L’Interprète des Désirs (Turjumân al-Ashwâq) et son commentaire occupent une place originale dans l’ensemble de l’œuvre immense d’Ibn ‘Arabî. Ce recueil de poésies amoureuses et mystiques est consacré à Nizhâm, Harmonie, jeune fille d’une beauté et d’une spiritualité exceptionnelles, typifiant l’Essence absolue et la Présence divine dans la Manifestation universelle, dans tous les réceptacles que comporte celle-ci. Il est assorti d’un commentaire qui permet à l’auteur d’expliciter, dans la mesure du possible, le caractère symbolique des vers et d’en montrer la nature éminemment spirituelle.
C’est ainsi qu’Ibn ‘Arabî, dans son prologue, avertit qu’il composa le commentaire des poésies afin de répondre aux critiques non justifiées de certains docteurs de la Loi qui insinuaient que ces poèmes portaient atteinte à la religion et à la pudeur. Laissons parler le Maître à ce propos : « Le mobile qui a présidé à mon commentaire de ces vers est que mes deux disciples Badr al-Ḥabashî et Ismâ‘îl Ibn Sawdakîn me demandèrent d’y procéder après avoir entendu un des docteurs de la Loi, enseignant à Alep, nier que ces vers fussent le fruit des Secrets divins et dire que le Maître [Ibn ‘Arabî lui-même] s’abritait derrière ce mode d’expression à cause de l’éthique et de la religion. J’entrepris donc ce commentaire et le qâdî Ibn al-‘Adîm en lut [à Alep] des passages devant moi en présence d’une assemblée de juristes. Lorsque ce dénégateur eut entendu cette lecture, il revint à Dieu repentant et renonça à désavouer son contenu devant les affiliés qui en étaient arrivés, à cause de cet individu, à émettre certaines opinions désobligeantes relatives aux couplets d’amour courtois, aux vers galants et à être circonspects au sujet des secrets divins [déposés en eux]. »
Les commentaires de ce recueil en constituent la plus grande partie, mais ce sont les poèmes qui représentent l’aspect fondamental de l’ouvrage complet.
Presque toutes les œuvres du Maître, qu’elles soient majeures ou mineures, comportent des poésies. Par exemple :
– Dans les Futûḥât al-Makkiyya, Les Ouvertures spirituelles mekkoises, la plupart des cinq cent soixante chapitres comportent, à leur début, des vers en nombre plus ou moins important. Ces poésies d’introït récapitulent le contenu de chacun des chapitres composant cette somme immense, mais elles ont aussi pour but, selon les propres déclarations du Maître, de faire découvrir, sous cette forme poétique, symbolique et allusive plus libre, des aspects doctrinaux qui ne sont pas développés dans l’exposé lui-même.
– Dans son ouvrage intitulé Fuçûç al-Ḥikam, Les Chatons des Sagesses, ce procédé est beaucoup moins utilisé par le Shaykh al-Akbar. Certains des vingt-sept chapitres de ce recueil consacré à vingt-sept prophètes et/ou sages ne comportent pas de poésies.
– Le Diwân, qu’Ibn ‘Arabî acheva en 634/1237, est une pièce bien à part dans l’œuvre poétique du Maître. Il est composé uniquement de poésies plus ou moins importantes en longueur, certaines étant très courtes, et les thèmes en sont très divers : sujets touchant à la vie spirituelle, à l’interprétation concise des cent quatorze sourates du Coran, au symbolisme des lettres de l’alphabet arabe, à un long commentaire sur les Noms divins, etc. À la différence de L’Interprète des Désirs, l’Amour n’est pas le thème dominant du Diwân.
– Parmi d’autres œuvres du Shaykh, le livre intitulé Muḥâḍarat al-Abrâr wa Musâmarat al-Akhyâr fait une très large part à la poésie. Cet ouvrage relate certains épisodes et paroles de personnages musulmans célèbres pour leur spiritualité, leur charisme et l’influence qu’ils ont exercée sur la société musulmane traditionnelle de leur époque. Cet écrit du Maître reprend trente-cinq des soixante et une poésies du présent recueil, dans un ordre différent et quelquefois avec de très légères variantes mais sans commentaire. Sur les mille pages que représente la dernière édition non datée de Dâr Sadir, Beyrouth, trente pages seulement sont réservées aux poésies du Turjumân al-Ashwâq.
Dans toutes les œuvres que nous venons de mentionner et dans bien d’autres, le style des vers d’Ibn ‘Arabî, tout en restant classique dans la métrique et la facture, demeure très varié dans le fond comme dans la forme. Les thèmes doctrinaux qu’il aborde infléchissent le ton général de la poésie. Le recueil dont nous présentons la traduction semble de prime abord beaucoup plus homogène. Le thème central est l’amour pour l’être aimé, envisagé toujours sous l’angle de la plus haute spiritualité et de la conformité de l’Amant à l’Aimé. Le style que le Maître emprunte pour décrire l’amour qu’il ressent et les modes attractifs d’approche vers l’objet de sa passion amoureuse ne peut être dissocié de celui qu’utilisent les grands poètes classiques des périodes antéislamique et musulmane d’Arabie ou de l’époque musulmane d’Andalousie. Ce double apport est sensible dans tout le recueil de L’Interprète des Désirs.
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Dans le prologue du Turjumân al-Ashwâq, L’Interprète des Désirs, Ibn ‘Arabî décrit la figure et les traits de caractère de l’Héroïne, Nizhâm, Harmonie. Cette jouvencelle d’une beauté sans pareille illustre, sous la plume du Maître, l’Essence divine et Ses manifestations sans fin, en rapport avec l’amour : Amour essentiel en Dieu même et Amour dans ses lieux d’apparition sans nombre.
Reprenons les propos du Shaykh al-Akbar qui chante les vertus de la Bien-Aimée à travers laquelle il perçoit tout à la fois l’Amour divin et l’Attraction universelle qu’il fait naître dans ses manifestations.
« (…) Ce shaykh – et il s’agit du père de Nizhâm – Que Dieu soit satisfait de lui – avait une fille vierge, jeune et svelte, au regard envoûtant, remplissant de grâce les réunions et les assistants, jetant l’émoi chez ceux qui la voyaient. Son nom est Nizhâm, Harmonie, et son prénom, ‘Ayn ash-Shams wa-l Bahâ’, la Source essentielle du Soleil et de la Splendeur (…)
« Tout nom que je mentionne dans ce recueil fait allusion à elle. Toute demeure dont je fais l’éloge nostalgique est la sienne. Dans cette composition poétique, je n’ai eu de cesse de suggérer les Événements divins, les Réalités spirituelles qui descendent d’elles-mêmes et les correspondances sublimes qui se présentent, selon une méthode allégorique qui est familière de notre Voie. (…) La science qu’elle possède est celle à laquelle je ferai allusion, et nul ne t’informera mieux que quelqu’un de parfaitement instruit (Coran 33/4) (…). J’ai donc exprimé tout cela dans le langage de la poésie amoureuse et celui des vers galants, afin que les âmes s’éprennent de ces modes d’expression et que les amateurs puissent apprécier leur audition. Ce style est bien celui qui convient au lettré distingué, spirituel et subtil. »
Dans l’ensemble des poésies qui font suite à ces précisions, Ibn ‘Arabî dépeint symboliquement les caractéristiques et les signes de cette figure emblématique, expression parfaite de l’Amour présent dans toutes les formes qu’elle revêt. Il la reconnaît et l’aime à travers les ruines des campements dans le désert, dans le rythme grave des chameaux qui se balancent superbement en le franchissant pour arriver au terme du voyage, dans les nuages qui pleurent une eau rare, dans les fleurs qui sourient, dans l’ombre bienfaisante des rares arbustes épineux, dans la pleine lune, dans le soleil qui se couche ou qui se lève, dans les éclairs et le tonnerre, dans le vent frais d’est, dans un chemin ou un ravin, dans une dune ou des collines, dans un jardin et des pâturages, dans les belles bien faites, bref dans toutes les manifestations et les mouvements de la nature, expression de l’Amour et de la Beauté.
Par Maurice Gloton
Extrait de sa traduction et présentation de « Turjumân al-Ashwâq » : L’Interprète des désirs, publié chez Albin Michel. Vous pouvez retrouver cet ouvrage sur le site Albin Michel ici.