Clés de lecture pour entrer dans le Mathnawi de Rûmî

avec Hayat Nur Artiran

Transcription de la conférence du dimanche 26 avril 2020

Transcription de la conférence du dimanche 26 avril 2020

Suite aux difficultés techniques rencontrées lors de la conférence en ligne, Conscience Soufie vous propose aujourd’hui sa transcription en français, grâce à notre interprète Levent Kilig, qui a repris l’ensemble de la vidéo par écrit, et que nous remercions chaleureusement. Nous remercions également Hayat Nur Artiran pour sa patience, et sa compréhension durant la conférence.

Présentation par Conscience Soufie

Conscience soufie a le grand honneur aujourd’hui de recevoir Madame Nur Artiran au sein de son cercle, en direct de la Turquie, d’Istanbul plus précisément, son lieu de vie.

Hayat Nur Artiran est auteure de plusieurs ouvrages, notamment sur l’amour selon Rûmî et dans la Voie soufie mevlevie. Ils ont pour titre, en turc, L’amour n’abandonne pas et La porte du Nûn, ce dernier étant un commentaire de sagesses transmises par les grands noms de la sainteté en islam. Son dernier ouvrage est en cours de traduction en français, et portera le titre Rûmî à l’épreuve de l’amour  à paraitre aux Éditions Bayard.

Hayat Nur Artiran est la présidente fondatrice de la Fondation Internationale Şefik Can d’Éducation et de Culture sur Mevlânâ. Elle est une grande spécialiste de l’œuvre de Rûmî, et intervient à l’échelle internationale pour transmettre l’enseignement de Rumi.

Présentons Rûmî en quelques mots pour ceux qui le découvrent parmi notre public. Rûmî, est très connu en Occident en tant que poète. Mais c’est avant tout un grand sage et saint soufi. Il est né en 1207 à Balkh, dans l’actuel Afghanistan. Il a vécu essentiellement à Konya, ville située dans l’actuelle Turquie. Il était lui-même disciple de Chams, plus précisément Shams ed-Dîn Tabrîzî, c’est-à-dire originaire de Tabrîz, ville située au nord de l’Iran actuel. Son nom complet est Muhammad Jalal ud-din Rumi. Il est appelé Mevlana (en arabe Mawlânâ), c’est à dire « notre Maître », pour le rôle qu’il a tenu sur les plans de la transmission de la sagesse soufie et de l’initiation à la voie soufie, voie dite mevlevie. Son enseignement est toujours vivant, son audience est immense. 

L’ouvrage sur lequel nous allons nous pencher aujourd’hui est le Mesnevi (Mathnawî en arabe). Il date donc du XIIIe siècle et est écrit en persan. C’est une des œuvres majeures du soufisme et de la littérature persane. Notons encore une autre de ses grandes œuvres : Fihi mâ fihi, « Le Livre du dedans » traduit du persan en français par Eva de Vitray Meyerovitch, l’islamologue française, autre spécialiste de Rûmî, enterrée à Konya en face du sanctuaire de son maître à travers les temps.

Madame Nur est conviée parmi nous aujourd’hui en tant qu’experte de l’œuvre de Mevlana. Elle a le titre et la fonction de Mesnevihan, c’est à dire de « lectrice »  du Mesnevi. Ce titre désigne la personne qui maitrise la science du Mesnevi et qui peut la transmettre par l’autorisation qui lui en est faite, sur le plan spirituel. De fait, ce titre lui a été conféré par son maître Şefiq Can Dede en 2005, juste avant sa mort, à l’âge de 99 ans.

En France, Hayat Nur Artiran fait régulièrement des lectures sur le Mesnevi au lieu-dit La Source bleue, près de Cahors. Durant cette conférence, elle va nous en livrer quelques clés pour mieux l’aborder et le comprendre, et nous l’en remercions chaleureusement.

Conférence de Hayat Nur Artiran

Bonsoir à tout le monde.

J’ai la conviction, malgré les difficultés techniques, que nous allons vivre un très bel entretien spirituel. Sans trop vous faire attendre, je souhaite entrer dans le vif du sujet. In cha Allah, nous allons parler aujourd’hui de Mevlana et de son œuvre magistrale, le Noble Mesnevi.

Dans un de ses vers, Mevlana nous dit « Nous sommes présents là où on nous invoque ». Et donc, in cha Allah, Mevlana est parmi nous aujourd’hui.

 Avant d’aborder le sujet sur “Les clés de lecture du Mesnevi”, je souhaite dire quelques mots sur le Mesnevi lui-même, car pour pouvoir bien comprendre ce que dit le Mesnevi, il faut également savoir ce qu’est le Mesnevi.

 Le Mesnevi dans sa totalité raconte l’homme à l’homme : sa venue du monde spirituel, dans ce monde-ci, sa vie durant ce monde, son cheminement intérieur et son perfectionnement spirituel. Tout cela est raconté dans les moindres détails dans le Mesnevi. Le Prophète a dit que le Coran et l’homme sont des frères jumeaux. Nous pouvons considérer également la même chose pour le Mesnevi car le Mesnevi tire son secret du Coran lui-même. Et, à l’instar du Coran, le Mesnevi raconte l’homme à l’homme. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison qu’il est depuis plusieurs siècles et d’une manière constante, une œuvre tant appréciée. De fait, chacun va pouvoir trouver dans le Mesnevi quelque chose qui lui parlera, qui fera écho à ce qu’il vit intérieurement.

 Nous avons dit que le Mesnevi raconte l’homme à l’homme. C’est l’expression d’un combat constant entre l’âme charnelle (nafs) et l’intelligence de l’homme. De fait, l’homme est un être créé de terre et composé d’une intelligence et d’une âme charnelle. La femme est le symbole de l’âme charnelle qui habite l’homme ; l’homme (le mâle) est le symbole de l’intelligence. Sauf exception, cette situation prévaut dans tout le Mesnevi. Et sauf exception, ce langage symbolique se retrouve dans tout le Mesnevi. Si la femme est le symbole de l’âme charnelle, ce n’est pas du fait qu’elle est dominée par son âme charnelle, mais parce qu’elle a la capacité d’enfanter. Les grandes figures du soufisme disent que l’âme charnelle est un dragon doté de sept têtes : si l’on coupe l’une des têtes de cette âme charnelle, soixante-dix autres têtes naitront de ce même endroit. En suivant cette image, l’âme charnelle est symbolisée dans le Mesnevi par la femme car elle aussi a cette capacité d’enfanter. Si ces symboles présents dans le Mesnevi ne sont pas correctement compris, alors on ne peut pas comprendre Mevlana et le Mesnevi correctement. Plus loin,  je serai amenée à parler de ces symboles à nouveau pour en donner quelques exemples.

 Je poursuis donc notre sujet initial. Dans sa forme originelle, le Mesnevi se présente comme un poème composé d’environ vingt-six mille distiques (deux vers qui forment un couplet). Il s’agit donc d’une œuvre volumineuse composée de six tomes. Pourtant, Mevlana n’a pas écrit cette oeuvre si prodigieuse en prenant une plume entre ses mains et une feuille de papier. En proie à l’amour et à l’extase, il a déclamé chaque vers spontanément, à tous moments et en tous lieux, et c’est son proche ami, Hüsameddin Çelebi, qui les a consigné par écrit.

 Pensez au fait que nous sommes en présence d’un livre de six tomes, alors que Rumi a déclamé ce texte spontanément. Chacune de ces phrases a pris une forme poétique parfaite en couplets rimés.  C’est là quelque chose qui n’a pas son équivalent sur terre jusqu’à présent. Ce simple fait suffit à démontrer que le Mesnevi n’est pas un livre ordinaire, qu’il s’agit d’un miracle manifeste qui procède de la Sagesse de Dieu. Selon les travaux de recherche académique, le Mesnevi commente mille cinq cents versets coraniques et  deux cent soixante hadiths du Prophète.

 Dans sa préface, Mevlana dit la chose suivante sur le Mesnevi :

 Sans nul doute, le Mesnevi est un remède des cœurs : il dissipe les chagrins, aide à la juste compréhension du Coran, embellit le caractère des hommes. Seuls ceux qui sont purs peuvent toucher le Mesnevi : le Mesnevi a été descendu du Seigneur des mondes.

 Il nous faut expliciter ce premier distique. Mevlana nous dit que seuls ceux qui sont purs peuvent toucher le Mesnevi. Cela ne signifie pas que l’on ne puisse toucher formellement le Mesnevi, cet océan de sagesses. Cela veut dire qu’on ne peut atteindre sa Réalité intérieure et les sagesses qu’il recèle. La pureté dont il est question dans ce distique, est celle des pensées et des ressentis, la pureté du cœur. Il y a dans le Mesnevi un grand nombre de paraboles et de symboles, et beaucoup de gens sont incapables de les comprendre. Nombreux ceux qui critiquent ces paraboles. Comme Rumi savait que cette mauvaise compréhension allait advenir, il dit aussi dans la préface, en évoquant la sourate La Vache : Dieu ne répugne pas à proposer en parabole un moucheron ou quelque chose de plus conséquent.  Les croyants savent que c’est la Vérité venue de Dieu. Les incrédules disent : “Qu’est-ce que Dieu a voulu signifier par cette parabole ? Le Coran en dirige ainsi un grand nombre, Il en égare ainsi un grand nombre.

 Il en est de même du Mesnevi. Certains s’orientent grâce aux paraboles du Mesnevi, d’autres incapables de les comprendre, s’égarent. En vérité, la juste compréhension de la réalité intérieure du Mesnevi nécessite une intelligence spirituelle particulière et une éducation spirituelle de haut niveau, car généralement les histoires qui y figurent ont été narrées à travers des symboles. Certes, y figurent aussi des histoires ou des thèmes qui sont suffisamment clairs en eux-mêmes et unidimensionnels, mais plus rarement.

 Si, à première vue, les histoires du Mesnevi semblent être de facture ordinaire, elles  recèlent, en vérité, des sens d’une grande profondeur. La compréhension de ces histoires n’est pas aussi simple qu’il y paraît. De ce fait, il y a dans la confrérie Mevlevie une fonction spirituelle essentielle, celle du Mesnevihan.  Elle est celle de la personne qui lit le Mesnevi, fonction liée à un système d’éducation spirituelle immuable qui perdure depuis Mevlana. Ainsi, dans la confrérie mevlevie, afin que les sujets et les histoires du Mesnevi soient correctement compris, des Mesnevihan, formés selon cette éducation spirituelle, lisent le Mesnevi et le commentent pour en expliciter les symboles qu’il contient. Ces personnes expertes du Mesnevi sont donc dotées d’une fonction spirituelle très spécifique. Certes, tout un chacun peut lire le Mesnevi, mais il a été jugé nécessaire d’écouter le Mesnevi à travers l’enseignement de ces personnes habilitées afin d’accéder à une juste compréhension de ses histoires et des vérités qui s’y expriment.

 Mon maître, Şefik Can Dede, était précisément un Mesnevihan : c’était un être particulier qui consacra toute son existence de 99 ans à Mevlana et au Mesnevi. Lorsque nous lisions ensemble le Mesnevi, il sursautait parfois et me disait d’une voix forte : « Madame Nur, est-ce que vous entendez ? Entendez-vous les battements de cœur de Mevlana entre les lignes ? Ressentez-vous son émotion quand il déclamait ces vers?  Parvenez-vous à capter le parfum de Mevlana ? Ainsi, quand nous lisions ensemble le Mesnevi, il me questionnait sur ma capacité à percevoir toutes ces choses. Şefik Can Dede entendait les battements de cœur de Mevlana, captait son parfum et ressentait ses émotions lorsqu’il lisait le Mesnevi. La compréhension que peut avoir un tel être est-elle comparable à celle d’une personne qui lit le Mesnevi pour faire des travaux de recherche académique ?

 Une nouvelle fois, Mevlana a donné des clés dans le Mesnevi pour une juste interprétation de ses paroles :

 Ô toi, qui veut capter de moi le parfum de la Vérité. Pour cela, il est nécessaire que tu meures à ton moi, sans quoi tu ne pourras pas capter mon parfum. Ne me regarde pas tant que tu es vivant, je ne suis pas tel que tu me vois en apparence.

 Tant que tu ne seras pas délivré de toi-même, tu ne pourras en aucun cas trouver un chemin vers nous, c’est-à-dire une proximité vers nous. Pour trouver un chemin vers nous, tu dois venir de nous vers nous, en renonçant à ton propre moi.

 Cela signifie que ceux qui sont encore habités par leur ego et leur moi, ne peuvent comprendre Mevlana et le Mesnevi. Il ajoute, dans un autre passage :

 Nettoie ton visage, purifie-toi pour nous voir, délivre-toi des pensées de ton âme charnelle et de tes impuretés. Un homme impur ne peut nous voir. 

 Quand Mevlana parle de nettoyer son visage, il ne faut pas comprendre cela évidemment comme la nécessité de le faire avec de l’eau courante. Il s’agit uniquement de la purification des pensées, des émotions et du cœur.

 Notre Mesnevi est une boutique de l’Unicité, la dualité que tu y vois est ta propre idole. C’est ta mauvaise compréhension. Il n’y a pas de place à la dualité chez nous. 

 Mevlana nous dit que, si en lisant le Mesnevi, il y a une dualité qui se dépose dans ton cœur, cette dualité appartient à tes propres pensées, car nulle place à la dualité dans le Mesnevi. Et pour ceux qui participent à des enseignements sur le Mesnevi, il donne ce conseil :

 Crois-tu que tu puisses tirer profit du Mesnevi  simplement en le lisant ou en l’écoutant ?  Il faut au préalable être doué de foi pour bénéficier de son influx spirituel. Et puis, il convient de suivre les conseils du Mesnevi et de le vivre.

 Cela veut donc dire qu’une simple lecture du Mesnevi et une participation à des enseignements sur le Mesnevi ne suffisent pas. Il faut être doté d’une foi puissante et appliquer dans notre existence ce que nous avons lu ou écouté.

 Pour finir, je souhaite citer cette parole essentielle de Mevlana à propos de lui-même.

 Je suis l’esclave du Coran, je suis la poussière sous les pas de Muhammad.

Et si quelqu’un interprète mes paroles d’une autre manière et les véhicule,

Je présente mes doléances pour cette parole et contre la personne qui la prononce.

 Mevlana exprime ici l’idée que ses paroles trouvent leur source même dans le Coran et dans les hadiths du Prophète, et qu’il présente ses doléances contre toute autre forme d’interprétation.

 Je souhaite aussi expliquer brièvement ce que disait mon maître Şefik Can sur la manière de lire le Mesnevi. Lui qui était capable d’entendre les battements de cœur de Mevlana à la lecture du Mesnevi, faisait cette recommandation :

 Ne lisez pas le Mesnevi comme si vous lisiez un roman, mais lisez-le en vous drapant de l’état d’esprit propre à l’acte de dévotion. Que votre but ne soit pas de finir le Mesnevi, mais de le comprendre. Lisez peu, mais méditez sur ce que vous lisez. Si vous comprenez des vers, partagez-les avec des personnes capables de vous comprendre. Mais, si un passage obscur se présente à vous, n’ayez pas d’inquiétude et n’essayez pas de faire des interprétations personnelles. Continuez à lire. Vous verrez ainsi que, une ou deux pages plus loin ou une ou deux journées plus tard, Mevlana lui-même va éclairer le point sur lequel buttait votre compréhension.

 En résumé, pour pouvoir comprendre correctement le Mesnevi, il s’agit d’être au préalable doué de foi  et de disposer d’une pureté de pensée. La bonne approche, n’est pas celle d’un lecteur de roman, mais celle de celui qui accomplit un acte de dévotion. Il ne faut pas oublier que ce qui est raconté dans le Mesnevi l’est à travers des symboles. Je souhaite vous donner quelques exemples de ces symboles dans la mesure du temps imparti.

 Prenons les dix-huit premiers distiques du Mesnevi. Mevlana y parle du ney, la flûte de roseau. Le ney est donc un instrument de musique. Mevlana a réalisé l’ensemble du Mesnevi,  composé de six tomes, à travers le ney. Si l’on ne perçoit pas qu’il s’agit en fait d’un symbole, on pense que Mevlana nous parle d’un simple instrument musique. Alors que ce ney symbolise le Prophète et les grands saints héritiers des prophètes. En fait, le ney est le symbole de Mevlana lui-même.

Pour permettre une meilleure compréhension des symboles présents dans le Mesnevi, je souhaite en résumer la première histoire.

 Le Mesnevi s’ouvre sur l’histoire d’un roi qui tombe amoureux d’une servante, et qui souhaite se marier avec elle. Il la conduit dans son palais, mais cette jeune esclave, au lieu d’être heureuse à l’idée de devenir reine, est en proie à une tristesse maladive. C’est pourtant une simple servante, une jeune esclave… Malgré cela, elle ne souhaite pas épouser le roi. Celui-ci, éperdument amoureux, appelle les meilleurs médecins du royaume à son chevet, mais aucun ne parvient à la soigner et son état se détériore considérablement. Le roi est très affligé. La nuit, il voit en rêve l’arrivée d’un médecin de grande valeur et venant de loin. De fait, un médecin étranger de bonne renommée arrive dans le royaume et se présente au chevet de la jeune esclave malade. Il converse avec elle et essaie de comprendre l’origine de son mal. Il se rend alors compte qu’elle est amoureuse d’un orfèvre et qu’elle préfère épouser son bien-aimé plutôt que de devenir reine dans un palais. Mais comme elle ne pouvait ni contester la décision du roi, ni rejoindre son bien-aimé, elle est tombée malade de chagrin. Le médecin rejoint ensuite le roi et lui annonce que la jeune servante est amoureuse d’un autre et qu’elle ne souhaite pas l’épouser. Il lui conseille donc de faire venir son orfèvre bien-aimé au palais et de le marier à la jeune esclave. Si le roi l’aime éperdument, il aime davantage encore le médecin dans lequel il voit la lumière de Dieu. Il suit alors ses recommandations et ramène l’orfèvre au palais. Les deux amoureux se marient et vivent heureux durant six mois. Passé ce temps, le médecin fait boire au bien-aimé de la jeune femme un élixir. Après l’avoir bu, l’homme fond comme neige au soleil, et, ce faisant, devient de plus en plus laid. Sa femme, qui se rend compte de sa laideur, s’éloigne petit à petit de lui.

 Cette histoire est la première du Mesnevi. Songez qu’il y a dans le Mesnevi environ deux cents soixante histoires. Selon moi, tout le reste du Mesnevi, c’est-à-dire les six tomes, ne font que commenter en détail cette première histoire. Cela signifie que toutes les autres histoires du Mesnevi n’ont été narrées que pour mieux saisir cette première histoire. Quand on considère cette première histoire de manière superficielle, qu’y voit-on ? Une histoire somme toute banale : celle d’un roi qui tombe amoureux d’une jeune esclave, qui elle-même est amoureuse d’un autre homme. Comme nous l’avions dit au début, le Mesnevi raconte l’homme à l’homme. Cette histoire est notre histoire : elle raconte à nous-mêmes ce que nous sommes nous-mêmes.

 Le roi dans cette histoire est le symbole de l’esprit qui habite l’homme. La jeune esclave est le symbole de l’âme charnelle. L’orfèvre, duquel la jeune esclave est amoureuse, symbolise les désirs et les aspirations de l’âme charnelle. Les premiers médecins, venus au chevet de la jeune esclave pour la soigner sans succès, symbolisent les faux Cheikhs, déficients. Le dernier médecin symbolise l’Homme Parfait. L’élixir qu’il fait boire à la jeune esclave est le symbole de l’Amour. Le roi symbolise aussi, d’un autre point de vue, l’intelligence qui habite l’homme. L’intelligence est tenue de gouverner ce corps. Mais l’âme charnelle le domine et prend le dessus sur cette intelligence. L’âme charnelle est tombée amoureuse des beautés du monde, symbolisées par l’orfèvre.

 Ainsi, lorsque l’aspirant devient le disciple d’un véritable maître spirituel, celui-ci lui donne à boire un élixir. De même que l’orfèvre avait fondu en buvant cet élixir, de même, par l’amour que le maître va nous donner, nous allons voir fondre en nous toutes les pensées et tous les ressentis liés à l’âme charnelle et au monde.

Comme vous le voyez, c’est en apparence une histoire banale, celle d’un roi qui tombe amoureux d’une servante. Pourtant, Mevlana a consacré six tomes du Mesnevi pour mieux expliciter cette histoire, car c’est notre propre histoire.

 Si nous avons un peu de temps, je souhaite donner encore un autre exemple. Nous l’avions déjà dit. Dans le Mesnevi, la femme est le symbole de l’âme charnelle, ce point doit être bien compris. Plus exactement, dans le soufisme islamique entier, la femme est le symbole de l’âme charnelle. Il en est de même dans le christianisme et le judaïsme. La femme a toujours été le symbole de l’âme charnelle (nafs). Et comme ces symboles n’ont pas été compris, la femme a toujours été dénigrée et opprimée. 

Je souhaite le souligner à nouveau : le fait que ce symbole soit utilisé ne s’explique pas par le fait que la femme soit dominée par son âme charnelle, mais parce qu’elle a la capacité d’enfanter. Par exemple, nous trouvons dans le Mesnevi l’histoire d’une vieille femme au visage ridé. Elle est laide, mais en dépit de cela, elle est attirée par le monde et par les hommes. Comme personne ne lui prête attention à cause de sa laideur, elle prend des versets coraniques dorés et les applique sur son visage, tout comme on un maquillage. Ce faisant, elle ne prélève que les versets coraniques écrits en lettres d’or. Bien qu’elle colle ces versets sur son visage, ils s’en détachent. Elle a beau faire, elle ne parvient pas à maintenir ces versets sur sa peau. Quoi qu’elle fasse, sa laideur s’exprime au grand jour.

 À travers cette histoire, Mevlana nous raconte à quel point l’âme charnelle peut devenir laide. Il nous raconte en apparence l’histoire d’une femme, mais le but visé par Mevlana n’est pas la femme. En réalité, quand il nous parle de cette femme, il nous parle d’un maître spirituel, qui ne possède ni les vertus coraniques, ni les vertus muhammadiennes, d’une personne qui n’a pas la qualité d’un maître spirituel accompli. Il nous raconte comment il dupe son entourage en apprenant par cœur des versets coraniques. Il convient donc de comprendre que cette vielle femme qui applique les versets coraniques sur son visage est illustration du maître encore dominé par son âme charnelle.

 Si nous ne percevons pas ces symboles présents dans tout le Mesnevi, il ne sera pas possible d’avoir une juste compréhension de Mevlana lui-même. Si nous portons un jugement sur Mevlana à partir du seul sens littéral des histoires et des distiques, cela laisserait penser que Mevlana est l’ennemi des femmes. Mais cela ne se peut. Mevlana dit dans le Mesnevi, d’une manière non symbolique, une parole qui traduit sa véritable pensée sur la femme :

 La femme est comme si elle n’avait pas été créée, mais créatrice.

 C’est là un distique fondamental qui montre le véritable regard de Mevlana sur la femme. Certes, ces symboles sont très importants, et il convient de les interpréter correctement sans quoi, nous aurions une fausse conception de Mevlana.

 Je souhaite raconter enfin une dernière histoire riche de symboles. C’est celle d’un homme qui veut se faire tatouer le corps. Il va voir un barbier, expert en tatouage, et lui demande alors de tatouer sur son dos un grand lion. L’homme s’allonge. Le tatoueur saisit les aiguilles et s’apprête à lui tatouer un lion. Mais au moment où l’aiguille le pique, il ressent une vive douleur. Il interroge le tatoueur :

« Quelle est cette partie du corps du lion que tu es en train de tatouer sur mon corps ?

  • L’oreille du lion, répond le tatoueur.
  • J’ai eu vraiment très mal, passons-nous de l’oreille du lion !

Le tatoueur y consent et poursuit son travail. Encore une fois, l’homme a mal, et demande :

  • Quelle est cette partie du lion que tu es en train de tatouer sur mon corps ?
  • Le dos !
  • Je souffre trop, passons-nous aussi du dos du lion.

Le tatoueur continue son ouvrage, mais à nouveau l’homme se plaint.

  • Quelle est cette partie du lion que tu es en train de tatouer?
  • La queue du lion !
  • Passons-nous aussi de la queue du lion.
  • Mais, s’emporte le tatoueur,  Dieu n’a pas créé un lion sans oreille, ni dos, ni queue ! Va-t’en ! »

 En apparence, une histoire ordinaire… L’homme qui aspire à se faire tatouer est un aspirant soufi, et il a des idéaux très élevés. Il veut se faire tatouer un lion. Le lion est le symbole d’Ali et symbolise la science la plus élevée, la science venant directement de Dieu, c’est-à-dire, la science de la Vérité et de la connaissance ésotérique. Pour se faire, il se rend chez un maître spirituel : le tatoueur est le symbole du maître spirituel. Il est venu voir un maître spirituel pour demander une science, une connaissance sur la Vérité. Néanmoins, il ne souhaite endurer aucune peine, aucune souffrance, aucun tourment. De la même manière, si l’homme n’est pas prêt à endurer certaines difficultés, certaines peines, à faire preuve d’abnégation, comment peut-il obtenir la science de la Vérité et la connaissance gnostique ? Il aspire à cette science, mais il n’a pas la capacité de cette science. C’est pourquoi le maître répond : « Va-t’en, Dieu n’a pas créé un tel lion ! ».

 Nous pouvons percevoir à travers ces quelques exemples que les histoires du Mesnevi ne sont pas telles qu’elles peuvent apparaître au premier regard. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas avoir de préjugé en lisant le texte. Nous devons avoir la foi en ce que ces histoires traduisent une autre réalité symbolique. Voilà pourquoi Mevlana disait : celui qui est impur ne peut pas nous comprendre, va d’abord nettoyer ton visage.

 Ainsi, quand nous lisons le Mesnevi, même si nous ne connaissons pas le sens profond des symboles, ce n’est pas si important. Il suffit de le lire avec une pensée pure, sans jugement. N’ayons crainte, nous allons comprendre ce qu’a voulu dire Mevlana : ce qui compte, c’est notre pensée et notre intention ! Qu’il n’y ait donc pas de méprise ! Pour lire le Mesnevi, nous n’avons pas besoin de connaître à l’avance la signification de chaque symbole. Il suffit simplement d’être convaincus, sincèrement, que derrière ces histoires, il y a des sens profonds qui peuvent nous échapper. Comme le disait Şefik Can Dede, il convient de ne pas lire le Mesnevi comme se lirait un roman.

 J’espère que nous avons été compris, mais si tel n’est pas le cas, nous formons une famille, et nous nous retrouverons à un autre moment. J’y crois sincèrement, nous sommes tous, avec les auditeurs, une même famille. Ne soyez pas attristés si vous n’avez pas tout compris, et si des points sont restés obscurs. S’il le faut, nous nous retrouverons.

 Je vous remercie infiniment, et vous souhaite une belle soirée et un bon Ramadan !

Vidéo sous-titrée de la conférence du dimanche 26 avril 2020

Conscience Soufie vous propose également le sous-titrage en français de la vidéo de la conférence du 26 avril.