Ibn ‘Atâ’ Allâh
Originaire d’Alexandrie, Ibn ‘Atâ’ Allâh se forme d’abord en droit musulman. Il nourrit alors de forts préjugés à l’égard du soufisme, mais sa rencontre, à l’âge de dix-sept ans, avec le cheikh Abû l-‘Abbâs al-Mursî bouleverse sa vie : cet Andalou a succédé à Abû l-Hasan al-Shâdhilî, le maître éponyme de la tarîqa (voie initiatique) Shâdhiliyya, mort en 1256. Il lui apprend la réalité cachée de la vie, de l’islam, de lui-même… Désigné par la suite par Mursî comme son successeur, Ibn ‘Atâ’ Allâh devient le troisième maître de la voie. Son œuvre témoigne à quel point il sait distiller la métaphysique soufie dans un discours simple et imagé. C’est pourquoi son œuvre continue de toucher les humains à travers le monde, bien au-delà des cercles soufis.
Les extraits sont issus de deux ouvrages : Les touches subtiles de la grâce, testament spirituel du maître[1], et de son recueil de « Sagesses » (Hikam), qui propose sous forme de sentences lapidaires une pédagogie initiatique.
Le propos des Hikam est d’amener l’homme à connaître son âme, prolongeant ainsi une parole parfois attribuée au Prophète : « Celui qui se connaît soi-même connait son Seigneur ». Ce n’est donc pas un soufisme théorique qui est mis en œuvre ici, mais une école de vie au quotidien. L’objectif premier est de se libérer de son ego – « le plus grand ennemi », selon le Prophète – de ses prétentions, de ses illusions, de ses projections… Seuls cette ‘‘désidentification’’, ce déconditionnement de ce que nous croyons faussement constituer notre être, permettent à l’âme de connaître sa vraie nature spirituelle. Les « Sagesses » restent d’une étonnante actualité pour tout chercheur de vérité.
[1] Texte traduit en français par Eric Geoffroy sous le titre La sagesse des maîtres soufis, Paris, Grasset, 1998.
Les sagesses
« L’existence de l’homme est cernée par le néant qui précède cette existence ainsi que par celui qui la suivra, disait le cheikh [al-Mursî, maître d’Ibn ‘Atâ’ Allâh] ; l’être humain est donc lui-même pur néant ». En effet, les créatures ne détiennent en aucune manière l’Être absolu, lequel n’appartient qu’à Dieu. Les mondes, quant à eux, n’existent que dans la mesure où Il les dote d’un être relatif. Or, celui dont l’existence puise sa source chez autrui n’a-t-il pas pour attribut foncier le néant ?
« Le soufi, affirmait le cheikh Abû l-Hasan al-Shâdhilî [maître d’al-Mursî], est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l’air : ni existantes ni inexistantes; seul le Seigneur des mondes sait ce qu’il en est ». « Nous ne voyons aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l’univers quelqu’un d’autre que Dieu, le seul Réel ? Certes les créatures existent, mais elles sont telles les grains de poussière dans l’atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien ».
Lorsque tu regardes les créatures avec l’oeil de la clairvoyance, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres ; or l’ombre n’existe aucunement si l’on considère l’ensemble des degrés de l’être, et on ne peut davantage la ramener à aucun des degrés du néant. Les « traces » que constituent les créatures revêtent donc l’aspect d’ombres, mais elles se réintègrent dans l’unicité de Celui qui imprime ces traces [Dieu] : les choses, tu le sais, s’accouplent à leur semblable et prennent sa forme[1]. De même, celui qui perçoit le caractère d’ombres des êtres n’est pas pour autant coupé de Dieu ; en effet, l’ombre des arbres dans le fleuve n’empêche pas les bateaux de s’y mouvoir.
Il ressort de ceci que le voile qui se dresse entre Dieu et toi n’a pas d’existence réelle, car cela impliquerait que ce voile est plus proche de toi que Lui ; or il n’y a rien de plus proche de toi que Dieu[2]. C’est l’illusion qui te fait croire que le voile a une réalité ; ce qui te voile de Dieu n’est pas l’existence d’une entité qui partagerait l’être avec Lui – ceci est impossible – mais simplement ton illusion qu’il existe autre chose que Lui !
Commentaire :
L’auteur vise ici à nous faire prendre conscience du caractère illusoire de notre mode de perception ordinaire et, au-delà, de notre existence même… Selon la doctrine soufie de « l’unicité de l’Être », l’être (al-wujûd) appartient à Dieu seul. En manifestant les créatures, Dieu dote celles-ci d’une existence qui a une valeur relative, mais nulle du point de vue de l’Absolu. Or, nous vivons dans l’illusion d’avoir un être propre, autonome par rapport à l’Être de Dieu – et séparé des autres créatures : c’est cela qui constitue le leurre suprême ! L’illusion de l’individualité humaine doit tomber, disait déjà Junayd (m. 911), afin que « disparaisse ce qui n’a jamais existé ». Cette illusion est à la fois ontologique et psychologique. Elle a pris pied en nous depuis la petite enfance, par notre accoutumance progressive à une vision subjective, irréelle, du monde :
– « Rien ne te gouverne autant que l’illusion ! » (Sagesse d’Ibn ‘Atâ’ Allâh)
Se nourrissant de diverses images (la poussière, l’ombre, la trace…), Ibn ‘Atâ’ Allâh ébranle par le paradoxe notre conscience léthargique : Dieu, l’Être réel, est tellement proche de nous qu’Il se voile par Sa proximité même ! En se manifestant, Il se voile et se dévoile à la fois ; c’est là une thématique soufie majeure :
– « Ce n’est pas un être existant avec Dieu
Qui te Le voile – car rien n’existe avec Lui !
Mais c’est ton illusion que quelque chose existe avec Lui ! » (Sagesse d’Ibn ‘Atâ’ Allâh)
– « Ce qui te voile le Réel [Dieu],
C’est l’excès même de Sa proximité !
Il Se voile par Sa manifestation trop intense
Et Se cache aux yeux par l’intensité de Sa lumière ». (Sagesse d’Ibn ‘Atâ’ Allâh)
[1] La « similitude » entre Dieu et Sa création vient du fait que celle-ci est l’ombre de Dieu; or toute ombre est strictement conforme à celui qui la produit.
[2] En référence au verset coranique : « Nous [Dieu] sommes plus près de lui [l’homme] que sa veine jugulaire » (50 : 16).
Ibn ‘Atâ’ Allâh :
1259 : naissance à Alexandrie.
1275 : il fait la rencontre de son futur maître, al-Mursî.
1287 : alors qu’il est établi au Caire et enseigne à l’université al-Azhar, il succède à Mursî à la tête de la voie soufie Shâdhiliyya.
1309 : mort au Caire.