Qu’est-ce que la philosophie islamique ?  Paris, Gallimard

(Folio Essais 547), 2011.
ISBN: 978-2070336470 

Christian Jambet

par Daniel De Smet

Entretien avec Christian Jambet dans l’émission « Cultures d’Islam »

Christian Jambet est philosophe, spécialiste de la philosophie islamique, et pratique l’anglais, l’allemand, l’arabe, le persan, le latin et le grec ancien. Il a été l’élève et le successeur de Henry Corbin à l’École pratique des hautes études, à la chaire de philosophie islamique. Il a créé la collection « Islam spirituel » aux éditions Verdier, et a notamment publié Mort et résurrection en islam. L’Au-delà selon Mullâ Sadrâ (Albin Michel, 2008) ; Qu’est-ce que la philosophie islamique ? (Gallimard, 2011) et Le Gouvernement divin. Islam et conception politique du monde. Théologie de Mull adr (CNRS Éditions, 2016).

Nous vous recommandons son entretien avec Abdelwahab Meddeb, dans l’émission « Cultures d’Islam » :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-d-islam/qu-est-ce-que-la-philosophie-islamique-8884043

Compte rendu par Daniel De Smet

Depuis la parution, en 1964, de l’Histoire de la philosophie islamique d’Henry Corbin, le temps n’est plus où l’on ne s’intéressait aux «philosophes arabes» que dans le seul but – louable en soi – de mesurer leur influence sur la scolastique latine. L’époque où, à la suite d’Ernest Renan, on réduisait la réflexion philosophique en terre d’Islam à la falsafa – la philosophie «péripatéticienne de tradition alexandrine» dont les principaux représentants (al-Kindī, al-Fārābī, Avicenne, Averroès) auraient opéré dans un environnement musulman qui leur était foncièrement étranger et hostile – est révolue, ou presque.

Le présent livre de Christian Jambet, qui offre la synthèse d’une trentaine d’années de recherches consacrées à la pensée islamique, arabe et persane, rappelle par son titre le célèbre ouvrage de Pierre Hadot: Qu’est-ce que la philosophie antique ? (paru en 1995 dans la collection Folio Essais, nº 280). Il partage la même intuition fondamentale : tout en étant une démarche rationnelle guidée par la raison (‘aql), la philosophie poursuit une vision globale de l’Univers dans laquelle la connaissance théorétique s’avère indissociable d’un mode de vie inspiré par la vertu. La philosophie mène à la sagesse : elle se révèle comme un exercice spirituel.

En appliquant cette thèse au domaine de l’Islam, Jambet explique en 406 pages parfois très denses, «ce
qu’est la philosophie islamique» et, du même coup, il prouve l’existence même d’une philosophie islamique,
ce que certains chercheurs, surtout anglo-saxons, continuent de nier jusqu’à ce jour, pour des motifs parfois plus idéologiques que scientifiques.

Jambet nous montre ainsi comment l’héritage philosophique grec, en particulier l’aristotélisme et le néoplatonisme rendus accessibles par les traductions gréco-arabes, a été accueilli, transformé, repensé de façon multiple dans la riche mosaïque de traditions intellectuelles qui ont accepté la réflexion rationnelle, malgré les réserves ou l’hostilité des musulmans traditionnalistes et conservateurs. L’auteur accorde avec raison une importance particulière à la Théologie dite d’Aristote (la paraphrase arabe des trois dernières Ennéades de Plotin) et retrace son influence, toujours renouvelée et replacée dans des contextes différents, des premiers falāsifa jusqu’aux Ismaéliens nizarites du XIIe siècle et jusqu’aux philosophes chiites duodécimains de «l’École d’Ispahan» (XVIIe siècle).

L’intégration à part entière de la tradition chiite, ismaélienne et duodécimaine dans l’histoire de la philosophie en Islam, ce que Corbin avait fait pour la première fois en 1964, permet d’entrevoir comment un néoplatonisme islamisé est resté vivant jusqu’à l’époque moderne et, à la fois, de mieux comprendre la pensée de falāsifa aussi célèbres qu’al-Fārābī et Avicenne qui, sans être de confession chiite, avaient des affinités indéniables avec le chiisme.

Parallèlement, l’application de la thèse de Hadot à la pensée islamique illustre que la conception grecque de la complémentarité entre l’aspect théorétique et l’aspect pratique de la philosophie – l’idéal d’une vie intellectuelle liée à une vie vertueuse et contemplative – anime toute l’activité philosophique en terre d’Islam. Jambet nous propose ainsi une étude minutieuse de la littérature gnomologique, ces corpus de maximes attribués aux sages grecs qui sont trop souvent négligés par les spécialistes de la philosophie arabe ou méprisés comme une «philosophie populaire» indigne de philosophes professionnels. Le résultat de cette étude est de montrer comment les gnomologies ont engendré une éthique philosophique, modelée sur l’idéal de Socrate ou de Jésus (Abū Bakr al-Rāzī, les Iḫwān al-Ṣafā’). Cette éthique a, à son tour, profondément marqué la philosophie politique de l’Islam, qui s’articule différemment selon les époques et les courants de pensée : falsafa, soufisme, ismaélisme, chiisme duodécimain. Elle a également contribué à former l’image de «l’homme parfait», notamment dans le chiisme. L’insān al-kāmil s’y reflète à la fois dans la personne théophanique de l’Imām et dans le philosophe accompli qui a atteint la sagesse en alliant la connaissance théorétique à une expérience spirituelle, fruit d’une vie vertueuse. La quête de l’Imām étant la quête de la connaissance salvatrice, elle se mue en une démarche philosophique qui est en même temps un exercice spirituel.

Christian Jambet propose ainsi au lecteur une approche globale de la pensée philosophique en terre
d’Islam. En tant qu’héritiers directs de la philosophie grecque tardo-antique, les falāsifa ont reformulé et
repensé la logique, la métaphysique, la philosophie de la nature, la noétique et l’éthique dans un cadre conceptuel issu du Coran et de la tradition islamique. Il en va de même des penseurs chiites, tant ismaéliens
que duodécimains. Le Coran et le hadith, sunnite ou chiite, restent le point de référence commun à tous ces auteurs, malgré les différences doctrinales qui les séparent. Pour cette raison, il est légitime de considérer leurs pensées multiples comme relevant de la philosophie islamique. Par ailleurs, il existe un lien organique à la fois entre l’héritage de la philosophie grecque, en particulier le néoplatonisme, et les différents systèmes chiites, et entre le chiisme et la falsafa. Mettre en évidence ces rapports et en mesurer l’importance afin de mieux comprendre le sens de la réflexion philosophique en terre d’Islam, voilà le défi que pose ce livre, en ouvrant ainsi d’innombrables pistes à la recherche future.

Précisons toutefois que l’ouvrage n’est pas d’une lecture aisée. Sa structure est très complexe et il aurait été souhaitable que l’auteur explique dans son introduction l’agencement des chapitres. Ne s’agissant pas d’une «histoire» de la philosophie au sens traditionnel du terme, des textes relevant d’époques et de traditions diverses sont parfois traités au sein d’un même chapitre ou sous-chapitre, au risque de désorienter le lecteur non averti. Une table reprenant les principaux auteurs mentionnés, classés par courants avec des repères chronologiques, n’aurait pas été superflue.

Daniel De Smet
CNRS – Paris

Vous pouvez retrouver la publication d’origine dans son intégralité sur le site ifao ici.

Daniel De Smet est directeur de Recherche au [CNRS au sein du Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM-UMR 8584) et responsable de l’axe 1 : Livres sacrés, canons et hétérodoxies. Philosophe et islamologue de formation, ses recherches portent principalement sur le shi‘isme, en particulier sa branche ismaélienne, ainsi que sur la transmission et la transformation du néoplatonisme en terre d’Islam.