Compte rendu : Titus Burckhardt, L’Art de l’Islam, langage et signification. Photographies de Roland Michaud. Paris, Sindbad, 1985 [compte-rendu]

Par Pierre Lory

Source : Bulletin critique des Annales islamologiques Année 1987 4 pp. 182-183.

Titus Burckhardt, L’Art de l’Islam, langage et signification. Photographies de Roland Michaud. Paris, Sindbad, 1985. 360 p. dont 99 p. d’illustrations.

Titus Burckhardt, après une fréquentation longue et approfondie de la civilisation musulmane, avait déjà publié de nombreux ouvrages et articles sur la spiritualité islamique, son symbolisme et son art sacré. Le présent volume fournit en quelque sorte la quintessence des recherches, de l’expérience et de la sensibilité de l’auteur, mise à la disposition d’un public vaste. Il vise à donner à un public ouvert mais non islamisant les données essentielles de l’expression artistique en terre d’Islam, ce non pas sous la forme d’un catalogue ou d’un compendium d’informations, mais en en livrant l’élan, le jaillissement profond, en tâchant d’éclairer «de l’intérieur» la re¬ cherche du Beau chez les artistes musulmans et de révéler ainsi au lecteur européen quelques clés, quelques ouvertures sur un continent culturel nouveau.

Les différents chapitres de l’ouvrage sont concis, denses, cernant de près leur sujet afin de mettre en relief une idée, une ligne de force, sans lasser le lecteur par des développements spé¬ cialisés, mais tout en restant précis et documentés. Ils abordent des domaines très divers, où l’architecture sacrée tient une grande part, mais également l’architecture profane et les arts décoratifs, les tapis et les vêtements, la calligraphie et la miniature. L’auteur y écrit de très belles pages sur les constructions et ornementations des plus célèbres mosquées du monde musulman, où la rigueur de la documentation jointe à une sensibilité et à un sens du symbole aigus mettent le lecteur en présence des plus profonds mouvements de l’âme musulmane vers le sacré.

Ces développements ponctuels sont précédés par des chapitres ou passages introductifs sur plusieurs points essentiels : la naissance même, si soudaine et rapide, de l’art islamique, son caractère homogène dans le temps et dans l’espace malgré toutes les variantes régionales, le lien entre art islamique et culture arabe, la question du rejet des représentations figurées (aniconisme). Sur chacun de ces points, Titus Burckhardt guide le lecteur vers les explications premières avec beaucoup de simplicité, de clarté et de modération dans le jugement.

La grande richesse de ce livre réside dans le retour constant aux valeurs les plus spirituelles de l’Islam. L’auteur souligne avec constance et netteté les liens entre l’art islamique (sacré, mais également profane) et les axes principaux de la foi coranique et du soufisme : unicité divine et refus des idoles, multiplicité des éléments s’unissant dans l’unité du tout, temps vécu qualitative¬ ment dans son rapport à l’éternel et non seulement de façon linéaire . . . chaque chapitre abonde en remarques d’une finesse et d’une profondeur remarquables sous ce rapport. Cette richesse constitue par contrecoup aussi la principale limitation de l’ouvrage : car le rôle immense et fécond du soufisme et de l’ésotérisme musulman ne doit pas masquer les aspects plus extérieurs et sans doute «mondains » de cette culture. Que les valeurs coraniques, les symboles sacrés, les rapports harmoniques etc. . . imprègnent l’ensemble de la production culturelle, y compris la plus profane, est une évidence. Mais il existe aussi dans l’histoire culturelle arabo-musulmane

une exaltation du plaisir profane, de l’individualité terrestre, qui s’est aussi manifestée dans l’art (palais de plaisance, hammams . . .) et qu’il importe également de relever. De même que les rapports de force sociaux ne peuvent être évacués de cet art : la réclusion des femmes dans leurs demeures peut ne pas être impliquée par des données métaphysiques, si profondes soient-elles.

On ne peut bien sûr pas passer sous silence un autre aspect essentiel de ce livre, que sont la centaine de pages de très belles photographies dues à Roland Michaud, qui a déjà publié plu¬ sieurs livres d’art sur l’Orient musulman, et sur l’Asie Centrale tout particulièrement. Ici, la qualité de l’image illustre avec harmonie le propos du texte même, qui, sans elle, serait diffici¬ lement intelligible : harmonie des lignes, unité des ensembles, alchimie de la lumière et jeux de formes en miroir.

Cet ouvrage à la fois clair et riche est donc une très utile introduction à cet art qui est un des aspects les plus vivants de la culture islamique. Car un européen, si ignorant ou fermé qu’il soit aux civilisations étrangères, ne peut rester indifférent devant l’harmonie de ces créations : et le livre de Titus Burckhardt amène ainsi le lecteur par la voie la plus courte qui soit à commu¬ nier avec cet élan si profond et original vers la Beauté que manifestent les artistes musulmans depuis 14 siècles.

Pierre Lory

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