Le XXe siècle a été qualifié de « siècle des intellectuels ». Si le mot intellectuel – du latin médiéval intellectus – est d’origine ancienne, la notion telle qu’on l’entend aujourd’hui est récente puisqu’elle remonte à l’Affaire Dreyfus1 . L’intellectuel, pour nous, c’est le « penseur engagé », sous-entendu politiquement. Le siècle dernier a ainsi vu se succéder des penseurs, souvent très médiatisés, incarnant la lutte pour telle cause, tel enjeu sociétal. Mais ce même XXe siècle a aussi vu l’émergence d’une autre forme d’intellectualité, parallèle en quelque sorte, et loin des feux médiatiques. Ces « autres intellectuels » ont le plus souvent évolué en marge des milieux artistiques et littéraires, en marge même des tribulations du XXe siècle. Ce qui n’empêchera pas plusieurs d’entre eux de produire une œuvre féconde et riche. Ils ne revendiquaient pas une quelconque singularité ni ne prétendaient proposer une nouvelle philosophie pour le monde moderne. Au contraire, ils se voulaient originaux, au sens étymologique de conformité à l’Origine ; bien loin de leurs contemporains qui ne juraient que par le progrès à venir. Des antimodernes en somme – quoiqu’un peu différents de ceux décrits par Antoine Compagnon2 –, à contre-courant d’une époque en pleine ébullition. Préoccupés par les choses de l’esprit, ils se référaient à la grande Tradition, universelle et éternelle. Leur quête les amena à l’Orient, et pour certains à l’Islam.
On connaît la fascination pour l’hindouisme de toute une génération d’artistes et de penseurs de la première moitié du XXe siècle. Mais, hormis René Guénon, on connaît moins ces Européens antimodernes qui sont entrés en islam, en pleine période coloniale : d’Ivan Aguéli à Martin Lings, de Frithjof Schuon à Michel Vâlsan en passant par Titus Burckhardt. Le XXe siècle est ainsi traversé par des penseurs aussi discrets que centraux pour le paysage intellectuel européen : les intellectuels de « l’École traditionnelle ». Et ils redonneront à la tradition islamique ses lettres de noblesse, y compris pour des musulmans de naissance. C’est à cette École que se rattache Seyyed Hossein Nasr. Né à Téhéran en 1933, issu d’une illustre famille iranienne marquée du sceau de la science, il deviendra l’un des chefs de file de ce courant, et sans doute un de ses membres les plus prolifiques. Bien plus, la profondeur de sa pensée et l’ampleur de ses intérêts – philosophie, spiritualité, multiples sciences traditionnelles – font de Nasr l’incarnation même de l’idéal universel et intellectuel porté par l’École traditionnelle.
La jeunesse de Nasr est marquée à la fois par la prégnance d’une riche tradition pluriséculaire et l’appréhension de la modernité. Sa famille est l’héritière du patrimoine culturel et spirituel persan. Savants, saints et hommes de pouvoir jalonnent le passé familial, côté maternel comme paternel. Sa famille est ainsi intimement liée à l’histoire, parfois tragique, du pays. Jusqu’au nom même des Nasr – « victorieux » – donné au grand-père de Hossein par le roi de Perse. Un arrière-grand père illustre les tensions, et annonce aussi peut-être le destin de Hossein Nasr : le cheikh Fadl Allâh Nûrî (m. 1909). Savant conservateur faisant autorité dans la Perse du début XXe siècle, il meurt pendu par ordre du régime Qadjar pour avoir refusé la politique de modernisation du pays.
Si Nasr subira lui aussi les vicissitudes des bouleversements politiques iraniens, la première partie de sa vie, celle de sa formation intellectuelle, se passe dans une relative sérénité. Son père, Seyyed Valiallah, médecin de la famille impériale, jouera un rôle important dans l’élaboration d’un système éducatif iranien moderne, au point d’être pressenti comme ministre. Son empreinte sur Hossein Nasr est déterminante. Celui-ci décrit en effet son père comme un homme rigoureux envers lui-même, érudit et intériorisé. Éthique et spiritualité caractérisent Seyyed Valiallah : rattaché à une confrérie soufie, il est pénétré de la littérature persane vantant les mérites de l’adab – les convenances spirituelles – ; il est même l’auteur de livres sur le sujet. La littérature ainsi que l’exemple vivant du père marqueront définitivement la vision spirituelle du jeune Hossein Nasr.
Enfant précoce et brillant, Hossein Nasr effectue sa scolarité primaire à Téhéran. Il bénéficie de la double formation des familles de notables d’alors, entre une scolarité classique à l’école et l’éducation au sein du foyer : Coran, langue arabe, littérature persane classique, mais aussi langue française (il est parfaitement francophone). L’entourage paternel – universitaires, oulémas et soufis – crée une atmosphère intellectuelle et spirituelle d’exception, qu’Hossein Nasr perçoit lui-même comme telle. De même les nombreuses discussions entre père et fils, autour de questions théologiques et philosophiques notamment, stimulent fortement le jeune Hossein. Mais son père, victime d’un accident, montre les signes d’une mort imminente. La famille décide alors d’envoyer le jeune Hossein aux États-Unis, grâce à un oncle consul à New York, afin de le préserver d’assister à la mort de son père, auquel il est tant attaché. C’est donc âgé d’à peine 13 ans que Hossein devient orphelin de père, expatrié en terre américaine où il achèvera sa scolarité et son cursus étudiant.
Les dons intellectuels et les capacités mémorielles de Nasr se confirmeront aux États-Unis, malgré le choc du changement complet de culture. Il doit y apprendre langue, histoire et culture américaines dont il ne connaît rien, ce qui ne l’empêchera cependant pas de briller. Il sort ainsi diplômé à la fois de Harvard (géologie) – où il enseigne dès l’âge de 25 ans – et de la prestigieuse Université de Cambridge (physique), le MIT3 (y devenant le premier Iranien diplômé). Très vite on retrouve le « style » de Nasr, puisque le jeune étudiant conjugue des intérêts variés avec une capacité à exceller dans toutes les disciplines abordées. En effet, d’abord orienté vers les sciences de la nature il se tourne très vite, en parallèle, vers la littérature arabe, la philosophie et la métaphysique. Doué pour les langues, il étudie et maîtrise grec, latin, allemand, espagnol et italien – en plus du persan, du français et de l’arabe. C’est ainsi qu’il deviendra un auteur aussi prolifique – une cinquantaine de livres et plus de 500 articles – que varié : son œuvre couvre tant l’histoire des sciences que le soufisme, l’étude des métaphysiques des grandes religions que la philosophie.
Après Harvard, Nasr regagne l’Iran en 1958. Sa stature intellectuelle lui ouvre les portes des plus hautes fonctions universitaires, et sa carrière de professeur de philosophie islamique prend toute son envergure. Président de l’Université de Téhéran – où il dirige de près les travaux du futur grand islamologue américain William Chittick4 – et de l’Académie Impériale iranienne de philosophie, il est une figure académique incontournable en philosophie, soufisme et histoire des sciences. Parallèlement, Nasr entame, dès 1958, des études en sciences islamiques auprès de maîtres iraniens traditionnels, bouclant ainsi son double cursus, académique et traditionnel, ce qui donnera à ses écrits toute leur maîtrise et profondeur.
Mais la vie politique iranienne rattrape le brillant professeur. La Révolution iranienne (1979) qui, sous couvert de retour à la tradition, n’est qu’un cheval de Troie de la modernité selon Nasr, contraint ce dernier à l’exil, définitif celui-là. On ne lui pardonne pas ses hautes fonctions universitaires ni son amitié, de tradition familiale, avec la famille impériale : menacé de mort, il est contraint d’abandonner tous ses biens (dont son immense bibliothèque), pour retourner en Occident. Il enseigne alors à l’Université d’Édimbourg, puis à l’Université Georges Washington à partir de 1984. Durant toute cette période il entretient des relations fécondes avec des figures intellectuelles majeures, en Iran (H. Tabataba’i) comme en Occident (H. Corbin, T. Burckhardt, T. Isutzu).
Pourquoi être ainsi passé des sciences de la nature à la métaphysique et la philosophie ? Derrière l’apparent paradoxe – apparent car, chez Aristote, la métaphysique est bien ce qui vient après (meta) la physique – se lit toute la quête intellectuelle de Nasr.
De fait son intérêt pour la nature était celui du chercheur qui veut découvrir les vérités cachées dans la création. Mais très tôt, dès la deuxième année, se produit un choc, au cours d’une discussion privée avec Bertrand Russell. Le brillant philosophe et mathématicien anglais explique en effet à Nasr et ses six condisciples que la physique est incapable d’aller au cœur des choses, ne pouvant seulement qu’ouvrir une porte vers les structures mathématiques sousjacentes. L’effet est immédiat chez Nasr, produisant une crise intérieure profonde. Être physicien ne l’intéresse plus : il veut devenir métaphysicien. Il songe même à tout abandonner : partir seul sur une île dans le Pacifique, loin du monde moderne, afin d’atteindre al-yaqîn, cette certitude intérieure aux sources de l’intelligence véritable. Mais la mémoire du père le retient : il lui avait appris « la règle selon laquelle on doit achever ce que l’on a commencé » 5 . Par unique piété filiale il poursuit donc son cursus jusqu’au doctorat. Mais, providentiellement, sa quête trouvera réponse au sein même du MIT : par son professeur de philosophie, Georgio De Santillana. Alors que Nasr s’ouvre à lui du choc causé par Russell, De Santillana lui propose d’assister à un séminaire sur l’œuvre du métaphysicien René Guénon.
Commence alors pour Nasr l’aventure proprement intellectuelle de sa vie, puisqu’elle engagera la totalité de son être. Avec Guénon, un monde s’ouvre à lui : celui de l’École traditionnelle. Celle-ci réhabilite brillamment l’enseignement des religions, notamment leurs doctrines métaphysiques communes. En plein siècle matérialiste, cette École offre à Nasr les clefs pour se réaliser, malgré l’hostilité au spirituel du monde moderne.
Nasr rencontre alors la veuve d’un autre métaphysicien majeur, ami de Guénon : Ananda Coomaraswamy (m. 1947). Nasr devient si proche de sa veuve qu’il réalise à sa demande le premier catalogue scientifique des écrits du défunt mari. Pendant près de cinq ans il s’occupe de l’imposante bibliothèque de Coomaraswamy, dévorant toute la littérature de l’École traditionnelle.
Mais pour être effective, l’entrée dans le monde clos de cette École ne pouvait se limiter aux seules lectures, même de livres précieux. La voie spirituelle à laquelle aspirait Nasr impliquait la conjugaison d’une doctrine (ensemble de connaissances héritées) à une méthode (ensembles de pratiques initiatiques) : c’est ce que propose une Voie soufie (tarîqa). C’est Frithjof Schuon (m. 1998), qui l’initiera à cette Voie, au sein de la tarîqa Shâdhiliyya. Schuon fut le représentant en France de la tarîqa du Cheikh algérien al-‘Alawî (m. 1934), avant de fonder sa propre branche de la tarîqa peu après la mort de ce dernier. Le caractère précieux de cette Voie, pour Nasr est qu’elle hérite donc à la fois du soufisme classique de type shâdhilite et de l’École traditionnelle : double héritage indissociable aux yeux de Nasr, qui voit en al-‘Alawî et Schuon ses deux références majeures. C’est dans la perspective propre à cette tariqa, en quête du yaqîn, qu’il faut comprendre le retour de Nasr en Iran en 1958, une fois diplômé d’Harvard, pour y étudier les sciences islamiques avec d’authentiques maîtres.
De cette double formation (universitaire et traditionnelle) va naître l’œuvre de Nasr, dont on ne peut rendre compte de la richesse ici. Relevons-en les grands axes : sa présentation de l’Islam en tant que tradition globale ; son étude des doctrines islamiques ; sa vision universaliste comme réponse aux bouleversements modernes.
Le lectorat de Nasr est aussi bien occidental (présentation de l’Islam classique), qu’oriental (rappel du bien-fondé de la Tradition). Ses études offrent ainsi un panorama complet de l’Islam, des points de vue théologiques et civilisationnels. Plusieurs de ses livres sont d’incontournables références islamologiques : L’Islam, perspectives et réalité6 , L’Islam traditionnel face au monde moderne7 , ou encore Heart of Islam8 , présentent à la fois l’histoire, les courants intellectuels et la perspective de la civilisation islamique. Il est aussi un des rares auteurs, avec son ami Titus Burckhardt (autre auteur majeur de la tarîqa de Schuon), à mettre en relation la doctrine islamique et ses fruits civilisationnels, notamment dans l’art et l’urbanisme. Il montre comment l’Islam pense une société toute entière, en projetant dans le culturel une vérité doctrinale préalable9 , donnant naissance à une civilisation bien caractéristique.
Dans le même sens Nasr va montrer, malgré le scientisme dominant d’alors, que l’âge d’or des sciences en terre d’Islam n’est pas celui d’une « science sans conscience ». Dans Sciences et savoir en Islam10, et dans La Connaissance et le Sacré11, il convoque son savoir encyclopédique pour présenter le patrimoine scientifique et philosophique de l’Islam, montrant son actualité et son universalité.
L’apport de Nasr à la connaissance du chiisme, du soufisme, et de la philosophie islamique est également essentiel, tant par ses éditions et traductions de textes arabophones/persanophones que par ses essais. Il fut un proche collaborateur d’Henry Corbin avec qui il a travaillé des années durant, malgré leurs divergences doctrinales. De leur relation naîtront des travaux essentiels sur la pensée islamique de langue persane ainsi que sur le chiisme.Enfin, la profondeur spirituelle de l’Islam – le soufisme – est essentiel aux yeux de Nasr, nous l’avons dit ; c’est le cœur même de sa démarche intellectuelle. Puisant dans les textes qu’il a contribué à faire connaître comme dans la doctrine et la méthode de sa tarîqa, Nasr a parcouru toute sa vie le chemin de la Connaissance intérieure. Car telle est la véritable définition de l’intellectuel selon Nasr et son École, conforme à son étymologie et à l’esprit du Moyen Âge : l’intellectuel est celui qui a retrouvé en lui la connaissance propre à l’Esprit, l’intellectus médiéval, dont le centre est le cœur spirituel. Le savoir véritable est donc affaire de cœur, non de mental, et fruit d’une ascèse intérieure. De ses dizaines d’années dans la Voie, Nasr tirera un livre essentiel sur le soufisme, fruit de son érudition comme de son vécu intime : Le Jardin de la Vérité12 . Mais sa défense vigoureuse de l’Islam traditionnel va de pair avec un élément précieux aujourd’hui : l’universalisme. Héritier de Guénon et de Schuon, Nasr pense l’Islam dans la Tradition universelle, et il revivifie le patrimoine islamique en montrant sa correspondance avec le patrimoine traditionnel de l’humanité. Il pose ainsi les principes islamiques d’une unité transcendante des religions13, véritable fondement d’une coexistence pacifique qu’il a toujours souhaitée. Intellectualité, spiritualité, universalité : la vie et l’œuvre de Seyyed Hossein Nasr offrent plus que jamais des clefs pertinentes pour notre époque si troublée.
Daoud Riffi est professeur agrégé, chercheur en histoire et éditeur (éditions Tasnîm). Son travail porte sur l’histoire intellectuelle du monde arabe contemporain (18e-20e siècle), notamment dans trois domaines : le soufisme au Maghreb et en Europe à la fin du 19e siècle et au début du 20e ; le salafisme et ses courants ; le milieu intellectuel colonial. Avec les éditions Tasnîm, il propose au lectorat francophone certaines des œuvres majeures du patrimoine spirituel et intellectuel de l’Islam, dont les livres de Seyyed Hossein Nasr.
1 Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Points, 2015.
2 Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Folio, 2016
3 Massachusetts Institute of Technology
4 W. Chittick, La Doctrine soufie de Rûmî, éditions Tasnîm, 2019, p. 5.
5 Rami Jahanbegloo, In the Search of Sacred. A Conversation with Seyyed Hossein Nasr, Praeger, 2010, p. 44.
6 Buchet/Chastel, 1991. Réédition, décembre 2019 (Éditions Tasnîm).
7 L’Âge d’Homme, 1993.
8 À paraître aux éditions Tasnîm sous le titre Cœur de l’Islam.
9 Voir notamment la partie 3 de L’Islam traditionnel, op. cit
10 Sindbad, 1979.
11 L’Âge d’Homme, 1999.
12 Éditions Tasnîm, 2018.
13 Selon la formule de F. Schuon. Cf. son livre De l’Unité transcendante des religions, Gallimard, 1948.