Me voici à rédiger une « chronique », soit un texte s’inscrivant dans le chronos, le « temps », supposé avoir une certaine durée et qui s’inscrit d’emblée dans la régularité. Or, j’ai acquiescé au titre générique « l’Instant soufi ». Paradoxe !
La théologie musulmane la plus exotérique nous dit que le temps n’est pas une durée continue, mais une « voie lactée d’instants », pour reprendre l’expression de Louis Massignon. Les soufis, d’évidence, ont exploré cette donnée. Être le « fils de l’instant », selon leur formule, suppose chez l’être humain qu’il soit conscient de l’instantanéité, de l’immédiateté de la Présence en lui. Présence souveraine qui pulvérise le temps vécu à l’ordinaire ! Autre paradoxe : je peux dater approximativement (environ trois ans) le moment à partir duquel j’ai radicalement vécu le temps comme une illusion. Cela m’avait établi à la fois dans le trouble et dans la certitude… Nous savons depuis l’avènement de la « relativité générale » d’Einstein que ni le temps ni l’espace n’ont de réalité absolue, voire que « la notion de temps n’a pas de sens[1] ». Ibn ‘Arabî écrit déjà au XIIIe siècle que le temps est pur néant, qu’il n’a aucune essence existentielle. Pour lui, temps et espace peuvent être « pénétrés, franchis, pliés et repliés ». Maints soufis auraient ainsi reçu le don surnaturel de « plier la terre », soit de parcourir en une fraction de seconde de grandes distances. Et voici que les physiciens contemporains cherchent à matérialiser cette possibilité même, en utilisant les « trous de ver »…
Nous vivons ainsi dans l’illusion d’un continuum temporel, alors que le Réel/Dieu fait mourir Sa création à chaque instant, et la ressuscite à chaque instant. Ses théophanies sont innombrables et, précise Ibn ‘Arabî, ne se répètent jamais ! Je ne suis pas le même que celui qui écrivait il y a une minute. Entre-temps, des milliards de mes cellules sont mortes tandis que d’autres sont nées, et cela s’est fait à mon insu… « À chaque instant, Il [Dieu] est à l’œuvre [2] ». Cette illusion qui nous habite pare aussi les choses et les êtres d’une existence indépendante. Elle a pris pied en nous depuis la petite enfance, par notre accoutumance progressive à une vision subjective, irréelle, du monde.
Mais c’est une illusion qui nous est donnée à vivre, même si la sagesse ultime nous en échappe ! On ne saurait en effet en tirer quelque prétexte pour fuir le monde phénoménal. Serviteur du « Vivant » (Nom divin majeur, en islam), le soufi a potentiellement la faculté de percevoir la sagesse sous-jacente aux mutations brutales que nous connaissons. Il accepte, accueille même, les conditions cycliques dans lesquelles sa vie s’insère, car il voit en elles l’expression et l’actualisation de la volonté divine. « N’insultez pas le temps, car Dieu est le temps ! », est-il rapporté dans un « propos saint[3] ». Les Arabes anciens, en effet, pestaient contre le temps et ses vicissitudes. Être le « fils de l’instant » suppose, en définitive, une disponibilité sans faille aux manifestations, souvent déroutantes, de Dieu, dans le monde et en l’homme.
[1] Selon les termes de l’astrophysicien Marc Lachièze-Rey.
[2] Coran 55 : 29.
[3] Parole divine rapportée par le Prophète, mais qui ne relève pas du Coran.