« Je suis très impressionné par ton engagement envers Dieu. »
C’est le message vocal que mon père a laissé sur mon téléphone aujourd’hui. Ces derniers temps, nous avons beaucoup échangé via WhatsApp au sujet de mon entrée en islam, il y a deux ans. Oui, cela fait deux ans qu’une évidence spirituelle, scintillante comme une étoile, s’est imposée à moi. Après avoir lu de nombreux livres et écouté moult conférences sur ce qu’est l’islam en son centre le plus pur et le plus lumineux, mon coeur tout entier chantait à mes cellules, mon sang, ma chair et mon âme de me soumettre amoureusement à Mon Adoré en embrassant l’islam.
Je me souviens avec émotion. Il y a deux ans, je traversais le souk de Marrakech pour me rendre à la mosquée, toute de rose vêtue, avec mon amie marocaine qui ne me lâchait pas la main. Nadia ! Elle est le témoin de ma conversion, elle est celle vers qui je suis arrivée en courant un jour d’hiver à Lausanne avec ces mots exaltés :
– Je veux entrer en islam, tout entière, aide-moi, accompagne-moi !
La beauté de ses grands yeux noisette qui se mirent à briller ne me quittera jamais.
– Yallah habibtî ! On y va ! Mais je t’emmène à Marrakech, on ne va pas faire ça ici, on va le faire avec le soleil, la fête et la joie ! »
À mon retour en Suisse, ma famille a respecté mon choix spirituel malgré la crise que traversait le monde musulman. Elle s’est montrée respectueuse certes, mais pas curieuse du tout. Comme si elle n’osait pas savoir ce qui m’avait poussée vers une religion qui semblait trop éloignée de son identité scandinave. J’ai ressenti le besoin d’expliquer que choisir l’islam comme véhicule spirituel ne signifiait pas que j’épousais la culture du monde arabe, mais je voyais bien que la possibilité d’être à la fois musulmane et suédoise la dépassait. Pour ma famille, comme pour tant d’autres musulmans et non-musulmans, l’islam appartient aux Arabes seuls. Elle fut à la fois soulagée que je ne porte pas le voile et inquiète que je jeûne durant le mois de Ramadan. Mais aucune question. On m’a laissée tranquille.
Vivre et laisser vivre est propre aux gens du Nord, et je suis reconnaissante pour ce calme auquel j’ai eu droit. Car dans ce calme, avec la lenteur de la tortue, j’ai pu infuser ma soumission envers Mon Adoré dans les battements de mon coeur. Ce processus de dégustation, de pénétration, d’inspiration, d’anéantissement et de floraison en Lui m’aura pris presque deux ans. Il fut accompagné de moments de béatitude, de peur, de joie, de vide, de prise de conscience, de remise en question, de lumière et de perte de repères.
Et depuis quelques jours, mon père cherche enfin à comprendre les raisons qui m’ont poussée vers ce chemin.
Mon expérience religieuse trouve son secret dans la fraîcheur de l’enfance : lorsque je reste dans mon innocence, mes yeux s’ouvrent à Son monde et mon coeur inspire Sa mélodie. C’est cette liberté incommensurable qui me plaît en islam : chacun se soumet à sa façon et personne ne s’interpose entre Dieu et Son croyant.
C’est à huit ans, dans le cadre de mes cours de ballet, que j’ai goûté pour la toute première fois au monde mystique de l’Orient. Quelque chose d’indéfinissable m’habitait lorsque j’enfilais mon costume de sultane afin qu’on y fasse les retouches nécessaires pour le grand spectacle de fin d’année. Le pantalon bouffant, la tunique brodée, la large ceinture dorée et le petit voile transparent posé sous mon nez me donnaient une sensation indescriptible de profondeur, de douceur, de volupté et de prestige qu’accompagnait une humilité intérieure surprenante. Je me regardais dans la glace et ne voyais pas le contraste entre mes cheveux blond polaire et ma tenue levantine. J’étais comme bercée par la promesse d’une rencontre. Rencontre improbable certes et totalement insoupçonnable à ce stade de ma vie, mais à huit ans, je pressentais que ce costume de sultane, cette danse réalisée dans un décor oriental étaient un message d’amour murmuré par mon ange. Le fond de la scène bleu nuit était illuminé par la lune et les étoiles en carton brillant. Une mosquée dorée, des palmiers et des maisons carrées aux portes arrondies en forme de serrures étaient plaqués contre la nuit. Je regardais ce décor, et me perdais dans un désir de le vivre réellement.
Une main posée sur mon épaule me sortit de ma rêverie. C’était Neila, la secrétaire de l’école de danse, qui me demandait si mes retouches avaient été faites. Sa chaleur tunisienne m’enveloppa. Je hochai la tête en signe d’approbation. Elle me demanda si j’aimais ce décor.
– Oui.
– Qu’aimes-tu particulièrement Rosalie ?
– Les étoiles.
– Évidemment… Tu es la petite Nejma1 de ce ballet, tu es une étoile !
Je n’avais pas encore l’âge de remercier naturellement quand on me complimentait, alors je poursuivis.
– Et pourquoi le toit arrondi a-t-il trois boules à son sommet ?
– C’est le toit de la mosquée, habibtî, l’église des musulmans. Là, nous nous prosternons devant Dieu, devant Allah. Quand j’étais petite, mon père me disait que ces trois boules représentent le monde céleste, le monde intermédiaire et le monde terrestre. Ce symbole nous rappelle que nous ne sommes que de passage dans ce monde.
Neila2 me captivait, me nourrissait. Elle me parlait un langage que je comprenais. Je devinais qu’elle me parlait du même Dieu que celui de ma grand-mère, une amoureuse du Divin et de Ses anges. J’imaginais Neila prier dans sa mosquée. Je ne comprenais pas le mot « prosterner » mais je pressentais que cela voulait dire « se faire tout petit devant Dieu » tant sa voix s’adoucissait en me l’expliquant. Ce petit épisode fut mon introduction à l’islam, mais je ne le savais pas encore.
J’ai grandi dans une famille non-croyante dont tous les membres étaient athées, sauf ma grand-mère. Son prénom était à lui seul une invitation : Annastina. Elle savait très affectueusement me transmettre son amour pour Celui qui a tant soufflé Sa lumière dans mon coeur lorsque l’obscurité assombrissait mes jours. Elle savait me transmettre le plaisir des bonnes manières qui rendent nos vies lyriques et délicates ainsi que la joie de prier le soir avant de m’endormir. Elle aimait le beau. Après avoir allumé quelques bougies, nous prononcions ensemble cette petite prière suédoise dont la traduction donne à peu près ceci :
« Dieu qui garde précieusement les enfants, assure-moi, petite comme je suis, que peu importe où je me tourne dans ce monde, la chance restera entre mes mains. La chance vient et la chance s’en va, mais celle que Dieu aime, la chance aura. Dieu, bénis ceux que j’aime et les autres aussi. Amen »,
À chaque fois que je la récitais avec toute la sincérité de mon coeur, je ressentais son bienfait.
Un jour, alors que nous étions toutes deux assises dans son jardin en fleur, je lui ai posé une question d’enfant et sa réponse a allumé en moi un feu d’artifice divin.
– Grand-mère, crois-tu pour de vrai en Dieu ?
– Oui, puisque tu existes.
Aujourd’hui, cette parole me porte et me berce encore. Elle est la plus belle des déclarations d’amour en Dieu. Elle est ce que j’ai entendu de plus intelligent et de plus concret au sujet du Divin. Avec ces mots, j’ai commencé à observer le monde qui m’entourait. J’étais une enfant consciente que la face de Dieu se cachait en toutes choses, et parfois de manière inattendue. Je comprenais que Son mystère dépassait de loin tout ce que je pouvais appréhender. Cette conscience me déposait tranquillement à ma juste place, et me rassurait. Je voyais aussi que Dieu s’exprimait à travers ce qu’Il choisissait. Je discernais que les bondieuseries pratiquées par certains religieux n’avaient rien de comparable à l’expérience religieuse dans son essence la plus pure. Ma grand-mère avait planté une graine dans mon coeur. Elle m’a subtilement montré une direction, puis a laissé faire les choses. Alors, j’ai appris silencieusement.
Et tout naturellement, j’ai cheminé sur ma petite route spirituelle, sans en connaître la destination. Je n’avais ni maître, ni guide, ni école, ni discipline. J’étais libre de découvrir, de goûter, de m’éloigner pour revenir, de recevoir la sagesse là où elle voulait bien pousser et fleurir.
L’année de mes dix-huit ans, je suis partie m’installer à Paris. Je me suis retrouvée entourée de musulmans qui me disaient combien mes pensées, mes songes, mes idées, mes manières, mes comportements étaient islamiques et ils riaient en me disant que j’étais une musulmane qui s’ignorait. J’ai adoré graviter dans leur énergie libanaise si festive et joyeuse ! Ils étaient à mes yeux les gens de la gratitude, car ils remerciaient Dieu à tout propos et cela m’apaisait instantanément. J’ai commencé à le faire aussi, en silence, dans mon coeur.
J’habitais un petit studio dans un quartier tranquille. Le soir, je travaillais dans un bar qui s’appelait Le Cactus et, la journée, j’oeuvrais pour réaliser mon souhait de devenir comédienne. En face de l’entrée de mon petit chez moi, il y avait une fruiterie. Je n’avais jamais entendu ce terme avant de découvrir le magasin d’une charmante dame au doux prénom de Basmala3. Ses fruits et légumes étaient rangés par couleurs et les parfums qui s’en dégageaient étaient paradisiaques. J’adorais son prénom car il me rappelait cette chanson d’amour qui dit : Besame, besame mucho, como si fuera ésta noche la ultima vez … Basmala, Besame, c’était bonnet blanc, blanc bonnet dans mes oreilles non arabo-hispanico-phones. Et comme son prénom faisait résonner l’amour en moi, je passais beaucoup de temps avec cette commerçante de soixante-quinze ans, originaire de Syrie.
Basmala et moi, ce fut au départ une histoire de café. Lorsque je me suis installée dans mon nouveau quartier, je suis allée me présenter aux commerçants de ma rue, et en bons Parisiens, ils s’en moquèrent comme de l’an quarante. Mon père m’avait pourtant appris que tisser un réseau de bonnes relations autour de soi est important car on ne sait jamais quand on aura besoin de frapper à la porte d’à côté pour un « Pouvez-vous m’aider ? ». Ce « Pouvez-vous m’aider ? » arriva bien plus vite que prévu. Le troisième matin de mon emménagement, je constatai avec panique que je n’avais plus de café. Et le café est ma vilaine addiction matinale. Je regardai par la fenêtre et vis la petite dame de la fruiterie qui faisait glisser le grillage de sa porte. Je dévalai les cinq étages et me plantai devant Basmala, les pieds nus, les cheveux plein de noeuds dans un vieux tee-shirt trop grand qui faisait office de chemise de nuit.
– Bonjour Madame, excusez-moi de vous déranger si tôt. Je suis Rosalie… Je sais que vous ne vendez que des fruits et des légumes, mais peut-être que le café entre dans cette catégorie ? C’est un fruit après tout le café, non ?
Basmala se mit à rire à gorge déployée et m’embrassa sur le front. Ce fut toute la chaleur de Neila, la secrétaire de l’école de danse, qui m’enveloppa à nouveau.
– Tu n’as plus de café à la maison, n’est-ce pas ? J’ai une cafetière au fond de la boutique, viens manger des mangues avec moi. Nous ferons connaissance.
– Comment vous appelez-vous ?
– Basmala… Je m’appelle Basmala.
– Basmala… C’est joli ! C’est doux à prononcer.
– De quelle origine es-tu ? Je n’arrive pas cerner ton petit accent.
– Maman est finlandaise, Papa suédois, mais il a grandi en Afrique du Sud, et j’habite à Genève, mais j’ai fait mon école en anglais.
– Ah voilà, tu es passée au shaker culturel, un peu comme moi.
– Basmala, comment vous remercier ? Votre café est une merveille… D’où viennent ces mangues ? La mangue est mon fruit préféré.
– Le café vient d’Ethiopie et les mangues du Mali. Moi aussi, j’adore les mangues, mais mon fruit préféré reste la datte
– La datte ? Je pense bien n’en avoir jamais goûté !
Basmala me regarda avec la plus grande des suspicions, puis elle se leva avec un peu de difficulté pour aller prendre une branche pleine de fruits ressemblant à des grands raisins secs. Ses yeux semblaient chercher une datte en particulier. Après l’avoir trouvée, Basmala me la tendit. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Alors, je croquai un morceau et tombai sur un noyau. Je rectifiai ma façon de croquer et lorsque j’eus en bouche cette chaire onctueuse, sucrée et gorgée de soleil et de ciel bleu, je fermai les yeux de plaisir et mâchai lentement. La datte me colla aux dents comme du caramel, mais tout en douceur. Basmala me regarda les yeux brillant de bonheur.
Et mon chemin spirituel s’est déroulé comme cette rencontre avec Basmala. Tout semblait déjà écrit et je n’ai fait que suivre le fil doré découvert à mes pieds. De rencontre en rencontre, de situation en situation, de faux pas en faux pas, de sourire en sourire, d’intimité en intimité, de victoire en victoire et de larme en larme, j’ai avancé. Chaque petit bout de vie, m’a rapprochée de Dieu. Je ne me suis pas seulement « rapprochée » de Lui, je me suis « liée » à Lui. D’où cette foi provenait-elle ? Je ne saurais l’expliquer. Elle n’a fait que s’intensifier en moi, au point qu’aujourd’hui, Mon Adoré est mon meilleur et plus intime ami, Il est mon père et ma mère, ma paix et ma joie, mon centre et ma circonférence.
Mon père m’écoute témoigner de ma foi, et ce qu’il découvre le laisse sans voix. Aujourd’hui je réalise que c’est grâce à son courage et son discernement que j’ai pu cheminer en paix vers l’islam. Je le remercie pour cette preuve d’amour et l’aime en retour.
Par Linda
1 Nejma signifie étoile en arabe ; c’est le prénom arabe que j’ai choisi lors de mon entrée en islam.
2 J’appris plus tard que Neila signifie en arabe « la faveur, la grâce, le don »
3 Basmala désigne en arabe la formule Bismillah, qui signifie « Au nom de Dieu ». Le musulman la prononce pour initier les actes de sa vie quotidienne afin de les sacraliser (pour prier, manger, entrer dans un lieu …). Ce mot est rarement donné en tant que prénom.