POÈMES FRACTALS

Par EWalid Amri

Tenter de rapprocher le beau (et par extension le domaine de l’art), du vrai (celui de la science), du bien (celui de la religion et de la spiritualité), et plus précisément, les présenter comme  « lectures » unificatrices et révélatrices du Réel : tel est le propos de notre ouvrage intitulé Poèmes fractals. La science est-elle étrangère à la poésie, à la spiritualité ? Ne sont-elles pas toutes trois animées de la même volonté de fusion du soi avec l’Éternel ?

 La première partie de Poèmes fractals place la théorie du chaos[1] et les sciences de la complexité (dont une des applications est la géométrie fractale) face à la poésie des soufis qui ont depuis le VIIIème siècle, à travers leurs enseignements, posé les jalons de la (ré)conciliation entre le corps et l’esprit, entre le cœur et la raison. Bien avant les fractales du mathématicien Mandelbrot découvertes au XXème siècle, leurs poèmes décrivent le chant solaire, l’incommensurable rotation de l’électron autour du noyau de l’atome, la danse des nuages ou encore l’état de combustion inéluctable du cœur, et son voyage de la fission à la fusion amoureuse

 En 1974, Benoit Mandelbrot a l’idée de simuler des équations non-linéaires[2] (et donc aléatoires) par ordinateur. Il élabore un programme informatique (un algorithme) permettant la modélisation des données, leur calcul et leur représentation graphique. Etant donné que la caractéristique première des fonctions non-linéaires est leur comportement erratique (irrégulier) et leur dépendance sensible aux conditions initiales (le changement même infime d’une donnée de départ produit un impact considérable sur les résultats finaux[3]), Mandelbrot décide de réintégrer le résultat d’une équation dans cette même équation. Il répète cette opération (on parle d’itérations in-silico) des milliards de milliards de fois. A sa grande surprise, au lieu de montrer une image du chaos, son écran lui présente une courbe géométrique ordonnée, régulière quelle que soit l’échelle d’observation.

 Ces courbes sont hologigognes (c’est-à-dire gigogne à tous niveaux et en tous points) comme une chaîne infinie d’éléments s’emboitant les uns dans les autres à la manière des poupées russes. Les schémas sont toujours les mêmes, tels les gènes immuables d’un même ADN, égaux à eux-mêmes, seule en varie la taille (microscopique ou macroscopique). Dans le domaine des sciences, on parle d’autosimilarité. Ci-dessous, une fractale agrandie (source : Mandelbrot) qui illustre la présence d’un même pattern :

La géométrie fractale est ainsi associée à une géométrie de la nature. Autour de nous, les fractales sont ubiquitaires (c’est-à-dire, sont présentes partout). Regardons un arbre, sa nature est fractale : une branche a la même structure que l’arbre tout entier, mais à une échelle plus petite, il en va de même des canyons vus du ciel ou des cailloux vus à hauteur d’homme… et aussi du brocoli, des nuages…

 La géométrie euclidienne classique qui a donné naissance aux figures du plan et de l’espace (sphères, triangles carrés), et a permis la mesure des longueurs, des aires, des volumes et des angles, suppose que toute figure géométrique est plate (ses parois étant lisses et imperméables), et finie : elle est donc aveugle aux formes que nous observons dans la nature et qui sont fractales, rugueuses et infinies. Aux trois dimensions euclidiennes du plan (ligne, carré et cube), la géométrie fractale ajoute une autre dimension, celle fractale de la rugosité, qui s’insère entre la deuxième (carré) et la troisième (cube).

 L’expérience de Mandelbrot montre que toute modélisation d’une équation issue de la nature, répétée à l’infini, malgré sa sensibilité aux conditions initiales (effet papillon), malgré l’aléa du système, converge vers un modèle cohérent, une structure régulière. La géométrie fractale aura ainsi permis de dépasser la perception à priori complexe de tout système apparemment chaotique pour en monter une règle d’évolution simple, à l’image de celle de la nature : l’autosimilarité du tout et de la partie. Quelle que soit l’échelle observée, quelle que soit la non-linéarité de l’équation, la rugosité des parois, c’est le même comportement, le même paysage qui nous happe, le même visage qui nous fixe tel un parent proche, et cette filiation nous renvoie à la simplicité de notre origine, et de facto, à la simplicité de notre destination.

 La poésie soufie de Rûmî, de Ibn ‘Arabi ou de Râbi’â raisonne étrangement à la manière des fractales : elle est dépouillée, répétitive, et épouse plusieurs degrés de lecture. Mais quelle que soit l’échelle selon laquelle elle est abordée, elle livre ses schémas continuellement renouvelés, ses vers autosimilaires. Voici un extrait d’un ensemble de Rûmî[4], qui établit un parallèle fabuleux avec l’ensemble de Mandelbrot, alors que plus de trois quarts d’un millénaire les séparent :

 

Heureux le moment où nous sommes assis,

toi et moi,

différents de forme et de visage, mais n’ayant qu’une seule âme,

toi et moi.

Les couleurs du bosquet et les chants des oiseaux nous confèreront l’immortalité, lorsque nous entrerons dans le jardin,

toi et moi.

Les étoiles du ciel viendront nous regarder :

nous leur montrerons la lune, et sa lumière,

toi et moi.

Toi et moi, libérés de nous-mêmes, serons unis dans l’extase, joyeux et sans vaines paroles. 

Les oiseaux du ciel auront le cœur dévoré d’envie dans ce lieu où nous rirons si gaiement,

toi et moi.

Mais la grande merveille, c’est que toi et moi, blottis dans le même nid,

nous nous trouvons en ce moment l’un en Irak et l’autre au Khorassan,

toi et moi.

 Le duo toi et moi construit un espace ubiquitaire sans limites, le duo se fond au fur et à mesure du poème pour ne plus faire qu’un en dépit des contraintes « géographiques » et de la distance « spatiale ». Ainsi, derrière la séparation apparente, il y a la fusion. Cette unité occupe le centre du poème et ne s’en écarte pas.  L’extase de l’union ouvre et ferme le poème comme si elle faisait partie du code génétique de celui-ci.                    

 La structure hologigogne que l’on évoquait précédemment est présente dès le début du Mathnavî de Rûmî. Les premiers mots décrivent l’origine de la foi : Rûmî emploie le mot « racines », et explique que le propos de son ouvrage est de décrire les racines des racines des racines de la foi. On voit bien ici le processus introspectif et hologigogne de la quête de la source profonde de la foi. Ces différents paliers nous plongent dans une quête sensuelle quasi infinie qui explore des couches de plus en plus abyssales et ont pour objectif de sonder la réalité jusque dans ses éléments les plus primordiaux.

 Le poème mystique est ainsi lui-même fractal, circulaire, un poème de la révolution au sens du tournoiement, un poème dont les mots et les sens dansent tout le long de leur circonférence, à une telle vitesse qu’ils deviennent non plus des points, mais des cercles d’une pure régularité. Aussi, la poésie mystique, par sa structure et son message, suggère elle-même le chaos et le désordre (ceux matérialisés par l’égo) et insuffle dans sa régularité, sa pureté, sa constance, un ordre naturel (du cœur et de l’esprit) à la portée de ceux qui s’y adonnent et s’y abandonnent.

 

Géométrie fractale

Poésie fractale

Fonction  « naturelle » répétée à l’infini impliquant une homothétie interne – convergence entre deux figures –utilisant l’ordinateur comme simulateur ou incubateur.

 

Poème d’une expérience et de son intériorisation rythmique ou convergence d’un état de séparation / de fracture (égo, sujet) et d’un état d’amour /d’osmose (Unicité, Réel) utilisant le cœur comme simulateur.

Effet « papillon » ou dépendance sensible de la fonction aux conditions initiales : toute approximation rend le système chaotique.

Effet « scaphandre » : le poète se résorbe dans sa quintessence, se défaisant de ses enveloppes dans les conditions du présent, instant continûment initial (temps et instant).

 

Aux trois dimensions « lisses » de la géométrie classique (ligne, carré, cube), la figure fractale introduit une autre dimension dite « rugueuse » (elle décompose la figure lisse en surfaces accidentées).

 

Dimension d’écriture « rugueuse » : les différents degrés / stations dans la quête du sens intrinsèque. De l’apparent au bâtin, au bâtin du bâtin (caché), à l’Indescriptible.

Statistiquement autosimilaire : le tout est semblable à une des parties (le tout dans la partie).

Autosimilarité dans la forme et le fond du poème : un vers est la poésie et la poésie est un vers. Autosimilarité entre le Créateur et la créature.

 

 

Les complémentarités entre la géométrie fractale et la poésie mystique soufie ne sont pas uniquement d’ordre morphologique. En plus de ces similitudes au niveau de la forme, il y a aussi une concordance et une convergence au niveau du fond, du message (al-risâla) et surtout de la démarche de leurs auteurs. Convergence vers l’unité de l’univers et l’évolution de la vie, en partant de cette unité et en retournant nécessairement à elle. Derrière chaque expérience scientifique se loge le rêve de sonder l’univers pour comprendre et faire se fusionner l’identité réelle de l’homme et celle de son environnement. Le poème mystique a cette même vocation : une expérience poétique et spirituelle permettant de sonder l’être à la recherche de sa Réalité universelle (ici le mot Réalité, le Réel est dans la pensée soufie le Bien-Aimé, Dieu), une expérience placée véritablement sous le signe de l’amour radical.

 Ainsi, Poèmes Fractals est une invitation à enfiler nos scaphandres pour une immersion dans un univers aux frontières de la science et de la foi à la recherche de l’intrinsèque. Suivre une vision non holistique ou systémique mais simplement exploratrice. Retourner aux racines, au sud fondateur et fondamental, au sirr soufi (membrane la plus intérieure du cœur), à cet âge de pureté et de complétude où le seul vrai jihad est d’amour. Une quête du soi microscopique et macroscopique.

  Fractales

 observer, béantes

les fractures

d’où nous venons

 

où la chair se pare de paroles

sous les grands yeux du silence

qui luisent depuis leur terreau

 

les circonférences des oiseaux

contre demain se cognent continûment

et tombent en prisonnier de guerre

bec haut

 

l’univers coupure

colossale

 

cou pur

ininterrompu

 

qu’embrasse la matière

fougueusement

(cette fougue qu’on nomme soleil)

 

fractales

milliards de cicatrices

qui nous font

 

observé, l’œil habillé

de fouille

 

archéologie de la brisure

 

fractales

fraters perdus

 

mes douleurs s’emboitent l’une dans l’autre

et je m’éloigne sans cesse

de celle cambrienne[5]

   Walid Amri est un poète tunisien. Il est l’auteur de Poèmes en liberté, qu’il publie à l’âge de vingt-cinq ans. Poèmes Fractals est le sixième d’une série de recueils tous parus dans la collection Poètes des Cinq Continents, aux éditions L’Harmattan.

 

[1] La théorie du chaos (théorie pluridisciplinaire) tire son nom de l’incapacité à pré-voir (à cause du jeu incessant de myriades de facteurs conjugués et inter-reliés) en raison de l’interdépendance des systèmes. La moindre variation cause des bifurcations, des accélérations, des ralentissements, bref un comportement désordonné et imprévisible.

[2] Les fonctions non-linéaires ne suivent pas une progression prévisible (comme une suite arithmétique du type 2, 4, 6, 8, 10 etc.). Il est possible de modéliser des fonctions dans divers domaines pluridisciplinaires, en météorologie (formation des précipitations), en biologie (fonction de reproduction d’une population), en finance (fonction de cours boursiers), en astronomie (mouvement des planètes) etc.

[3] Popularisé par la métaphore de « l’effet papillon » selon laquelle les battements d’aile d’un papillon dans un tropique particulier de la planète, peuvent, par le jeu des interactions atmosphériques et des interdépendances, produire une tempête de l’autre côté du globe.

[4] Rûmî : Divân-e Shams-e Tabrizî (traduction par Eva de Vitray-Meyerovitch) in Anthologie du soufisme, Editions Albin Michel.

[5] Cambrienne, adjectif relatif à une époque géologique très ancienne, le Cambrien