La fonction du dhikr

par Henry Corbin

L’Homme de lumière dans le soufisme iranien. Paris, Librairie de Médicis, 1971. In-8°, 231 p., Réédition à Sisteron, Editions Présence, 1984.

La fonction du dhikr 

De toutes les pratiques spirituelles : méditation des sentences du Prophète et des traditions du soufisme récitation méditée du Coran, prière rituelle, etc., c’est le dhikr qui est le mieux à même de libérer l’énergie spirituelle, c’est-à-dire de permettre à la parcelle de lumière divine qui est dans le mystique, de rejoindre sa semblable. Le dhikr a pour privilège de n’être lié à aucun horaire rituel ; il ne connaît d’autre limitation que la capacité personnelle du mystique. Impossible de traiter des photismes colorés, sans connaître l’exercice spirituel qui est à leur source. Tout se passe, bien entendu, dans· la ghayba, le monde supra-sensible; c’est la seule physiologie de l’homme de lumière qui est en cause. Najm Kobrâ s’est attaché à décrire les cas et les circonstances où le feu du dhikr devient lui-même l’objet de l’aperception mystique. A l’opposé du feu du Démon, qui est un feu ténébreux dont la vision s’accompagne d’angoisse et d’un sentiment d’accablante pesanteur, le feu du dhikr est visualisé comme un flamboiement ardent et pur, animé d’un mouvement ascendant et rapide. A sa vue, le mystique éprouve un sentiment de légèreté intérieure, d’épanouissement, d’apaisement intime. C’est un feu qui, tel un prince souverain, pénètre dans la demeure en proclamant : « Moi seul, et rien d’autre que moi ». Tout ce qu’il y trouve de la matière combustible, il l’incendie. S’il y trouve de la ténèbre, il l’illumine; s’il y trouve déjà de la lumière, les deux lumières se consocient, et c’est lumière sur lumière.

C’est pourquoi une forme de dhikr par excellence, réalisant l’emprise exclusive de cette flamme ardente et pure, consiste à répéter la première partie de la shahâda, la profession de foi : lâ ilâha illâ’llâh (Nullus deus nisi Deus), en la méditant selon les règles du soufisme. Déjà dans la gnose shî’ite ismaélienne, la dialectique théosophique s’est exercée avec une extrême subtilité sur l’alternance des phases négative et affirmative composant la première partie de la shahâda, afin de frayer la voie entre les deux abîmes du ta’tîl et du tashbîh, c’est-à-dire entre l’agnosticisme rationaliste et le réalisme littéral de la foi naïve. Par cette voie est instaurée l’idée des théophanies médiatrices, la hiérarchie du plérôme de lumière. Tandis qu’elle préserve la transcendance du Principe au-delà de l’être et du non-être, la gnose ismaélienne dénonce l’orthodoxie comme la chute dans la pire des idolâtries métaphysiques, celle qu’elle était précisément si soucieuse d’éviter. Dans le soufisme de Najm Kobrâ, la réitération de la partie négative de la shahâda (nullus Deus) a pour but de faire face à toutes les puissances de nafs ammâra (le moi inférieure); elle consiste à en renier et rejeter les prétentions aux prérogatives divines: toutes les revendications que lui inspirent les instincts de possession et de domination. Avec la partie positive de la shahada (nisi Deus) est affirmée en revanche l’exclusivité de l’Unique avec ses puissances.

Se produit alors l’état auquel fait allusion une sentence inlassablement répétée par les soufis, que nous reconnaissons  pour avoir lue chez saint Paul (Cor. 2 : 9), et qui en fait provient de l’Apocalypse d’Elie. Le mystique « voit ce que l’œil n’a pas vu, entend ce qu’aucune oreille n’a entendu, tandis qu’à sa pensée montent des pensées qui n’étaient jamais montées au cœur de l’homme » c’est-à-dire de l’homme resté enseveli au fond de l’existence naturelle. Car le feu-lumière du dhikr a pour effet de rendre clairvoyant dans les Ténèbres; cette clairvoyance annonce que le cœur se libère, émerge du puits de la nature, mais (que l’on se rappelle le récit sohravardien de l’ Exil) « ne sort du puits de la nature qu’un cœur qui s’agrippe au câble du Coran et à la traîne de la robe du dhikr».

Sans doute la pratique du dhikr dans l’école de Najm Kobrâ comporte-t-elle aussi tout un ensemble de techniques : mouvements de la tête, régulation de la respiration, certaines postures (chez Semnânî, par exemple, la position assise les jambes croisées, la main droite posée sur la main gauche, laquelle tient la jambe droite posée sur la cuisse gauche), postures dans lesquelles on a pu déceler une influence taoïste. Par la polarisation ininterrompue de l’attention sur un objet, celui-ci peut finir par s’imposer avec une telle force, être animé d’une telle vie, que le mystique soit attiré et comme absorbé en lui. C’est. à ce Phénomène qu’avait été attentif Rudolf Otto, lorsque déjà Il discernait un parallélisme frappant entre le dhikr soufi et- la méditation pratiquée par les moines de l’ Athos et dans l’ancien monachisme chrétien.

La fonction prépondérante du dhikr soufi se justifie en ce qu’il établit expérimentalement la jonction entre le motif de l’ascension hors du puits, l’orientation polaire du Spirituel et la croissance de son corps de lumière. Orientation polaire qui signifie également ici et essentiellement intériorisation comme passage au monde au-delà. Najm Kobrâ décrit en analyses minutieuses et d’après son expérience personnelle ce processus d’intériorisation : c’est une immersion du dhikr passant par trois degrés. Comme on l’a rappelé ci-dessus, les phénomènes décrits se rapportent non pas à l’organisme physique, mais à la physiologie subtile et à ses organes.

Une première phase de pénétration encore incomplète se signale par des perceptions acoustiques qui peuvent être douloureuses, voire périlleuses; en ce cas (et tel fut le conseil impératif que Najm avait reçu de son shaykh), il faut absolument interrompre le dhikr jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre. Les deux autres phases sont décrites comme la chute ou l’immersion du dhikr tout d’abord dans le cœur, puis dans le sirr, le « secret », la transconscience. « Lorsque le dhikr s’immerge dans le cœur, le cœur est alors ressenti comme s’il était lui-même un puits et le dhikr comme un seau qui y descend pour· y puiser l’eau. » Ou, selon une autre image du même état vécu : le cœur est ‘Isâ ibn Maryam, et le dhikr est le lait qui le nourrit. On retrouve ainsi le motif de la naissance de l’Enfant spirituel déjà rencontré précédemment, motif qui a son équivalent chez tant de mystiques et qui conduit le soufisme à voir en Maryam la typification de l’âme mystique. D’autres descriptions données par Najm Kobrâ parlent d’une ouverture que le dhikr produit au sommet de la tête, et par laquelle descendent sur toi d’abord une ténèbre (celle de l’existence naturelle), puis une lumière de feu, puis la lumière verte du cœur ; ou encore, d’une blessure au flanc par laquelle le cœur et son Esprit-saint s’échappent comme un cavalier avec sa monture pour réaliser l’ascension des lieux divins (mahâdir al-Haqq, les états des gnostiques). Ne cherchons pas forcément ici l’indice de quelque stigmatisation. Tout se passe non pas dans le monde perceptible par les sens externes, ni dans l’ « imaginaire », mais dans le mundus imaginalis (‘âlam al-mithâl), ce monde imaginal qui a pour organes homogènes dans l’être humain les centres de la physiologie·subtiles (les latîfa). En une dernière phase, le dhikr s’entremêle si intimement à l’être foncier du mystique que, celui-ci l’abandonnerait-il, le dhikr : lui, ne l’abandonnerait pas. « Son feu ne cesse de flamboyer : ses lumières ne disparaissent plus. Tu vois sans cesse des lumières qui montent et des lumières qui descendent. Le flamboiement est tout autour de toi, en flammes très pures, très chaudes, très ardentes.»

 Par Henry Corbin

source: L’Homme de lumière dans le soufisme iranien. Paris, Librairie de Médicis, 1971. In-8°, 231 p. Réédition à Sisteron, Editions Présence, 1984.