Transcription de la conférence du 20 décembre 2020 par Conscience Soufie
L’article suivant est le texte de la conférence donnée en ligne le 20 décembre 2020 dans le cadre de l’hommage rendu à Eva de Vitray-Meyerovitch, organisé par Conscience Soufie en partenariat avec l’association Les amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Vous pouvez retrouver notre dossier spécial « Eva de Vitray-Meyerovitch » sur : https://consciencesoufie.com/hommage-a-eva-de-vitray-meyerovitch/https://consciencesoufie.com/hommage-…
L’intervention de Muriel Roiland
Première partie : Un parcours atypique par Muriel Roiland
Cette intervention repose sur un travail de préparation effectué en 2018 pour participer à un colloque intitulé Les convertis à l’islam. L’organisateur qui avait rencontré Eva de Vitray-Meyerovitch au Caire tenait à ce que soit évoquée « la belle figure d’Eva de Vitray ». À cette date, à l’exception notable du blog de notre association Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch, on trouvait fort peu d’éléments d’information sur cette femme de lettres du XXe siècle. Cette lacune est aujourd’hui largement comblée par Conscience Soufie avec la mise en ligne d’articles, de brefs témoignages de personnes l’ayant connue, mais aussi de douze podcasts d’émissions sur France Culture, dans lesquelles Eva de Vitray expose sa vision de l’islam, du soufisme et de certains aspects de l’enseignement de Rûmî.
Eva de Vitray a toujours été une femme discrète et l’on sait bien peu de choses sur sa jeunesse. Elle-même s’est en partie livrée dans l’ouvrage L’islam l’autre visage, traduit récemment en anglais par Cathryn Goddard[1]. Sa vie professionnelle est probablement encore plus mal connue. Pour la découvrir, j’avais demandé en 2018 à consulter les archives du CNRS où elle a passé toute sa carrière, ou presque.
Si j’ai rencontré une ou deux fois Eva de Vitray-Meyerovitch à la fin de sa vie, mon propos n’est ici pas un témoignage ; il en existe de nombreux et très divers, car la porte de son appartement était largement ouverte aux visiteurs. On associe aujourd’hui son nom à celui de Jalâl al-Dîn Rûmî, en France, en Europe, en Turquie, aux Etats-Unis, dans le monde entier en réalité. Mais dans sa jeunesse, elle ignorait tout de ce grand mystique de l’islam.
Eva de Vitray-Meyerovitch est comme un caléidoscope. Elle réfléchit la lumière de Rûmî sous toutes ses facettes, tout en restant dans son ombre. Un autre ouvrage paru récemment aux États-Unis traduit cette proximité entre elle et Mevlana[2], le maître par excellence. Écrit par Katarine Branning, mêlant faits biographiques et fiction, il s’intitule Ink of Light[3] , et se présente comme un dialogue entre les deux personnages.
On sait qu’Eva s’est beaucoup interrogée sur la réincarnation, thème qui l’a interpellée dès son adolescence et qu’elle a approfondi au cours de ses recherches. Une chose est certaine, elle-même a vécu plusieurs vies au cours de la sienne entre 1909 et 1999.
Voici à grands traits quelques éléments sur la première partie de sa vie. Marie-Odile Delacour traitera de la seconde, qu’Eva de Vitray consacrera entièrement à l’œuvre de Rûmî, et Nûr Artiran évoquera les liens intimes et profonds qu’elle avait avec la Turquie et, notamment, Konya.
Eva Mary Cécile Liliane Lamacque est née le 5 novembre 1909 à Boulogne-sur-Seine, dans la banlieue ouest de Paris. Elle est la fille d’Yvonne Mary Estelle Liégaux, née en 1878 et de Charles Albert Lamacque, né en 1886.
Le nom de famille « De Vitray » a attiré mon attention car il ne figure pas dans son dossier de carrière au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) où elle est systématiquement dénommée Eva Lamacque. De Vitray n’est en effet ni le nom de sa mère, ni celui de son père ou de son beau-père.
De Vitray est en quelque sorte le nom de plume qu’elle va adopter adulte, auquel elle choisira d’accoler celui de son mari, Meyerovitch. Ce nom de famille est néanmoins attesté dans l’acte de mariage de ses parents, le 22 mai 1911. Il s’agit d’un élément du nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle, Amanda Ursule Alfonsine Cécile Bouché de Vitray (1858-1878). Le nom « Bouché de Vitray » est rare, essentiellement présent dans la région de Bordeaux. On prête volontiers à Eva de Vitray une ascendance aristocratique qui est sans doute liée à cette branche familiale.
Quoiqu’il en soit, l’enfance d’Eva est semée de difficultés. Elle a en effet 5 ans lorsque la première guerre mondiale éclate et ses parents divorcent en 1920 lorsqu’elle a tout juste 11 ans.
Eva adoptera donc le nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle, décédée prématurément. Mais un autre personnage féminin marque profondément sa petite enfance, sa grand-mère maternelle, Mary Theodora Wood, qui vivra chez sa fille Yvonne après le décès de son propre mari. Son histoire est surprenante à un plus d’un titre. D’origine écossaise Mary Theodora avait fait le choix de se convertir au catholicisme pour épouser son mari, ce que relate Eva de Vitray dans Islam, l’autre visage[4]. Très croyante, sa grand-mère avait élevé sa fille dans le catholicisme malgré le décès prématuré de son mari, puis elle avait pris soin de transmettre à sa petite-fille des valeurs qui façonneront son existence : intégrité, constance, droiture.
Enfant, Eva commence sa scolarité dans une école catholique de Boulogne, et elle la poursuit ensuite dans un collège et un lycée au cœur de Paris, près de Notre Dame, lorsque sa mère se remarie et quitte Boulogne. C’est une élève brillante qui réussit son Baccalauréat et décide d’entreprendre des études de droit qu’elle termine major de sa promotion. Tout au long de son parcours universitaire, Eva de Vitray réussit tout ce qu’elle entreprend mais elle est avant tout une travailleuse acharnée, dotée d’une curiosité insatiable.
Elle rencontre son futur mari, Lazare Meyerovitch, au cours de leurs études et alors qu’il souhaite devenir ingénieur, elle décide de se diriger vers la philosophie et les lettres. Tous deux ont à peine 23 ans lorsqu’ils se marient à Paris le 23 juillet 1932, dans le 6e arrondissement. Eva n’a pas connu ses beaux-parents qui étaient déjà décédés au moment de son mariage. Les années qui suivent sont heureuses même si financièrement leur situation était difficile car il leur fallait subvenir à leurs besoins tout en continuant leurs études et en élevant leur premier enfant. Elle trouve un travail dans le milieu des assurances pour faire vivre leur foyer, puis en 1937 elle occupe un poste de contractuelle en tant que rédactrice auxiliaire au Ministère de l’Éducation nationale, avant d’intégrer en 1939 le laboratoire de Frédéric Joliot-Curie, situé dans le Collège de France. Son objectif était alors de passer le concours de rédacteur civil mais le départ de son mari à l’armée, puis le déclenchement de la seconde guerre mondiale l’empêcheront de le préparer. À cette époque-là, elle venait tout juste de s’inscrire à la Sorbonne pour préparer une thèse de doctorat consacrée à la symbolique chez Platon.
La détermination et le courage dont a fait preuve Eva de Vitray-Meyerovitch forcent le respect lorsque l’on sait les épreuves qu’elle a dû surmonter : quatre ans de séparation d’avec son mari pendant la guerre sans aucun contact, une fuite hors de Paris en 1940 avec son fils âgé de 2 ans et bien des péripéties qu’elle relate dans l’Islam l’autre visage. Lorsqu’ils se retrouvent à Paris, les époux ont tout perdu et leur appartement du 72 rue Claude Bernard dans le 5e arrondissement a été vidé par la Gestapo. Celle-ci, racontera la concierge de l’immeuble, était venue à cinq reprises, sans doute à la recherche de Lazare qui avait fui en Espagne puis intégré la Résistance dans les Forces libres. Il revient blessé et elle-même tombe ensuite longuement malade. Son mari décèdera brutalement d’un infarctus à l’âge de 52 ans et elle devra alors s’occuper seule de ses deux garçons.
Eva est une femme qui ne renonce pas. Pendant la longue parenthèse de la guerre, elle réussit le concours de secrétaire d’administration, et travaille ensuite pendant quelques années rue de Rennes au Ministère de l’Éducation nationale qu’elle a réintégré. Cette fonction va lui permettre de reprendre son travail doctoral après la naissance de son second fils, en 1946. Elle demande à être détachée au CNRS en 1955 où elle fera toute sa carrière sans chercher à gravir les grades et échelons administratifs. Ce n’est à l’évidence pas une femme carriériste. Toute son énergie est dirigée vers ses travaux de recherche.
Les rapports annuels qu’Eva remplissait chaque année en tant que chercheuse sont le reflet de son inlassable curiosité. On dit qu’on a les défauts de ses qualités. Son principal défaut était la boulimie dans ses recherches et son insatisfaction permanente. Elle commence par transformer son sujet de thèse sous la direction de Robert Brunschwig, elle en entreprend une seconde « complémentaire » avec le philosophe Maurice Gandillac et finalement elle s’inscrit aussi à l’École Pratique des Hautes Études pour réfléchir aux thèmes judéo-chrétiens présents dans le Mathnawi[5], œuvre majeure de Rûmî. Ajoutons qu’elle suit des cours d’exégèse chrétienne à la Sorbonne à une époque où elle commence à s’interroger sur sa foi et sur le dogme du christianisme. Elle dit en outre avoir suivi des cours sur la psychiatrie dont il n’est fait aucune mention dans ses dossiers. C’est dans ces années 1950 que se dessine les prémisses de la seconde partie de sa vie et de son cheminement vers l’islam.
Au CNRS, sa hiérarchie mais aussi ses directeurs de thèse, Henri Corbin tout d’abord puis Robert Brunschwig et Maurice de Gandillac la pressent chaque année de finir ce qu’elle a entrepris avant de se lancer dans de nouveaux travaux, ceci pour faciliter son intégration définitive dans le corps des chercheurs. Dans chacun de ses rapports, elle liste des sujets d’articles nouveaux, elle en termine certains, en laisse beaucoup d’autres de côté. On sent que si elle avait pu travailler nuit et jour elle l’aurait fait ! Elle dit avoir écrit une quarantaine d’ouvrages, mais elle omet de mentionner la rédaction et la publication de très nombreux articles ou encore ses travaux de traductrice. À l’évidence, elle laisse dans ses tiroirs nombre de travaux qui resteront inachevés et inédits.
Eva de Vitray-Meyerovitch devra renoncer en 1960 au diplôme de l’École Pratique des Hautes Études pour se consacrer pleinement à la rédaction de sa thèse de doctorat en Lettres qu’elle soutient en juillet 1968. On impose aujourd’hui aux étudiants de rédiger leur thèse de doctorat en 3 voire 4 ans à la fin de leurs études. À son époque, le Doctorat, dit d’État, pouvait se faire parallèlement à la carrière.
Voici pour conclure une remarque écrite par les membres de son jury dans leur rapport de thèse : « Nous reconnaissons à la candidate d’avoir beaucoup lu et médité, et d’avoir écrit son livre avec amour et foi. » Ce travail de grande envergure, entrepris dans les années d’avant-guerre a occupé 30 années de sa vie, une génération donc. Commencé avec Platon, elle l’a ensuite fait évoluer au fil de son parcours intellectuel et spirituel pour lui faire connaître une transformation majeure, intime, en raison de sa rencontre avec celui qui occupera pleinement et profondément sa deuxième vie, son maître, Mevlana, Jalâl al-Dîn Rûmi.
[1] Eva de Vitray-Meyerovitch, A Woman’s Path to the Heart of Islam, Fons Vitae, 2021.
[2] Surnom honorifique de Rûmî signifiant « notre Maître », de l’arabe Mawlânâ.
[3] Cet ouvrage est publié chez Fons Vitae, 2019.
[4] Eva de Vitray-Meyerocitch Islam, l’autre visage, Ed. Albin Michel, Paris 1995, p. 11, 42.
[5] Mesnevi en turc.