Pour un homme venant d’une culture religieuse traditionnelle tel que Ghazâlî (v. 1058-1111), le bonheur réside d’évidence dans le bien et la vertu. Ce savant et mystique d’origine iranienne surnommé post mortem « la preuve de l’Islam », incarne pleinement l’éthique islamique. Celle-ci se veut réaliste : l’homme est un être complexe composé d’éléments contradictoires, lumineux et ténébreux, et il faut tous les prendre en compte. Le bonheur consiste à restaurer l’équilibre entre ces tendances. Les forces de pulsion et de désir ne sont pas négatives en soi, car elles proviennent d’une énergie donnée par Dieu ; seules leur hypertrophie et leur domination constituent un danger pour la personnalité humaine. Le désir passionnel exacerbé est stigmatisé dans le Coran (25 :43): « As-tu vu celui qui prend sa passion comme divinité ? « , et, à quelqu’un qui lui demande par trois fois un conseil, le Prophète répond : « Ne te mets jamais en colère ! ». En tant que savant musulman, Ghazâlî ne peut qu’insister sur le rôle de la raison, qui seule permet de délimiter les critères du bonheur. Le Coran abonde en paraboles appelant l’homme au discernement par la réflexion ; le malheur se situe toujours dans l’aveuglement et l’égarement.
Au-delà de la morale religieuse, Ghazâli élève le lecteur au registre de la « gnose », de la connaissance de Dieu, où seule réside le bonheur véritable. Parallèlement au terme « bonheur » (sa‘âda), Ghazâlî n’hésite pas à employer celui de « jouissance » (ladhdha), qui a souvent un sens mondain, charnel, en français comme en arabe. L’islam intègre et reconnaît tous les niveaux de plaisir et de bonheur, du plus physique au plus métaphysique. Les mystiques, musulmans ou autres, ont souvent témoigné que la jouissance d’ordre spirituel avait une autre plénitude que celle d’ordre physique ou charnel. L’originalité de l’islam est de ne pas avoir scindé ces degrés de jouissance. Le Prophète, selon certaines sources, ne recevait-il pas la Révélation alors qu’il était dans les bras de son épouse Aïcha ?
Ghazâlî manifeste son tempérament spirituel lorsqu’il affirme que le cœur humain a été créé pour cette jouissance de la connaissance de Dieu. Il ne fait d’ailleurs qu’illustrer le Coran (51 :56) : « Je n’ai créé les hommes et les djinns que pour qu’ils M’adorent ». Le but du message islamique n’est donc pas, comme beaucoup le croient, d’observer la Loi, mais d’aimer et de connaître Dieu. L’observance de la Loi et la pratique des sciences religieuses ne sont qu’un moyen, dira Ghazâlî à la fin de sa vie ; le but est au-delà, et il a trouvé la voie y menant dans le soufisme. Ce courant spirituel est la dimension intérieure de l’islam, plus précisément sunnite. Prenant sa source dans le Coran et dans l’exemple du Prophète, il est souvent défini comme la «science des états spirituels » dont la maîtrise doit permettre à l’homme de dépasser son ego pour parvenir à la connaissance et à la contemplation de Dieu. Cette discipline repose sur une initiation auprès d’un « cheikh », un sage qui transmet son énergie spirituelle à son aspirant.
C’est dans cette connaissance supérieure que s’éclaire et s’explique le bien-fondé de la Loi, et non l’inverse. Enfin, le comble du bonheur est dans la béatitude dont sont gratifiés les saints. Il s’agit d’une connaissance expérientielle, ineffable. Ceux qui n’y ont pas accès doivent se garder de porter un jugement à son égard. Les « docteurs de la Loi », en effet, ont souvent critiqué certaines formulations de l’extase spirituelle.