Transcription de la conférence du 20 décembre 2020 par Conscience Soufie
L’article suivant est le texte de l’intervention de Marie-Odile Delacour donnée lors de la conférence en ligne du 20 décembre 2020 dans le cadre de l’hommage rendu à Eva de Vitray-Meyerovitch, organisé par Conscience Soufie en partenariat avec l’association Les amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch. À travers cet événement, Conscience Soufie vise à transmettre la sagesse universelle du soufisme en faisant connaitre ses grandes figures et ses œuvres majeures.
Vous pouvez retrouver notre dossier spécial « Eva de Vitray-Meyerovitch » sur : https://consciencesoufie.com/hommage-a-eva-de-vitray-meyerovitch/https://consciencesoufie.com/hommage-…
L’intervention de Marie-Odile Delacour
Deucième partie : Une œuvre bien orientée par Marie-Odile Delacour
Islamologue, dit-on aujourd’hui de cette jeune fille catholique dont la grand-mère anglicane a marqué la vie par sa droiture, épouse d’un juif d’origine balte et entrée en islam dans la cinquantaine. Auteure et traductrice, nous lui devons la traduction en français de l’œuvre de Jalâl al-dîn Rûmî et de Muhammad Iqbal, et des ouvrages de sa main consacrés à une compréhension ésotérique de l’islam.
Au début des années cinquante Eva de Vitray-Meyerovitch a environ quarante ans, elle est administratrice au CNRS où elle occupe le poste de directrice du service des Sciences Humaines, sans en avoir le titre officiel, (on est à la moitié du vingtième siècle, la compétence des femmes est difficilement reconnue…), un vieil ami lui rend visite et cette visite va changer sa vie. Elle le raconte elle-même :
« J’étais dans mon bureau directorial – faussement directorial, mais directorial quand même – lorsque j’ai vu arriver un de mes bons amis que je n’avais pas vu depuis quinze ans. C’était un musulman très connu avec qui j’avais fait du sanscrit autrefois. Entre parenthèses, je garde un souvenir extraordinaire de cette période au cours de laquelle j’ai eu le privilège de dîner aux côtés de Gandhi et de rencontrer des tas de gens passionnants. Parmi eux, il y avait cet ami qui était un étudiant indien, un homme merveilleux, ancien élève d’Einstein.
Après son retour en Inde, nous avons continué à nous écrire de temps en temps. J’avais appris qu’il était devenu recteur de l’université d’Islamabad et qu’il avait quatre enfants. Et voici que, soudain, après toutes ces années, je le vois arriver dans mon bureau. Il avait eu beaucoup de mal pour me trouver.
Nous avons longuement parlé. Il devait équiper ses laboratoires et, comme il avait gardé un bon souvenir de la France, il avait voulu lui donner la préférence pour ses commandes. En me quittant, il m’a tendu un petit livre en me disant : « Je sais que vous avez toujours été intéressée par les questions religieuses. Lisez donc ce livre, c’est le grand œuvre de notre grand maître Iqbal. » J’ai dit : « Merci beaucoup, cher ami. » Et j’ai laissé le livre sur ma table où il a été très vite recouvert par des papiers. J’étais vraiment très occupée alors.
Un peu plus tard, j’ai enfin ouvert ce fameux livre. J’ai vu qu’il s’intitulait : Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam et qu’il était rédigé en anglais. Je voulais juste le survoler mais dès les premières pages, j’ai été passionnée. J’ai eu soudain le sentiment qu’il répondait à toutes mes questions. J’y trouvais cet universalisme tant désiré, cette idée que, fondamentalement, la Révélation ne peut être qu’une, que deux et deux font quatre partout et que ces chiffres recouvrent toujours une seule et même vérité, qu’ils soient en caractères aztèques, chinois ou arabes. Oui, une seule vérité. Le Coran ne dit pas autre chose.
J’ai tellement aimé ce livre que j’ai aussitôt entrepris de le traduire. Tellement aimé Iqbal et un certain Rûmi dont il parlait sans cesse. »[1]
[1] Eva de Vitray-Meyerovitch Islam, l’autre visage, Ed. Albin Michel, Paris 1995, p. 31-32.
Un monde nouveau
Cette découverte va « orienter » toute la seconde partie de sa vie. Cette philosophe, formée à l’école occidentale (elle avait entrepris une thèse sur Platon qu’elle abandonnera), va découvrir un monde nouveau, celui des penseurs et poètes de l’islam, contemporains ou non. Femme de savoir, elle s’engage alors dans une expérience exceptionnelle dont nous pouvons suivre la trace.
Tout commence avec la traduction en 1955 du livre longtemps oublié sous un tas de papiers sur son bureau, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, transcription de conférences sur l’islam qui répondent, dit-elle, à toutes les questions qu’elle se pose. Elle traduira de l’anglais d’autres ouvrages de Muhammad Iqbal, avocat de l’Inde du Nord, soufi, poète, philosophe, qui a séjourné en Angleterre où il s’est familiarisé avec la philosophie occidentale. Iqbal s’est interrogé sur le déclin du monde musulman, sa difficulté à se moderniser, s’adapter au changement. Il remet en lumière le rôle de l’ijtihâd, qu’il appelle « l’effort d’adaptation constant ». Ce rénovateur se situe également dans un universalisme qui dépasse largement la vision figée de l’islam de ses contemporains. Il est né en 1877 et mort en 1938. Elle traduit notamment : Les secrets du moi, Les mystères du non moi , Message de l’Orient , Le livre de l’éternité , mais aussi L’aile de Gabriel, un poème épique écrit en ourdou, à l’image de la « Comédie » de Dante, mais où le poète est cette fois inspiré par Rûmî.
Car derrière Muhammad Iqbal, se tient Jalâl al-dîn Rûmî, lui-même poète mystique né à Balkh, dans le Khorassan (une partie de l’Iran et de l’Afghanistan actuels) au tout début du 13e siècle, et qui passera sa vie à Konya, en Turquie.
Cette seconde découverte qui lui donne accès à la richesse du patrimoine de l’islam des lumières aura une importance décisive dans son choix d’entrer en islam et sa manière de le vivre.
Eva de Vitray-Meyerovitch se dédie alors principalement à faire connaître l’œuvre immense de Rûmî. En 1968, elle soutient une thèse à l’Université de Paris dont le sujet est : « Thèmes mystiques dans l’œuvre de Jalâl al-dîn Rûmî ». Chose rare dans l’Université française, elle s’engage officiellement en tant que musulmane et devient peu à peu une spécialiste du soufisme. Mais, cette fois, de l’intérieur, pas seulement comme une savante. L’approche intime de l’enseignement de Rûmî la conduit au désir de la pratique. Elle voyage au Moyen Orient où elle rencontre de nombreux chefs religieux avec lesquels elle cherche des échanges de fond. Elle sera pendant cinq ans détachée en tant qu’enseignante sur les religions comparées à l’université du Caire « al-Azhar ». On dit qu’elle a été la première femme invitée à enseigner à al-Azhar. Elle a beaucoup apprécié ce séjour en Égypte au cours duquel elle aurait permis à de jeunes Égyptiens de se réconcilier avec un islam universaliste.
A partir des années 70, elle va publier régulièrement des traductions d’ouvrages de Rûmî : Le Livre du Dedans, les Rubayat, un extrait du Grand Diwan , recueil de poésies mystiques, qu’elle a intitulé Odes mystiques, des correspondances avec des personnalités de l’entourage de Rûmî, et surtout , dans les années quatre-vingt, elle s’attèle avec courage et opiniâtreté à la traduction de l’œuvre majeure de Rûmî, le Mesnevi comprenant 1700 pages dictées en persan par Rûmî à son compagnon d’inspiration Husam al-dîn Çelebi, soit 25 000 distiques, traduction qu’elle fera paraître en 1990 aux Éditions du Rocher, grâce à Jean-Paul Bertrand, qui ose se lancer dans cette aventure éditoriale, tellement impressionné fut-il par cette petite femme obstinée.
Elle a appris le persan et travaille à ces traductions principalement avec Djamchid Mortazavi, un enseignant en sociologie iranien né dans la ville de Tabriz, d’où est aussi natif Shams al- Dîn, le maître ayant embrasé le cœur de Rûmî.
En ouvrant tout grand la porte de Rûmî aux lecteurs et lectrices occidentaux Eva de Vitray joue un rôle de premier ordre pour nous donner accès à un islam de paix, d’ouverture, universaliste.
De même, il est important que les musulmans redécouvrent aujourd’hui le travail colossal d’Eva de Vitray-Meyerovitch, car il offre une réponse authentique aux littéralistes, à travers ce que l’islam offre de plus beau.
Mais elle n’a pas été qu’une traductrice, elle a laissé des ouvrages qui, à leur tour, vont marquer plusieurs générations de lecteurs en quête de sens : Islam, l’autre visage[1], où elle confie à Jean-Pierre et Rachel Cartier, son itinéraire spirituel. La prière en islam, où elle revisite la symbolique de la prière pour lui redonner toute sa dimension, souvent perdue de vue par une pratique routinière. Anthologie du soufisme, Rûmî et le soufisme, ses ouvrages sont à leur tour traduits en plusieurs langues : anglais, allemand, turc, italien, espagnol, portugais, bosniaque, tchèque, roumain, catalan ….
De culture chrétienne, elle refuse de se considérer comme convertie, arguant d’une continuité entre les deux religions, ce qui l’a poussée à s’interroger sur les liens entre le christianisme et l’islam, en publiant par exemple, avec la collaboration de Faouzi Skali, Jésus dans la tradition soufie, et celle de Jean-Yves Leloup, Islam et Christianisme,.
[1] Tous ces ouvrages, ainsi que les traductions de Muhammad Iqbal, sont publiés aux éditions Albin Michel.
Le dialogue des cultures
La porte de l’appartement situé au cinquième étage du 75 rue Claude Bernard, dans le 5ème arrondissement de Paris, non loin du Jardin du Luxembourg, et qu’elle a occupé toute sa vie d’adulte, est ouverte à tous ceux qui s’interrogent, qui cherchent un sens à donner à leur vie. Elle reçoit aussi bien des étudiants et des journalistes que des personnalités musulmanes ou non avec qui elle recherche dialogue, enrichissement, échanges.
Elle a été encouragée par Louis Massignon, a rencontré Teilhard de Chardin, Germaine Tillion, Amadou Hampâté Bâ, Najm od-dîn Bammate ou encore le fils de Muhammad Iqbal. Ses nombreuses missions au Maghreb, au Koweït, en Arabie Saoudite, en Iran, en Turquie, au Soudan … témoignent de la fécondité du dialogue des cultures auquel elle tenait beaucoup. En retour, elle a été honorée dans plusieurs pays pour sa contribution à une meilleure connaissance des traditions spirituelles.
On ne peut que se réjouir aujourd’hui de voir comment le travail d’Eva de Vitray-Meyerovitch a permis de toucher de nombreux chercheurs d’absolu dans toute l’Europe, et bien au-delà. Ses séjours en Turquie vont aussi marquer son œuvre. Elle écrit sur les derviches tourneurs, sur la ville de Konya, qui abrite le mausolée de Rûmî et où grâce à l’acharnement d’admirateurs turcs et français elle repose non loin de celui à qui elle a consacré la plus grande partie de sa vie, jusqu’à son propre départ vers l’Unité, un jour d’été de 1999, le 24 juillet exactement. Elle allait atteindre les 90 ans.
Marie-Odile Delacour, est auteure et psychanalyste. Anciennement grand reporter à Libération, Géo et France Culture, ses nombreux reportages au Maghreb et au Moyen Orient lui ont ouvert l’accès aux cultures de l’Islam. Après avoir découvert Isabelle Eberhardt en 1980, elle lui consacre des années de travail et plusieurs publications, avec Jean-René Huleu. Elle est présidente de l’association Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch.