Le Coran lu par un mythologue – Juin 2025

Dr. Charlie Marquette – traduction Jabbar Yasin Husin

Le Coran lu par un mythologue – Juin 2025

Dr. Charlie Marquette – traduction Jabbar Yasin Husin

Il est toujours délicat d’apporter une critique à un texte sacré, et en particulier au Coran, sans passer pour un blasphémateur. C’est une posture scientifique souvent mal perçue par les non[1]spécialistes, notamment parce qu’elle vient bouleverser des certitudes et questionner des fondamentaux. L’intention qui est la nôtre ici n’est évidemment ni de commettre un sacrilège ni de blesser qui que ce soit du monde musulman. Toutefois, l’islam semble avoir besoin, de notre point de vue, d’un souffle qui lui fasse prendre conscience de la modernité dans laquelle il vit et de l’importance de renouveler sa lecture du texte qui est le sien.

Un certain nombre d’érudits musulmans ont déjà entrepris ce type de démarche, parmi lesquels Mohmmed Iqbal, Fazlu Rahman, Mohammed Talbi, Abdelmajid Charfi, etc. La démarche qui est la nôtre ici n’est pas exactement la même. D’abord, elle n’a pas prétention à constituer une Réforme globale de la religion. Ensuite, elle n’utilise pas les mêmes outils intellectuels. Notre prisme de lecture du texte coranique est celui de la mythologie.

Le philosophe et théologien luthérien Robert Bultman avait déjà entamé un travail analogue avec le Nouveau Testament. Son propos était de déconstruire le discours religieux en « démythologiseant » les Écritures. Il estimait que celles-ci avaient été façonnées avec des images qui appartenaient à un autre temps et qu’il fallait s’en départir, mais sans abandonner le fond du message chrétien. Déconstruire ne signifiait donc pas pour lui détruire la religion. Il s’agissait plutôt de resituer le kérygme dans le temps présent de l’herméneutique avec une démarche active, qu’il qualifiait alors d’existentiale.

Notre prisme de lecture du texte coranique s’en rapproche, tout en ayant sa singularité. Il est convenu que l’imaginaire de Jésus ou celui de Muhammad n’est plus le nôtre aujourd’hui. La modernité a profondément transformé notre perception et notre représentation du monde. Tout le monde sait par exemple que lorsque les Écritures parlent de sept cieux et sept terres, il s’agit d’un discours symbolique. Dans la réalité, cette hiérarchie des mondes n’existe pas. C’est une cosmogonie qui appartient à l’Antiquité et n’est plus d’actualité.

De même, l’on sait que la thèse monogénétique selon laquelle l’humanité actuelle descendrait d’un couple de progéniteurs ne tient plus. Les origines de l’homme sont beaucoup plus complexes et plus anciennes que ce que la Genèse veut bien nous expliquer. Admettre cette vérité scientifique a des conséquences sur la façon dont on lit l’histoire sainte. La figure d’Adam n’a rien d’historique selon ce paradigme. C’est un fait que les exégètes chrétiens admettent désormais raisonnablement – à quelques exceptions près chez certains littéralistes évangélistes. Le récit adamique appartient donc au registre du symbolique et doit définitivement être entendue comme telle.

C’est une position qui a notamment été défendue il y a quelques années par le linguiste ‘Abd al-Sabur Shahīn, mais qui reste très minoritaire dans le monde musulman. Les religieux s’interdisent, sûrement par révérence, à prendre de la distance avec le récit coranique. Il ne s’agit pourtant que d’un mythe, comme il en existe beaucoup dans le corpus suméro-babylonien. L’on pense en particulier à ceux d’Enki & Ninḫursag, Gilgameš, Atra-ḫasīs, Enūma Eliš. Les images de la constitution d’un homme d’argile sont très fréquentes dans cette région du monde, comme ailleurs d’ailleurs. En Égypte, on en a même une représentation sur les bas-reliefs du temple d’Esna.

Il est donc important de distinguer l’image qui est utilisée comme support du récit de l’idée qui veut être transmise derrière. Platon parlait dans la République d’hupónoia, pour dire justement que le mythe cachait un message implicite qu’il s’agit de découvrir. Le mythe n’a jamais eu pour dessein de faire de la science ; il transmet au contraire une vérité qui relève de la croyance et qui n’a pas de réalité objective.

Adam en hébreu, c’est tout simplement l’Homme. Avant de constituer les débuts de l’histoire des prophètes, l’histoire coranique d’Adam est celle de l’Homme. Le Coran s’adresse d’abord à nous individuellement, pour nous interpeller sur notre nature ontologiquement céleste et la terre natale qui est la nôtre, que l’on doit impérativement reconquérir au prix d’un effort d’ascension spirituelle.

Contrairement à ce que pensait Friedrich W. Schelling, le mythe n’est pas toujours « tautégorique » ; il n’est pas aussi explicite dans sa formulation qu’un conte ou une légende. Mircea Eliade s’est efforcé de le montrer tout au long de son œuvre. Le mythe est bien souvent lié au mystère, au secret et donc de façon collatérale, au dévoilement, à l’initiation et à la vérité ésotérique.

L’herméneute du Coran doit donc prendre garde à hiérarchiser ce qui relève de l’ordre du circonstanciel, c’est-à-dire la forme que prend le récit pour l’occasion, et du principiel, c’est-à-dire la sagesse qui est enveloppée dans un écrin mythique.

La mythologie permet précisément de sortir de la logique interprétative circulaire dans laquelle se sont enfermées de nombreuses générations d’exégètes. Elle offre en effet l’avantage d’accepter sereinement les avancées scientifiques, l’histoire de l’islam – qui est l’histoire d’une religion qui a ses limites à cause de son époque d’émergence ; mais elle donne aussi la possibilité de voir au-delà de la formulation et des images mobilisées, et de s’intéresser à la sémantique qui se dissimule derrière.

Autrement dit, la lecture mythologique appelle à réfléchir au fond du message coranique. Elle n’appelle pas à s’attarder sur la forme extérieure, qui est certes nécessaire pour le propos du moment mais forcément contingente. La mythologie comparée permet en outre de relativiser la vérité édifiée dans le Coran par rapport à celle des autres récits mythiques, et place de facto l’interprète dans un schéma universaliste, plutôt qu’exclusiviste et communautariste.

Cela ne signifie aucunement qu’adopter un prisme de lecture tel que celui de la mythologie comparée rime avec un syncrétisme confondant. Chacun est en droit de conserver ses particularités culturelles et religieuses, à condition toutefois de reconnaître chez l’autre une humanité capable de développer des logiques littéraires similaires.

Voilà en tout cas une méthode pour appréhender le texte du Coran sous un jour différent, qui tiendrait à la fois compte de l’altérité et de la spiritualité, tout en restant lucide sur les représentations cosmogoniques modernes.