En hommage au penseur et écrivain Maurice Gloton, qui nous a quitté le 17 janvier 2017, nous tenions à présenter une courte biographie et une présentation de son œuvre.
Maurice Gloton nait le 18 Octobre 1926 à Paris. Il est le fils d’Edmond Gloton, Maître à la loge du Grand Orient, ingénieur de profession, qui tient une librairie maçonnique rue Cadet à Paris. Encouragé à faire des études d’ingénieur, le jeune Maurice est plus attiré par le piano, et envisage d’abord d’entreprendre une carrière musicale. Il prend alors des cours d’harmonie avec le grand compositeur Maurice Durufle. Finalement, il abandonne cette voie mais continuera à jouer du piano jusqu’à ses derniers jours.
Sur le plan religieux, il n’est pas davantage enclin à suivre les prescriptions familiales qui l’incitent à s’affilier à la Franc maçonnerie. Il n’en entame pas moins une quête intérieure très précoce. La lecture de René Guénon le conduit à s’intéresser à l’Islam et à la voie spirituelle associée à cette tradition, le soufisme. Il embrasse la foi musulmane en 1950, adoptant le second prénom de ‘Ubayd Allah. Dans le cadre de ses recherches, il rencontre Michel Vâlsan, un maître soufi qui joue un rôle important à son époque dans l’introduction du soufisme en France, notamment à travers des traductions d’Ibn Arabi. Ce maître d’origine roumaine, appelé Sheikh Mustapha par les fidèles, est installé à Paris où il assume durant un temps le poste de rédacteur en chef de la revue Etudes traditionnelles, laquelle s’inspire de l’œuvre de René Guénon. Maurice Gloton restera grandement attaché à son maître jusqu’à la mort de celui-ci en 1974 ; il ne s’affiliera à aucun maître après lui, si ce n’est à travers les écrits.
Après sa conversion, il commence à apprendre l’arabe en autodidacte. Pour subvenir à ses besoins, il entame en parallèle une carrière de comptable en tant qu’employé aux écritures. Il grimpe les échelons et finit directeur adjoint d’une grande entreprise. En 1955, il se marie avec une française convertie à l’islam. De cette union naissent cinq enfants. Il divorce en 1965 et se retrouve à charge des enfants. La même année, il part en pèlerinage à La Mecque. Il aura également l’occasion de visiter la Tunisie et l’Algérie. Maurice Gloton se remarie en 1970. Sa nouvelle épouse, chrétienne catholique, avec laquelle il terminera sa vie, lui donne deux enfants.
Au cours de l’année 1980 il se retrouve au chômage et s’emploie à traduire en français des ouvrages religieux arabes. C’est en 1981 qu’il publie sa première traduction, Traité sur le Nom Allah, du grand mystique Ibn ‘Atâ’ Allâh, connu pour ses fameuses « Sagesses ». La même année, il s’installe à Lyon. Dans cette ville, il participe à la fondation du Groupe Abraham Duchère, une association de dialogue inter-religieux qui se décrit elle-même comme un lieu de rencontre, de partage et d’activités qui rapproche les femmes et les hommes pour un meilleur « vivre ensemble ».
En 1982, il publie, L’arbre du monde, aux éditions Les deux océans. Cet ouvrage de cosmologie soufie écrit par Ibn Arabi est inspiré de la parabole coranique : « Ne vois-tu pas comme Dieu, représentant une bonne parole, use de l’allégorie d’un bon arbre : sa racine est fermement établie et sa ramure dans le ciel. »[1] C’est semble-t-il cheikh Mustapha (Michel Vâlsan) qui l’avait orienté vers cette œuvre. Le symbole de l’arbre ainsi commenté est en effet propice à montrer le caractère universel de l’enseignement soufi, et il s’inscrit en cela parfaitement dans le projet du maître.
Fort de ces premiers travaux, il n’abandonnera plus jamais la plume. Infatigable, surtout durant ses longues années de retraite, il traduit des œuvres d’auteurs majeurs comme Ghazâlî, Râzî, Jurjânî, et bien sûr, celui que l’on surnomme le plus grand des maîtres, Muhyî al-dîn Ibn ‘Arabî. Alors qu’il est sur le point de finir un dernier livre sur l’écologie coranique, ou plus précisément sur l’harmonie et ses prolongements dans le monde matériel, ‘Ubayd Allah est rappelé au Seigneur le 28 janvier 2017, à l’âge de 90 ans.
C’est sans doute dans le domaine de la lexicologie que se situe le plus grand apport de Maurice Gloton en tant que traducteur. Soulignons également son style et son français irréprochables. Ses écrits, très inspirés d’Ibn Arabi, donnent une grande importance à l’étymologie des termes et à l’étendue de leurs champs lexicaux. Ses ouvrages traitant directement de lexicologie reçoivent d’ailleurs un accueil particulièrement favorable. Le livre des Définitions de Jurjânî, est devenu depuis bien longtemps une référence incontournable des chercheurs, notamment dans le domaine du soufisme. Son ouvrage Une approche du Qur’ân par la grammaire et le lexique, bien que très volumineux, trouve de son côté un immense écho auprès de tous les étudiants d’arabe motivés par la lecture et la compréhension du Coran. Son intérêt pour le lexique transparaît également à travers ses différents ouvrages sur les Noms Divins, où il s’agit là encore d’explorer les racines et les sens plus ou moins subtils des Noms en question.
Sondant inlassablement la langue, Ubayd Allah avait ce courage de remettre en cause les habitudes en matière de traduction et de renverser « l’inertie » de nombreux usages établis. Les lecteurs versés en langue arabe et instruits du contexte de la révélation retrouvent ainsi en ses écrits une multitude de sens délaissés dans des traductions plus classiques. Ainsi, le mot îmân, généralement traduit par foi, retrouve-t-il sous la plume de Maurice Gloton tout le sens de respect du dépôt de confiance que la racine A M N comporte. Et il ne s’agit pas en l’occurrence d’un sens secondaire de la racine, mais bien d’un sens immédiatement compris par tout locuteur arabe.
A l’inverse, la racine K F R, traduite généralement par mécréance, signifie en premier lieu l’idée d’enfouir quelque chose, comme le cultivateur enfouit la graine. Ce sens s’oppose ainsi à celui de la racine A M N en cela qu’il s’agit du reniement et de la dissimulation du dépôt de confiance. C’est pourquoi Ubayd Allah le traduit par « dénégation ». Le kâfir n’est donc plus un « mécréant », mais un « dénégateur ». Cela change la perspective, car selon cette définition, le Coran ne condamne plus l’individu ainsi qualifié pour son manquement à une foi, mais pour son manquement à ce dépôt confié qui n’est autre que celui de la conscience, laquelle procède de l’esprit de Dieu Lui-même insufflé en l’homme, comme le précise le Coran.
Nombreux sont les sens de termes ainsi dévoilés sous sa plume étayant une vision spirituelle du Coran dans la continuité de l’enseignement soufi. C’est également le cas du terme ‘adhâb, habituellement traduit par châtiment, et qu’il préférait traduire par « correction », rappelant que cette même racine comporte la notion de douceur. Mâ’ ‘adhb signifie en effet « une eau suave ». Ce léger changement de vocable est encore lourd de conséquence, car il implique, en cohérence avec l’enseignement du Coran et de la Sunna, que Dieu, n’a de cesse de reconduire l’être humain à sa nature primordiale. Fakhr ad-dîn al-Râzî, que Maurice Gloton a traduit lui-même, disait en ce sens : « La doctrine des gens de notre École est que l’aversion (karâha), chez Dieu, se rapporte à sa Volonté (irâda) de ne pas laisser une chose demeurer dans sa non-manifestation ou privation essentielle (‘adam aslî). »[2]
Ibn ‘Arabî affirme également dans Le traité de l’amour, encore traduit de la plume de ‘Ubayd Allah : « Dieu dit au sujet des catégories d’êtres qu’Il aime : « Dieu aime ceux qui se repentent » ; « Dieu aime ceux qui se purifient »… Et, à l’inverse, Il se défend d’aimer certaines catégories d’hommes en raison de caractéristiques qui les définissent et qu’Il n’aime pas. Et en somme, ce qu’indique implicitement Son discours est qu’Il aime voir disparaître ces caractéristiques. Or elles ne peuvent disparaître que par leur contraire. »[3]
A l’intérêt de Maurice Gloton pour le lexique, s’ajoutait donc un souhait permanent de promouvoir une vision universelle et aimante de la tradition musulmane. C’est également ce qui transparaît à travers ses œuvres tardives, Jésus dans le Coran, Adam dans le Coran, ou De la mort à la résurrection.
En 2014, il parachève son projet en proposant une nouvelle traduction du Coran. Celle-ci reçoit immédiatement un accueil favorable. Il y traduit les deux Noms divins introduisant les chapitres du Coran Al-Rahmân al-Rahîm par « Le Tout-Rayonnant d’Amour, le Très-Rayonnant d’Amour ».
La tradition prophétique nous informe que le Seigneur est conforme à l’opinion que Son serviteur se fait de Lui. Aussi, souhaitons-nous à ‘Ubayd Allah de trouver son Seigneur tout rayonnant d’amour à son endroit.
Maurice GLOTON est l’auteur ou le traducteur des ouvrages suivants :
Traité sur le nom ALLÂH, Ibn ‘Atâ ‘Allâh, éd. Les Deux Océans, Paris, 1981.
- L’Arbre du Monde, Ibn ‘Arabî, éd. Les Deux Océans, 1982.
- Traité sur les noms divins, Fakr al-Dîn ar-Râzî, éd. Dervy-Livres,1986.
- Le traité de l’amour, Ibn ‘Arabî, éd. Albin Michel, 1986, 1992.
- Les secrets du Jeûne et du Pèlerinage, Al-Ghazâlî, éd. Tawhid, Lyon, 1993.
- L’Interprète des désirs, Ibn ‘Arabî, éd. Albin Michel, 1996.
- Le Livre des Définitions, al-Jurjânî, éd. Presses universitaires d’Iran, Téhéran, 1994.
- La production des cercles, Ibn Arabi, éd. de l’Éclat , 1996
- Jésus, le fils de Marie dans le Qur’an, éd. Albouraq, 2006
- Le Coran : parole de Dieu / Maurice Gloton, éd. Albouraq, 2007
- Les 99 noms d’Allâh / Maurice Gloton, éd. Albouraq, 2009
- De la mort à la résurrection / Ibn ‘Arabî, éd. Albouraq, 2009.
- Le ramadan et les vertus du jeûne, éd. Albouraq, 2012
- Douze méditations sur l’amour / Ibn ‘Arabi, éd Dervy, 2014.
- Le Coran / essai de traduction et annotations, éd. Albouraq. 2014.
[1] Coran, 14 : 24.
[2] Fakh ad-Dîn ar-Râzî, Traité sur les noms divins, Dervy-livres, 1988, t.1, p.343. (Traduction Maurice Gloton).
[3] Futûhât. Chap. de l’Amour.