Dieu ? », demanda-t-on au soufi bagdadien Kharrâz (IXe siècle). « Par le fait qu’Il conjoint les contraires », répondit-il.
Un passage coranique, en particulier, est à même de provoquer en ce sens un déclic dans la conscience humaine. Il énonce en effet des Noms divins apparemment contradictoires : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché…[1] ». Que Dieu soit l’Intérieur, le Caché dans Sa création est clair pour les soufis, mais comment peut-il être l’Apparent, l’Extérieur ? Le cheikh marocain al-Darqâwî (m. 1823) fait état de sa perplexité à ce sujet : « Je pratiquais l’invocation les yeux fermés, quand soudain j’entendis une voix disant : ‘‘Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché’’. Je restai silencieux et la voix répéta cela une deuxième fois puis une troisième. ‘‘Pour le Premier je comprends, pour le Dernier aussi, ainsi que pour le Caché. Mais concernant l’Apparent, je ne vois que des créatures’’. ‘‘S’il y avait un autre extérieur que Lui, Nous te l’aurions dit’’, me fut-il répondu ».
La Réalité divine transparaît donc dans le monde phénoménal, dans un jeu subtil de voilements et de dévoilements :
Si tu voyais, ô compagnon,
Ce qu’il y a derrière le vêtement !
C’est comme une lampe
Dans la niche du monde sensible !
Son sens intime
S’irise de toutes les couleurs[2] !
Nous pouvons tirer des enseignements concrets de cette immanence. Ainsi, il est confortable d’approcher le Divin dans le cocon des cercles ‘‘ésotériques’’, des zâwiyas soufies, entre initiés, ou du moins dans un environnement a priori positif. Mais la véritable réalisation n’impose-t-elle pas de vivre la Présence, l’« Apparent », dans toutes les apparences, précisément, y compris les plus défavorables, voire les plus abjectes ? Auprès d’humains déchus, délabrés, par exemple ? « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu[3] ». Si, dans ces circonstances, Il n’est pas en nous, c’est que nous ne L’avons pas réalisé.
[1] Coran 57 : 3.
[2] Cheikh ‘Alâwî, Dîwân, Mostaganem, 1993, p. 25.
[3] Coran 2 : 115.