HENRY CORBIN (1903-1978)
Laisse-toi meurtrir par L’Epée de l’amour
Pour trouver la vie de l’éternité… «
SanaÂ’î
Le 7 octobre 1978 s’éteignait Henry Corbin aprés soixante-quinze ans d’une vie singulièrement remplie. Sa carrière fut un long pélerinage vers l’ « Orient des Lumières », l’Orient de l’Esprit, médiatisé pour lui par la pensée iranienne. Bibliothécaire, il travailla à la Bibliothèque nationale; mais il était déjà germaniste, philosophe et orientaliste (arabe et persan), et dépassait déjà l’étroitesse des spécialités universitaires communes. Julien Cain mit bientôt fin à l’exil occidental de Corbin en l’envoyant en Turquie ? Istanbul. Alors commencent les découvertes dans les bibliothèques des mosquées, de manuscrits dont il ne reste parfois qu’un unique exemplaire et dont la plupart sont absolument ignorés de tous, en Orient comme en Occident. En Iran, il fondera la « Bibliothèque iranienne » et déploiera une grande activité dans de nombreux domaines. En particulier, il trouvera le langage commun entre l’Orient et l’Occident, alliant le respect du monde visionnaire des penseurs orientaux et la précision méthodique, les exigences de rigueur occidentales. La fondation Eranos, sous la direction d’Olga Froebe, lui demanda sa participation, qui, commencée dès avant 1950, dura jusqu’à 1977. Eranos à Ascona fut le lieu de rencontre de tous les grands esprits respectueux du fait spirituel, de toutes les disciplines, de toutes les formations et de tous les pays. Henry Corbin y rencontra Carl-Gustav Jung, Adolf Portman, Mircea Eliade; grâce à lui, Jean Brun, Gilbert Durand, Toshihiko Izutsu participèrent à ces journées. En 1954 parais sait Avicenne et le récit visionnaire, et cette oeuvre eut un retentissement hors du cercle des initiés d’Eranos ou d’Iran, chez les philosophes surtout, car les philologues arabisants français n’y comprirent goutte.
Sauf un, cependant, et d’un grand poids, Louis Massignon, qui vit en Henry Corbin son successeur à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Dés lors, Corbin partagea sa vie entre l’Iran et la France. Il n’y eut pas pour lui de retraite, car il avait le sentiment très clair que le temps lui était compté pour accomplir sa mission. En 1971 et 1972 paraissait, Stellae consorti dicatum, la somme monumentale intitulée modestement En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques (Paris, Gallimard). Cette oeuvre lui assura de nouveau un grand succés. Il me confiait que ses lecteurs lui demandaient souvent bien autre chose que des conseils d’orientation bibliographique et de recherche philosophique. Enfin, en 1974, toujours animé par la même jeunesse du coeur, toujours vaillamment aidé par son épouse, entouré par Gilbert Durand, Antoine Faivre et Richard Staufer, il fonda l’Université Saint-Jean de Jérusalem dont nous reparlerons. Ce centre de recherche spirituelle comparée avait un projet qui trouva écho dans les voies les plus diverses, et qui fut appuyé dés le départ par trois philosophes de l’Université de Tours, Pierre Démange, Jean-François Marquet et moi-même. Il continuait inlassablement ses travaux d’orientalistes qui, si l’on ne compte que les éditions de textes, font à eux seuls plus de 4 000 pages. Il ajouta alors ce nouveau fardeau que fut la publication trés soignée et vue de très prés des Cahiers de l’Université Saint-Jean de Jérusalem (Paris, Berg International).
C’est avec le sourire de celui qui a suffisamment travaillé qu’il s’éteignit brutalement, ayant tout mis au point en juillet 1978, comme s’il avait pressenti la présence du monde de l’Ange dont il avait porté hardiment témoignage sa vie durant. Il laissait de nombreux textes prêts à publier, et en particulier deux volumes où seraient regroupées des conférences d’Eranos actuellement introuvables. Il laissait surtout une inspiration assez forte pour pousser son épouse et ses disciples et amis à poursuivre son oeuvre en faisant rayonner sa pensée et en y trouvant des ressources inexplorées jusque-là. Nombreux sont ceux dont on salue la valeur lorsqu’ils disparaissent. Mais rares sont ceux dont on se plait à assurer l’immortalité terrestre qui est comme la réplique de leur immortalité céleste. Henry Corbin est de ces derniers, car, quoiqu’il ait été solitaire dans son travail comme tous les grands esprits, il avait le sens de l’amitié spirituelle, c’est-à-dire d’une amitié qui ne se prend pas elle-même pour objet, mais qui vit d’une inspiration commune, et, pour le dire d’un mot, de la fraternité de ceux qui sont les enfants d’un même Père.
Son oeuvre : oeuvres de jeunesses
Dés 1933, Henry Corbin traduisit (non sans quelque approximation) un traité persan de ce grand platonicien de Perse, et en 1976 il publiait son dernier grand ouvrage paru en France, L’Archange empourpré, recueil de quinze traités mystiques et rééditait les oeuvres philosophiques et mystiques du même penseur. Sohravardî a une valeur emblématique pour comprendre Henry Corbin : il fut à la fois métaphysicien et mystique; de plus il réalisa la synthèse entre le zoroastrisme et l’Islam, dans un esprit de syncrétisme rigoureux. En tout ceci, Corbin s’est reconnu lui-même. Ce lien profond entre philosophie et spiritualité, recherche intellectuelle et conversion personnelle, il le trouvait dans le platonisme de Perse comme dans la philosophie chrétienne qu’étudiait alors Etienne Gilson aux Hautes Etudes. On peut diviser l’ oeuvre d’Henry Corbin en trois parties : les oeuvres de jeunesse de 1933 à 1939; puis après un temps de gestation, coup sur coup, les grands livres sur la connaissance visionnaire; enfin, la somme de toute une vie, En Islam iranien.
Les oeuvres de jeunesse d’Henry Corbin ont la diversité dans l’unité qui sera toujours sensible chez lui. Les travaux d’orientalistes sont consacrés à Sohravardî surtout. Parallèlement, le souci théologique s’exprime dans un article sur le jeune Karl Barth, La Théologie dialectique et l’histoire, dés 1934 le problème du rapport entre la révélation et la nécessité historique se posait pour Corbin qui refusait de juger du fait religieux et de l’expérience religieuse à l’aune de l’histoire. C’est surtout la première traduction en français de Martin Heidegger qui distingua Corbin : Was ist Metaphysik, suivie d’extraits de l’ oeuvre du grand philosophe allemand. Rares étaient à l’époque ceux qui appréciaient cette oeuvre à sa juste valeur, bien que Sein und Zeit ait paru dix ans auparavant. Dans la France philosophique de Léon Brunschvicg, de Léon Robin, de Le Senne et de Lavelle, où l’ombre de Bergson était déjà lointaine, Heidegger n’était pas moins étranger que Sohravardî ! C’est pourquoi Henry Corbin fit un beau préambule à sa traduction et donna des notes nombreuses : sa traduction est un peu explicative, par exemple lorsque Dasein est rendu par » existence humaine « . Mais le talent de découvreur de Corbin était là tout entier : ce qui en Heidegger le fascina était l’attention du métaphysicien à l’expérience vécue quotidiennement, l’abandon d’un rationalisme étroit uniquement préoccupé de la connaissance scientifique, la réfutation de tout positivisme qui prétendrait réduire les valeurs dont l’homme vit. Henry Corbin participait là à un grand phénomène spirituel du xxe siècle : l’éclatement de la rationalité scientiste (comme incapable de donner à l’homme des raisons de vivre) au profit d’une raison supérieure que certains nomment l’irrationnel; Bergson l’avait vu le premier, mais ses disciples l’oublièrent; plus tard, Heidegger le proclama avec éclat, Malraux à la même époque à sa manière de romancier et d’aventurier, Massignon chez les orientalistes… Corbin trouva sa place parmi ceux-là, alliant la rigueur du philologue à la sympathie unitive pour la connaissance visionnaire. H faut aussi mentionner les études qu’il fait de Hamann, maître du réveil religieux en Allemagne à la fin du xviii siècle; et en particulier la traduction de l’Asthetica in nuce.
Son oeuvre: Temps de gestation
Quinze ans plus tard, aprés avoir exploré les bibliothèques d’Istanbul et abordé, avec de savantes manoeuvres d’approche, celles de l’Iran, aprés avoir fait dès 1950 une conférence annuelle à Ascona à la fondation Eranos, Henry Corbin nous donne le livre clair et brillant qui fit sa réputation en Occident, Avicenne et le récit visionnaire*. Il précise ici sa méthode de recherche : tout d’abord, aller chercher » sous la trame des démonstrations didactiques et des développements impersonnels » les motivations profondes de l’ oeuvre; ce processus n’est pas celui d’une identification totale à l’auteur étudié, car » on peut ne professer ni le thomisme, ni le scotisme, ni l’augustinisme, et cependant » valoriser » positivement ces univers théologiques et sans y établir sa propre demeure, leur réserver en soi-même une demeure « . Avec Avicenne, nous découvrons une tradition occultée en Occident par l’averroésme dominant : la tradition du » récit visionnaire ». Elle peut être dite gnostique, au sens où la gnose est à une attitude spirituelle fondamentale : une délivrance, un salut de l’âme obtenu non pas par la connaissance tout court, mais par la connaissance qui précisément est gnosis « . C’est la connaissance visionnaire qui est ici désignée. Mais l’expression de récit visionnaire demande explication : le récit n’est pas l’allégorie (figuration artificielle de notions abstraites); il désigne l’expérience spirituelle par laquelle l’auteur récite l’expérience originelle qu’il a vécue dans son âme. Ainsi l’auteur du récit fait déjà un travail d’exegesis, le ta’wîl, par lequel il reconduit son propre texte à l’Evénement survenu dans son Âme et qu’il raconte. Quant au lecteur du récit, il doit opérer un ta’wîl à son tour, en valorisant les symboles dans la mesure où ceux-ci seuls sont » en rigoureuse connexion avec le symbolisé », en les reconduisant à leur vérité originaire, l’Evénement qui les a suscités. Là où Hegel dit que l’image et le symbole sont des modes d’expression encore mal appropriés à l’Idée, et qu’ils sont inférieurs à l’expression conceptuelle, le r?écit visionnaire montre au contraire que seul le symbole peut reconduire le texte à l’Evénement dont il est issu. C’est la subjectivité de l’expérience religieuse, radicalement personnelle, qui est au-delà de l’objectivité conceptuelle, et non l’inverse. Le récit de l’Aile de Gabriel et celui de Hayy ibn Yaqzân n’ont pas la même fonction que le mythe de la caverne ou le mythe d’Er chez Platon. Ils n’apportent pas de données objectives nouvelles, mais une nouvelle situation pour l’homme personnel, subjectif. C’est le monde de l’Ange qui apparait alors : l’âme et l’ange ne se comprennent que l’une par l’autre. Avicenne nomme » anges terrestres » les âmes humaines dans sa hiérarchie céleste. Tous ces grands thèmes prendront une place de plus en plus grande dans les écrits d’Henry Corbin; ils orienteront de plus en plus clairement ses recherches.
Avec L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi c’est aux plus hautes cimes de la mystique que nous avons affaire. Aux sources du soufisme et de sa spiritualité toujours vivante aujourd’hui, Corbin montre en effet que ce n’est pas la » philosophie arabe « , al-Ghazâli (sa pieuse critique agnostique et sa » destruction des philosophes « ) que l’on trouve, mais la doctrine ésotérique d’Ibn ‘Arabi ( 165-1240) et de son école. Et il indique la » coalescence des deux écoles, celle de l’Ishrâq de Sohravardî et celle d’Ibn ‘Arabi ». Ce qu’Ibn ‘Arabi a développé mieux que tout autre, c’est le thème de l’amour mystique qui ne peut être compris que dans ce monde intermédiaire entre sensible et intelligible, déjà évoqué dans l’Avicenne, et ici nommé mundus imaginalis, monde imaginal, suscité par la faculté « imaginatrice », ou » imagination théophanique », en tant qu’elle n’est rien de chimérique ou de désordonné, mais la puissance visionnaire même. Cette imagination théophanique doit être distinguée de la faculté psychologique d’imaginer ce qu’il veut selon un processus conscient : elle est extérieure au sujet imaginant et peut être vue par d’autres, alors que la faculté psychologique, ou « imagination conjointe » disparaît avec le sujet. L’amour mystique a pour objet une jeune fille dont le nom était Nezâm (Harmonia) et le surnom « Oeil du soleil et de la beauté »; elle unit toutes les qualités physiques, morales et spirituelles. Ibn ‘Arabi » l’investit d’une fonction angélique, parce qu’elle est pour lui la manifestation visible de la Sophia aeterna « . Elle est l’analogue de la Béatrice de Dante, et comme chez Dante l’amour emprunte volontiers le style de la sensualité pour évoquer l’expérience mystique. Il y a trois formes d’amour, dit Ibn ‘Arabi, l’amour divin qui vient de Dieu, l’amour spirituel qui va de l’homme créé à l’Aimé, l’amour naturel qui cherche la satisfaction de son désir. Or il faut unir en l’homme les deux natures, et l’amour humain : la nature physique suscite un amour qui retourne sur soi, la nature spirituelle donne l’élan pour satisfaire l’Aimé. Dés lors on peut comprendre que seule la nature spirituelle peut unifier l’homme, et projeter sur l’avenir l’élan créateur de l’amour vrai. Car il se produit ce fait que » la sympathie de l’âme avec les êtres est cette Théopathie qu’elle éprouve en elle-même, la passion que cette Présence agit en elle-même et qui est à elle-même la preuve « . Pour Ibn ‘Arabi, dit Corbin, il y a » un sympathétisme humano-divin rendant solidaires dans leur être même, le seigneur divin et son fidèle d’amour « . Les Attributs divins ne sont pas plaqués de l’extérieur » l’Essence divine par l’intelligence humaine; ils ont lieu sympathétiquement en nous; en eux Dieu se décrit en nous par nous-mêmes. C’est le sens de l’Idée chez Platon; c’est ce que la théologie médiévale nomme significatio passiva . L’union mystique qui fut l’objet permanent de la recherche d’Ibn ‘Arabi ne doit pas être comprise comme la fusion dans l’Absolu, mais comme unto sympathetica.
Ainsi peut-on comprendre les vers du grand mystique :
» Je professe la religion de l’Amour,
et quelque direction Que prenne sa monture,
l’Amour est ma religion et ma foi « .
Cet amour a pour point de départ la jeune fille iranienne de La Mekke; il a pour point d’aboutissement « le Jouvenceau évanescent, le Parlant-Silencieux… » rencontré devant la Pierre noire autour de la Ka’ba : c’est la figure de l’Alter Ego divin, retrouvé grâce à la Sophia que symbolisait la jeune fille. Ce compagnon céleste révèle à Ibn ‘Arabi le secret du Temple : le Soi transcendant de lui-même; le coeur du mystique qui est le vrai temple de Dieu. Grâce à la Sophia, le mystique peut alors professer cette coincidentia oppositorum (qu’on voit aussi chez Sohravardî) : » Nul ne peut voir Dieu face à face » et » J’ai contemplé mon Dieu sous la plus belle des formes « .
L’extraordinaire fécondité du labeur d’Henry Corbin ne se manifeste pas seulement par l’Avicenne et l’lbn ‘Arabi que je viens de présenter. En 1961, deux grands recueils de textes sont publiés par ses soins : en français, Terre céleste et corps de résurrection, dont la seconde édition parut quelques mois après sa mort sous le titre Corps spirituel et Terre céleste, augmentée d’un prélude au titre symbolique et majestueux » Pour une charte de l’imaginal« . En édition bilingue, la Trilogie ismaélienne. Les deux recueils mirent au jour pour la première fois des textes entièrement oubliés en Orient comme en Occident. La Terre céleste est fondée sur l’idée de la topographie visionnaire du huitième climat : l’extraordinaire précision des visionnaires iraniens montre une grande continuité de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite. Suivant le fil directeur du monde imaginai comme intermonde et du corps spirituel comme intermédiaire entre l’âme et le corps, Corbin a rassemblé des textes hautement significatifs qui éclairent à leur tour bien des analyses de Schelling ou de Novalis, ouvrent la voie à une philosophie imaginale de la nature, et qui suscitent des recherches comparatives avec Plotin (la Théologie dite d’Aristote), avec Proclus, avec les platoniciens de Cambridge. Avec la Trilogie Ismaélienne, Henry Corbin éclairait les sources spirituelles du grand courant musulman ismaélien dont le chef est l’Agha Khan. Ces textes sont : Le Livre des Sources d’Abî Ya’qûb Sejestânâ (xe siècle), Cosmogonie et eschatologie de Sayyid-nâ al-Hosayn ibn ‘ Ali (xine siècle), et Symboles choisis de la Roseraie du Mystère de Mahmûd Shabestarî (xive siècle); il n’existe qu’un unique manuscrit de chacun de ces textes et leur édition imprimée, leur traduction sont déjà une opération de sauvetage. De plus ces textes sont des documents sur l’histoire de l’imamologie; ils représentent trois états caractéristiques de l’ismaélisme : ismaélisme de l’époque fâtimide, ismaélisme de la tradition post-fâtimique, et ismaélisme iranien réformé de la période postérieure à la chute d’Alanuît. Or ces deux dernières traditions vivent encore la première en Egypte, la seconde en Iran où ismaélisme et soufisme se sont rejoints. La Roseraie du mystère est en effet un commentaire d’un texte soufi par un gnostique ismaélien. Ce que la gnose Ismaélienne a surtout mis en avant, c’est à la puissance de l’Imâm de la Résurrection et de ses compagnons, de leur capacité de faire éclore le sens spirituel de chaque chose, en interrogeant les choses suivant leur inspiration innée, grâce à la claire perception et au génie inventif dont sont douées leurs intelligences « . Ainsi la Croix du Christ symbolise la Croix de Lumière où sont alignés en un rassemblement mystique les hodûd pendant la Nuit du Destin. La croix chrétienne préfigure l’ oeuvre de la Résurrection (Qâ’im). Telle est l’herméneutique permanente, l’éclosion herméneutique que Corbin souligne avec vigueur dans l’ismaélisme, en l’opposant à la progression dialectique. Cette éclosion n’est pas » dialectique » en ce qu’elle n’appartient pas à une progression dans l’histoire. Elle n’est pas » dogmatique « , car elle n’aboutit pas à figer un enseignement doctrinal. C’est une démarche subjective aboutissant à une connaissance sympathétique de l’Absolu : c’est une nouvelle naissance par laquelle l’exégète qui opère le Ta’wîl devient un compagnon de résurrection en dégageant le sens caché (bâtin) sous le sens apparent (zâhir). C’est en quelque sorte cette exégèse ascensionnelle que la tradition occidentale appelle anagogie ou anaphore et qui est elle-même le pélerinage de l’âme. L’auteur de l’harmonie de la philosophie grecque et de la théosophie Ismaélienne ?, Nâsir-e Khosraw, fut un modèle de ce type d’herméneutique. Ainsi les sept métaux (et leurs métamorphoses) ont leur homologue dans l’être humain, l’âme correspondant à l’or qui aspire toutes les substances telluriques, de même alors que l’intelligence universelle, reine du monde d’en haut est la demeure de chacun des membres de la da’wat » son rang respectif symbolisant avec chacun des métaux. Le sceau des Ta’wilat (exégèses) est la naissance du coeur lorsque l’esprit et l’âme forment une union harmonieuse. L’olivier au sommet du Sinaî mystique symbolise l’Ame de l’âme, c’est-à-dire le soi absolu au c ur de chacun, l’Imâm, alors que le Sinaî est l’âme elle-méme. L’exégèse spirituelle nous conduit à cette certitude qu’exprimait Etienne Souriau dans une phrase citée par Henry Corbin : » Il n’est pas au pouvoir d’une âme de se rendre immortelle. Il est en son pouvoir seulement d’en être digne… Avoir une âme, c’est faire en sorte que, si elle doit périr, son dernier cri… puisse être à bon droit le soupir d’outre-tombe de Desdémone : Oh ! injustement, injustement assassinée ! « .
Son oeuvre : En islam iranien
Dix ans plus tard paraissent les deux premiers volumes d’En Islam iranien, cette hiéro-histoire de l’Islam iranien, où se croisent et se recroisent le shî’isme iranien, le soufisme, l’ismaélisme.
Le premier est consacré au shî’isme duodécimain, religion caractéristique de l’Iran islamisé, en ce qu’elle professe la doctrine d’Allah, et qu’à la différence de l’Islam sunnite, ses membres sont les adeptes des Douze Imâms, c’est-à-dire des douze descendants du prophète depuis l’époux de Fâtima, la fille du prophète, jusqu’au douzième Imam qui est l’Imâm caché depuis prés de onze siècles. Le plérôme des Douze Imâms est celui des initiateurs, des guides spirituels : leur fonction est de permettre à leurs adeptes l’herméneutique spirituelle. C’est l’aspect ésotérique de la prophétie qui échappe à ceux qui ne les suivent pas. Esotérisme signifie pour Corbin intériorisme, connaissance du royaume intérieur où est l’Imâm caché. Il n’y a d’ésotérisme vrai, c’est-à-dire dégagé des platitudes de la cachoterie présentes dans l’ésotérisme de pacotille en Occident, que pour une philosophie prophétique. Henry Corbin cite à ce sujet un texte des Pénétrations métaphysiques du grand philosophe théoricien Mollâ Sadrâ Shârâzî : il faut distinguer la Parole et le Livre, car la parole » appartient au monde de l’Impératif » (Âlam al-Amrz), elle » a les coeurs pour demeure » et » ne la comprennent que ceux qui savent « . Le livre appartient au monde créaturel (‘Âlam al-khalq) que chacun peut percevoir. La parole est cette Tabula secreta, ce » Qorân auguste » qui est caché aux yeux de ceux qui ne s’en sont pas rendus dignes. L’ésotérisme signifie donc que si tous sont susceptibles de se rendre dignes d’avoir une âme et de pratiquer l’exégèse spirituelle, tous ne le font pas en fait. Or la coupure est radicale entre le Livre et la Parole, car pour les ésotéristes seuls descend la révélation du Seigneur des mondes.
L’intériorisme repose sur cette différence entre Livre et Parole qui implique un Logos-prophète « Envoyé de Dieu » dont la manifestation se fait en une série d’univers échelonnés. Il y a une dialectique de la manifestation et de l’occultation, de sorte que « l’exotérique de chaque degré devient l’ésotérique du degré inférieur ». C’est la structure hiérarchique et dialectique de l’être qui explique en dernier ressort qu’on puisse métaphysiquement parler d’un ésotérisme ontologique. Les univers émanés sont : i) le monde de l’Irrévélé; 2) le monde des Lumières, monde du jabarût (lumière blanche); 3) monde des Esprits malakût supérieur (lumière jaune); 4) monde des Ames, malakût inférieur (lumière verte); monde des Corps, Nature (lumière rouge). Le livre en tant que réalité créaturelle se subdivise en texte saint et en Liber mundi, Qorân cosmique, l’un et l’autre étant susceptibles d’une exégèse spirituelle.
L’intériorisme de la spiritualité shî’ite vient de ce qu’elle est tout entière orientée par le douzième Imâm, qui est « Imâm caché », « L’Imâm attendu », « caché aux sens mais présent au coeur de ses fidèles », qu’Haydar Âmolî identifie avec le Paraclet de l’Evangile de saint Jean. Henry Corbin avait fait sienne cette idée d’une occultation du vrai dans la période qui est la nôtre. La vérité occultée ne peut être découverte que par le croyant au fond de son coeur, qui est alors non pas devant Dieu même, mais devant la « Face de Dieu ». C’est là le trésor d’une connaissance secrète et cachée. L’imamologie shî’ite et sa méditation par les plus grands penseurs iraniens ont une place centrale dans cet univers spirituel. Mollâ Sadrâ établit le parallèle suivant : « De même que Dieu connaît les êtres de la cosmogenèse par leurs Anges, de même c’est par les Imâms et les Awliyâ qu’il connaît les êtres accomplissant leur Retour vers lui ». On ne peut mieux dire que l’Imâm est l’intermédiaire indispensable entre Dieu et les hommes, que sans lui l’homme ne peut retourner à Dieu, ni Dieu connaître ceux qui retournent à lui. L’Imâm est symbolisé par ‘Attâr dans son épopée Le langage des oiseaux où il décrit la rencontre mystique comme reconnaissance de soi-même par Soi-même, dans laquelle il ne faut sacrifier « ni le pluralisme au monisme, ni l’unité à la pluralité; ni l’unitude à la dualité, ni la dualitude à l’unité… ». L’Imâm est l’oiseau légendaire, la Sîmorgh, que trente oiseaux (les mystiques) atteignent aprés de multiples épreuves. Or le nom de Sîmorgh (la huppe), décomposé en sî et morgh, signifie trente oiseaux. Le grand mystère, c’est donc ce miroir par lequel on se reconnaît ce qu’on est vraiment, par lequel s’éclaire pour chacun le mystère de son propre Soi absolu. Henry Corbin raconte, pour clore son premier tome d’En Islam iranien, qu’il interrogea un vénérable shaykh lors d’une soirée privée d’éude shî’ite à Téhéran : « L’Imâm, c’est bien cela, n’est-ce pas ? Certes, c’est cela. Et s’il n’y avait pas l’Imâm, si cela n’était pas l’Imâm, alors il ne resterait qu’à sombrer dans l’ivresse mystique, trouvant son expression dans la célèbre exclamation du soufi AI-Hallâj « Anâl-Haqq ! Je suis Dieu ? »…
Le second tome d’En Islam iranien est consacré à Sohravardi et aux platoniciens de Perse. Mais nous l’aborderons pour terminer cet aperçu de l’oeuvre d’Henry Corbin, car il fut pour ce dernier le philosophe compagnon, le vrai guide spirituel; grâce à Corbin, Sohravardî fait maintenant partie du panthéon de la pensée universelle, platonicien non pas mineur mais de première importance, philosophe mystique exceptionnel.
Le troisième tome est consacré aux « Fidèles d’amour », c’est-à dire aux grands soufis iraniens. Il est dominé par la haute figure de Rûzbehân de Shîrâz (1128-1209) et son admirable Jasmin des fidèles d’Amour, puis par celles de Haydar Âmolî (xive siècle), de Sâ’inoddîn ‘Ali Torkeh Ispahânî (mort en 1427) et de ‘Alâoddawleh Semnâni (1261 1336). C’est en raison de leur affinité avec les Fedeli d’amore de Dante qu’Henry Corbin appela Fidèles d’Amour les soufis mystiques dont Rûzbehân est un bel exemple. Lyrisme d’expression et aptitude visionnaire extraordinaire font de l’ oeuvre de celui-ci une aventure très attachante, une expérience vivante de la théophanie. Rûzbehân vit la théophanie selon le grand principe de Nicolas de Cuse et de Maêtre Eckhart, « voir, c’est être vu », « l’oeil par lequel je vois Dieu et l’ il par lequel Dieu me voit ne sont qu’un ». Sur le chemin de la théophanie, il rencontre l’épreuve du Voile; le premier Voile est la jalousie que Dieu éprouve à l’égard de lui-même; le second Voile est le fait que Dieu renvoie sa créature ? la contemplation d’elle-même. Il faut que le mystique triomphe de cette épreuve en comprenant le sens de la connaissance de soi et en voyant dans le Voile un miroir. Dés lors tout s’éclaire et les visions de Rûzbehân sont aussi hardies que précises : elles lui permettent de distinguer clairement l’attribut divin de la Majesté (jalal) et celui de la Beauté (jamil). On retrouve chez lui les grands thèmes du Graal, de la lumière, des couleurs (le rouge, le sang en particulier), de la beauté comme théophanie. Les textes de Rûzbehân nous donnent plus qu’aucun autre le sentiment de la présence de Dieu dans tout le pélerinage de l’âme qui lui est fidèle. Au bout du chemin est le secret de la vie, la surexistence immortelle, secret qui est enfoui dans cet Evénement de l’âme qu’est la mort mystique d’amour, évoquée par Hâfez, le grand poète iranien de Shirâz :
« Jamais ne goûtera la mort, celui dont le coeur fut vivant par l’amour ».
Henry Corbin enseigna longuement aux Hautes Etudes la pensée de Haydar Âmolî dont il avait retrouvé en Iran deux traités, qu’il édita avec son ami Osman Yahia. Il raconte comment il voulut voir Âmol, dans le Tabarestân, lieu de naissance de Sayyed Haydar qui y vécut durant sa jeunesse. Et il comprit quel sens avait le renoncement total de Hay dar Âmolî à l’âge de trente ans : le lieu qu’il habitait était d’une exubérante verdure, « l’humeur du ciel changeant avec l’humeur de la mer, prisonnière ici du continent »; le prince qu’il servait était de l’illustre lignée de B?âwand, remontant aux Sassanides de la Perse pré islamique. Ce prince fut assassiné juste avant la conversion totale à Dieu de Haydar Âmolî. Plus tard, le Mazandéran (où se trouve le Tabarestân) fut envahi par les Mongols, et il ne reste plus que l’Imâm-zâdeh Bozorgh qu’Haydar Âmolî ait pu connaître. Ce n’est pas par simple curiosité qu’Henry Corbin s’enquit de la biographie d’Haydar Âmolî, et eut plaisir à retrouver les lieux où il vécut. C’est par la conviction qu’une oeuvre théorique, métaphysique et mystique, n’est pas seulement un texte – et nul n’eut plus que lui le respect du texte – mais une expérience individuelle, et en un mot une aventure spirituelle. Henry Corbin fut un pionnier en matière de philosophie iranienne, et il avait le sens de l’aventure spirituelle qui manquait aux orientalistes occidentaux comme ç « tous ceux qui ne veulent connaître que le littéralisme de la religion de la Loi ». Le concept d’aventure spirituelle signifie que la quête du vrai a toujours une dimension subjective, dans la mesure même où l’idée d’un Absolu objectif et impersonnel est radicalement impensable, puisque chacun doit découvrir d’abord son Soi absolu; il n’y a d’aventure spirituelle que par l’intériorité qui nous sauve de tout dogmatisme, car l’idée d’un Savoir absolu objectif et objective ment transmissible est l’expression d’un rationalisme étroit. Ainsi le lieu de la jeunesse d’Haydar Âmolî n’est pas indifférent à sa pensée, à son ascèse, puisqu’il désigne tout ce qu’il a quitté pour accomplir son destin dans le ciel. Historiquement, Haydar Âmolî a accompli (avec Ibn Abî Jomhûr) l’intégration de la pensée d’Ibn ‘Arabi à la pensée shî’ite. Et c’est à une subtilité extrême que parvient cette philosophie shî’ite avec Sâ’inoddîn ‘Alî Torkeh Ispahânî et ‘Alâoddawleh Semnânî dont traite ensuite Henry Corbin.
Le tome IV d’En Islam Iranien est consacré à des penseurs plus récents : au xvne siècle, l’école d’Ispahan dont on pourrait comparer la pensée à celle des platoniciens de Cambridge, Henry More et Ralph Cudworth à la même époque; au xixe siècle, l’école shaykhie; il conclut par l’analyse de la « chevalerie spirituelle », thème auquel tenait beaucoup Henry Corbin. Le platonisme de l’école d’Ispahan est issu de la Théologie dite d’Aristote qui rapporte en fait de nombreux récits d’extase et de nombreux commentaires tirés des Ennéades de Plotin. Les Confessions extatiques de Mîr Dâmâd évoquent Giordano Bruno et Jacob Boehme.
C’est « l’échec de l’avicennisme et sa submersion par l’averroésme » en Occident, qui nous a masqué jusqu’alors l’importance de cette école d’Ispahan, et d’un philosophe de tout premier ordre comme Mollâ Sadrâ Shîrâzî, dont Corbin écrit qu’il « cumule, en quelque sorte, la puissance constructive et « sommative » d’un saint Thomas d’Aquin avec la vision intuitive d’un théosophe mystique comme Jacob Boehme ». L’école d’Ispahan est caractéristique de ce syncrétisme vrai dont l’Iran d’alors donnait la preuve par la traduction des textes sanscrits en persan, traduction grâce à laquelle Anquetil Duperron connut les Upanishads et en fit la traduction en latin, de telle sorte qu’il fit connaître l’Inde à l’Europe. Mollâ Sadrâ estime, en bon penseur shî’ite, que le cycle de la Prophéie a été clos par Muhammad, le « Sceau de la prophétie », et que nous sommes maintenant dans le « cycle de la walâyat », ou cycle de l’initiation spirituelle. Pour lui la voie droite est la voie de l’intérieur, la voie ésotérique qui conduit vers « les choses du dedans », sous la bannière du quatrième Imâm, « O seigneur, si je divulguais une perle de ma gnose, on me dirait : tu es donc un adorateur des idoles ? Et il y aurait des musulmans pour trouver licite que l’on versât mon sang ! ». La voie droite est gnostique en ce que l’Ange de la Connaissance et l’Ange de la Révélation ne font qu’un : à son sommet la philosophie est prophétique.
La métaphysique de Mollâ Sâdrâ n’est pas essentialiste comme celle de Sohravardî ou d’Avicenne. Pour lui, aucune essence n’est antérieure ? son acte d’exister. Dés lors il y a chez Mollâ Sâdrâ une inquiétude de être, un cycle de métamorphoses et de transsubstantiations. C’est la mobilité d’un monde en ascension, fondé sur l’équivocité de l’être et la vision hiérarchique du réel. Mais alors que le platonisme instaure une hiérarchie statique, elle est entièrement dynamique chez Mollâ Sâdrâ. Plus intense est le degré de Présence, plus intense est l’acte d’exister. Tout acte d’exister est ainsi situé par rapport à la Présence totale vers laquelle tend le formidable élan de la hiérarchie des êtres. Dès lors le rôle de l’imagination peut être décisif, et la métaphysique de Mollâ Sâdrâ est une métaphysique de la Résurrection fondée sur la notion de corps spirituel et de monde imaginal, et exprimée dans des Gloses immenses sur le Livre de la Théosophie orientale de Sohravardî. L’Imagination active ou Imaginatrice est le corps subtil ou imaginal de l’Âme; c’est la puissance créatrice de l’Esprit, non pas de tel ou tel individu doué d’imagination.
Conclusion
Sohravardî fut le premier philosophe mentionné dans cette brève esquisse de l’oeuvre d’Henry Corbin. Il était juste de lui laisser la place finale, car il fut le philosophe le plus proche de Corbin, certes à huit siècles de distance, mais par une correspondance secrète des esprits. Qu’on me permette ici d’évoquer un souvenir significatif. Lorsque, sous l’impulsion spirituelle d’Henry Corbin, et avec l’aide de la société ligérienne de philosophie, l’Institut de Philosophie de l’Université de Tours organisa un colloque sur L’Ange et l’homme, je proposai une conférence sur « L’Ame et l’Ange, ou la signification philosophique du symbolisme des ailes » ; j’évoquai longuement le Récit du bruissement des ailes de Gabriel où Gabriel est montré avec une aile de lumière et une aile obscurcie et où chaque croyant qui trouve son âme passe à la lumière, de sorte que les deux ailes seront lumineuses quand elles seront les âmes de tous les croyants. Après mon exposé, Stella Corbin me dit qu’entendre ainsi parler de Sohravardî, analyser ses textes avec la liberté de l’exégèse philosophique, faisait à Henry et à elle une impression extraordinairement émouvante, et elle ajouta – ce qui me frappa alors et me frappe plus encore au moment d’écrire ces lignes – « aprés avoir vécu avec ce penseur pendant tant d’années et pour ainsi dire en secret ».
Cette longue fréquentation de Sohravardî fait du second tome d’En Islam iranien un chef-d’oeuvre et de l’Archange empourpré un extraordinaire document de travail. Certes Henry Corbin connaissait bien Plotin, comme en témoignent de nombreux manuscrits qu’il a laissés, et Sohravardî la Théologie dite d’Aristote (qui s’inspire beaucoup des Ennéades). C’était entre eux un lien, et c’est peut-être cette inspiration néo-platonicienne qui me permit d’accéder aisément au monde de pensée d’Henry Corbin, que j’abordai à mon tour par ce porche sublime qu’est l’oeuvre de Sohravardî. On trouve ici en effet le meilleur de ce que nous apporte la pensée iranienne : l’herméneutique appliquée non seulement au Coran, mais à « la geste des héros iraniens, de l’Avesta au Shâh Nâmeh », qui rentre pour Sohravardî dans le phénomène du Livre saint; le syncrétisme méthodique, qui veut concilier l’Islam et la sagesse zoroastrienne de l’ancienne Perse, non pas de l’extérieur, mais en révélant leur commune vérité cachée. On peut dire que, de tous les temps, Sohravardî est sans doute le maître de la philosophie symbolique : le pélerinage vers l’Orient, l’Orient des Lumières, la Lumière de Gloire (Xvarnah), la quête du Graâl (où l’épopée héroique devient épopée mystique), le vol de la Simôrgh, figure de l’Esprit-Saint, le sentiment de l’exil occidental et la nostalgie gnostique. Cette pensée symbolique est riche et féconde, mais elle ne prête pas ?à l’argutie, car « on ne réfute pas des symboles ». Ce sont les symboles qui vous parlent, à un niveau ou à un autre, ou bien qui ne vous parlent pas. Mais si le symbole vous parle, alors il vous est présent par-delà les siècles, hors de l’histoire, comme la figure de Kay-Khosraw, le souverain extatique, dominant l’horizon spirituel du vieil Iran, est présente à Sohravardî. C’est tout une conception du temps qui est ici engagée. Et en même temps une conception de l’Esprit. Pour Sohravardî, il s’agit du monde de l’Ange les idées platoniciennes sont réinterprétées comme des anges, car chaque réalité spécifique a son ange protecteur. Quant à l’âme, elle va à la recherche de son Ange, qui est l’Ange personnel, le témoin dans le Ciel et la Nature parfaite. C’est toute cette richesse symbolique qui permit à Henry Corbin de proposer l’exégèse d’une image publiée par Gaston Wiet et reproduite sur la couverture verte de Corps spirituel et Terre céleste : c’est le motif de Zâl, fils de Sâm, élevé et nourri par Simorgh, le tissu peint serait ainsi le commentaire visuel du Récit de Archange empourpré.
L’ oeuvre d’Henry Corbin a donc été de faire connaître une pensée oubliée, celle de l’Iran, et de témoigner en faveur de la philosophie mystique. L’herméneutique permanente, le monde imaginai, la hiéro histoire en sont les thèmes constants. Cette oeuvre a contribué à amorcer le dialogue entre les cultures d’Occident et celles d’Orient. Cependant jamais Henry Corbin ne s’est considéré comme oriental au sens géographique du terme. Jamais il n’a renoncé à sa culture occidentale qui était immense. Jamais il n’a oublié que le maître de la » philosophie orientale « , Sohravardî, mourut à 30 ans à Alep en martyr de sa cause et que ses bourreaux agissaient au nom d’un Islam soi-disant pur et orthodoxe, que ces grands inquisiteurs d’Orient ne valaient pas mieux que ceux d’Occident. Les lâches se disent toujours parfaitement orthodoxes. Comme Sohravardî, Henry Corbin refusait d’être orthodoxe par principe, au nom de l’Imâm caché dans notre coeur. Et il savait que l’Orient véritable n’est pas celui des cartes de géographie, mais celui de la dimension verticale, du pôle mystique, celui que ni l’Orient ni l’Occident officiels n’aiment à reconnaître.
On ne peut dire dés aujourd’hui quelle sera l’influence de cette oeuvre. Mais on peut mesurer combien d’esprits il a touchés, grâce à la création qu’il fit en 1974 de l’Université Saint-Jean de Jérusalem, organisée dans l’esprit de la chevalerie spirituelle, ayant pour objectif la recherche spirituelle comparée entre les religions du Livre, donnant chaque année une session annuelle de trois jours. Lors des premières journées d’études, il disait : » C’est un acte de foi « ; et aprés les cinquièmes : « J’ai tout mis en place pour l’avenir. »
Jean-Louis Vieillard-Baron,
Université de Tours.