Poème du  Cheikh ‘Addaî

Arâka bi-husn l-sadd ‘annî turshidunî

Source :  E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014., p. 239-241.

L’expérience de l’Unicité :

Face au soleil de la Présence, le créaturel n’est donc qu’une ombre. Dans sa subtile métaphysique, Ibn ‘Arabî distingue entre le « néant de la pure impossibilité de l’être » (‘adam muhâl), qui est ténèbre, et le « néant de l’être possible » (‘adam al-mumkin), qui est ombre. L’école de la Shâdhiliyya et son auteur majeur, Ibn ‘Atâ’ Allâh, sont, en définitive, plus directs :

Lorsque tu regardes les créatures avec l’œil de la clairvoyance, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres ; or l’ombre n’existe aucunement si l’on considère l’ensemble des degrés de l’être [marâtib al-wujûd], et on ne peut pas davantage la ramener à aucun des degrés du néant [marâtib al-‘adam]. Les « traces » [al-âthâr] que constituent les créatures revêtent donc l’aspect d’ombres, mais elles se réintègrent dans l’Unicité de Celui qui imprime ces traces [al-mu’aththir].

Commentant cette « sagesse » d’Abû Madyan : « Une réalisation spirituelle qui n’efface pas les traces de l’homme et ses traits propres n’est pas authentique », le cheikh ‘Alâwî cite ces vers, dont il ne précise pas l’auteur :

Comment la Réalité serait-elle occultée,
Alors que son soleil point à l’horizon ?

Dans le Dîwân, c’est le cheikh ‘Adda qui développe le contraste radical entre le soleil et l’ombre.
Dans la contemplation du cosmos, tout d’abord :

L’univers, en son principe même, est aboli par l’Essence,
Apparent grâce à Sa lumière, telle une ombre étendue.

Il faut ici penser à l’une des « sagesses » d’Ibn ‘Atâ’Allâh : « Les univers s’affirment parce qu’ils sont par Lui affermis, mais ils sont abolis par l’unicité de Son essence. »

Le cheikh ‘Adda applique aussi à sa propre expérience le jeu entre ombre et soleil :

J’ai résorbé ma forme comme les ombres se résorbent à midi
Lorsque le soleil resplendit à son zénith,
Je ne suis qu’une ombre, ne possédant aucun être,
Sauf si Vous me gratifiez de la lumière et du soutien de votre Être.
Vous êtes le soleil qui ne cesse d’illuminer les mondes…

L’image est claire : l’ombre puise le semblant d’existence qu’elle a dans l’Être du soleil. Nous sommes pleinement ici dans l’expérience de l’« unicité de l’Être » :

Ils ont connu le Réel
Par la résorption de l’ombre
À l’heure de midi,
Lorsqu’il n’y a plus d’ombre,
La peine s’en est allée
Et mon voile est tombé.

Plus le mystique progresse vers la Réalité divine, plus sa « surface » individuelle est écrasée, annihilée, dans le soleil de cette Réalité :

Je vois que, en me repoussant bellement, Tu me guides,
Mais je ne suis qu’une ombre, et Toi, Tu m’anéantis !
La Lumière m’anéantit mais, miracle, elle maintient mon essence,
Du moins aux yeux de ceux qui me connaissent réellement
– Avant je n’étais que simple « trace » […]
Gloire à Celui qui m’a gratifié de Son être [madad],
Par lui Il me saisira, par lui Il me ressuscitera !
Telle une ombre suis-je, et le Soleil à l’horizon,
Par Sa lumière j’apparais, et en elle Il me résorbe
Celui qui me voit le matin me croit existant,
Mais celui qui me voit plus tard m’enroule dans un linceul !

Source :  E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014., p. 239-241.

Vous retrouverez ci-dessous un commentaire de ce poème par Eric Geoffroy, suivi du poème chanté selon la tradition de Mostaganem, puis du texte du poème en arabe et de sa traduction française par Eric Geoffroy.

Refrain du chant

Lâ ilâha illâ Allâh
Lâ ilâha illâ Allâh
Lâ ilâha illâ Allâh
Muhammad rasûl Allâh
Muhammad habîb Allâh

Pas de divinité si ce n’est Dieu
Pas de divinité si ce n’est Dieu
Pas de divinité si ce n’est Dieu
Muhammad est l’envoyé d’Allah est
Muhammad est le bien-aimé d’Allah

 لا إله إلّا الله
لا إله إلّا الله
لا إله إلّا الله
محمّد رسول الله
محمّد حبيبُ الله

Traduction du poème en français:
« Je vois que, en me repoussant bellement, Tu me guides » par Eric Geoffroy

***
Je vois que, en me repoussant bellement, Tu me guides,
Mais je ne suis qu’une ombre, et Toi, Tu m’anéantis.

***
La lumière m’anéantit, mais miracle, elle maintient mon essence,
Du moins aux yeux de ceux qui me connaissent réellement.

***
Par Ta douceur à mon égard, Tu m’as fait subsister,
Alors que par l’extrême état dans lequel je suis tombé, tu m’annihiles.
***
Voilà ce qui s’est passé, en toute lucidité,
Mais nul ne peut comprendre mon état, sauf celui qui perçoit ma réalité.
***
Gloire à celui qui m’a gratifié de Son être,
Par Lui, Il me saisira, par lui, Il me ressuscitera.

***
Telle une ombre suis-je, et le Soleil à l’horizon,
Par Sa lumière j’apparais, et en elle Il me résorbe.

***
Celui qui me voit le matin, me croit existant,
Mais celui qui me voit plus tard, m’enroule dans un linceul !
***

Texte du poème en arabe : 
أراك بحسن الصّدّ » للشيخ  عدّة بن تونس« 

***
أراك بحسن الصّدّ عني تُرشدني
الى أنني ظلّ و انت تُتلفني

***

فالنّور يتلفني و يُبقيني عجبًا
عينًا بعد أثرٍ لدى من يَعرفني

***

و كنتُ بحكم الرّفق عني تُثبتُني
و كنتُ بفَرط الوجد أهوى تُمحقُني

***
هذا الذي قد جرى و انا أدرِكُه
و لا يدري حالتي الا من يُدركُني

***
سبحان من مَدّني من فَضله مددًا
و به يَقبِضني و به يَنشُرَني

***
كأنني ظِللٌ و الشمسُ في أفقٍ
ظهرت بنورها و فيه يُبطِنُني

***
فمن رآني ضحًى يَحكمُ بوجودي
و من رآني بعدُ طواني في كفني

***

Pour une étude du Dîwân du cheikh Ahmad al-‘Alâwî, voir E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme, Paris, Seuil, 2014. Édité avec QR code pour écouter les chants soufis: https://soundcloud.com/editions-du-seuil/sets/egeoffroy.