Colette-Nour Brahy, philologue-romaniste de l’Université de Liège et artiste.
Grand voyageur, elle a fait le pèlerinage hindou d’Amarnath (1983), le bouddhiste du Kalachakra à Bodgaya (1985) et le Hajj à La Mecque (1999). Elle a participé, dans le cadre de l’UNESCO, à la Route des steppes (Mongolie 1991) et à la Route de la foi (Ouzbékistan 2000). Elle a publiée « Dix jours en Ouzbékistan – Récit d’un pélerin soufi » aux éditions Albouraq.
Podcast 4 décembre 2020
Témoignage de Colette-Nour Brahy, linguiste, peintre et poète, et grande voyageuse.
1987. Je revenais du Pakistan où j’avais entendu, tout le long de l’Indus, de merveilleux chants d’amour qui m’avait charmée intimement et étrangement. Quel était leur secret ? Je devais suivre cette piste. C’était un besoin vital -impératif et grave- que je ne m’expliquais pas. Rentrée à Paris, après quelques jours de recherches, j’arrivais enfin au siège de la confrérie de Mawlana – Rumî pour assister à un oratorio musical (sama’) de Kudsi Erguner. On m’assit à côté d’une dame de petite taille qui disparaissait parmi les coussins alignés sur le sol. Des questions lui étaient posées avec déférence auxquelles elle répondait sobrement. Je sympathisais d’instinct. J’appris qu’elle s’appelait Eva de Vitray.
Quelques jours plus tard, je montais les cinq étages de la rue Claude Bernard. Entre temps, j’avais lu trois livres sur l’Islam, dont Mystique et poésie en Islam, et j’avais dans les mains le Coran dont je n’avais lu que la première sourate, la Fatiha. « Que savez-vous déjà ? » me demanda Eva après m’avoir mise à l’aise. Confuse, je dus bien répondre : « Rien ». « C’est un excellent début », répliqua-t-elle en souriant. Elle avait près de 80 ans et une œuvre prestigieuse que j’allais découvrir. J’étais à mi-vie et je n’avais que « parcouru le monde », en artiste et en philologue, pour « tromper ma faim ». Tel fut le début de notre amitié.
Pendant des années, j’ai découvert et exploré avec elle la fécondité spirituelle des longs entretiens des chercheurs de sens, des cheminants. En elle, science et conscience faisaient bon ménage. Son interdisciplinarité (histoire, droit, théologie, exégèse, psychiatrie, philosophie, grec, latin, anglais, persan, …), son intuition et sa logique, son sens de la poésie et sa sobriété m’enchantaient. Je n’étais pas la seule, tant s’en faut. Combien de beaux esprits, combien de cœurs sincères m’avaient précédée et me suivraient, car fidèle à l’enseignement de Rûmî, de Jésus et du Coran, elle pratiquait la fraternité au sens plein et noble du terme. Sur sa sonnette, on aurait pu inscrire, comme sur le fronton du mausolée de Konya : « Viens, viens, qui que tu soies. C’est ici la demeure de l’espoir ». Elle savait « parler à chacun selon son entendement ».
Comme le dit si bien Véronique Badets dans Témoignage Chrétien, elle savait « remuer ciel et textes » pour satisfaire une demande. Elle savait aussi dépanner le quémandeur, défendre les causes et témoigner. C’est ainsi que, sur le ton à la fois léger et profond des entretiens privés, elle m’a aidée à apprendre et à comprendre l’islam, son histoire, ses rites, sa littérature …, mais aussi le respect, l’obéissance, la rigueur, l’humilité. Elle s’inquiétait surtout, sans aucune coquetterie, de n’être peut-être pas à la hauteur.
Quelques points communs extrêmement importants, comme notre origine chrétienne et européenne, ont vite et bien dégagé le chemin de notre amitié et de notre complicité dans notre quête en Dieu. Spécialiste -entre autres- de Platon, elle était, dans sa conversation, très socratique. Partant d’une question simple, elle repérait les objections, approfondissait les réponses, rebondissait sur un autre aspect et se remettait elle-même sur le métier, par scrupule et par nécessité. Trop assoiffée de connaissances pour être pédante, trop rigoureuse pour accepter la compromission, la demi-mesure et la séduction, elle n’aimait rien tant que partager et échanger avec ses visiteurs – qu’elle honorait d’une tendre amitié – les textes, les événements, les rencontres, les découvertes qui l’avaient amenée « d’émerveillement en émerveillement » au cœur de l’islam et de la religion.
Sa familiarité avec les mystiques, les poésies et les philosophies, tant occidentales qu’orientales, était telle qu’elle s’endormait souvent en se récitant des poèmes de ses chers poètes, « les voyants de l’invisible ». Il y a – par la grâce de Dieu – des bornes et des signes sur le chemin des cheminants. Nous les partagions dans la joie. Ainsi, les traces des maîtres passés et les enseignements des maîtres vivants l’aidaient à lire en profondeur le Coran, « l’eucharistie des musulmans ». C’est ainsi qu’elle fut musulmane « sans rien renier », « comme des retrouvailles ». J’en témoigne par ma propre expérience.
Cette femme savante, profonde et loyale, moderne et courageuse, mère de deux fils aujourd’hui réputés, avait déjà une bonne trentaine de livres à son actif quand elle entreprit la traduction intégrale du Mathnawi. Cela prit dix ans. « J’ai tant travaillé ! » nous dit-elle enfin après la parution de ce monument littéraire. L’âge aussi faisait son travail qui la cloua au lit pendant sept douloureuses années. Ses visiteurs quittèrent alors le divan défoncé du bureau pour la ruelle de la chambre. Le travail et les conversations continuèrent. De nouveaux visiteurs vinrent chercher, et lui apporter, de la lumière. Aïcha et ses médecins veillaient à soulager son corps.
Heureusement pour l’histoire de la pensée, Rachel et Jean-Pierre Cartier eurent l’envie – en pleine guerre du Golfe – de l’interroger sur l’islam. Ils découvrirent de l’Islam, l’Autre visage, un plaidoyer vivant et une garantie pour la paix, par l’amour, si nous sommes des croyants sincères. Ce qu’elle était, assurément. Tous l’attestent.
« Je n’ai pas chanté le Mathnawi », dit Mevlana, « pour qu’on le porte sur soi, qu’on le répète mais pour qu’on mette ce livre sous ses pieds et qu’on vole avec lui ». Hajja Hawa dicta alors son dernier livre, sa dernière prière : La Prière en Islam. Son intelligence s’affina, son cœur s’élargit encore à l’écoute de l’essentiel et elle s’envola soudainement vers l’autre monde, dans les bras de ses intimes, en disant : « Je t’aime ».
Le musulman ouvre souvent le Coran car il lui parle. Au moment de terminer ce souvenir, j’ai lu Sourate LXXXIV : « Celui qui recevra son livre de la main droite sera jugé avec mansuétude.- Il s’en ira, plein d’allégresse vers les siens ». Inch’ Allah.
Ce texte constitue l’allocution d’Hommage à Éva de Vitray-Meyerovitch faite par Colette-Nour Brahy à l’occasion de la Conférence Internationale « Pour un Islam de Paix. La Rencontre Islam-Occident », organisée par l’Association Terres d’Europe sous l’égide de l’UNESCO/Paris, les 12 et 13 janvier 2000