En tant que « représentant de Dieu sur terre » (Coran 2 : 30), l’homme a une responsabilité axiale dans la gestion de la planète. Cependant, le ‘‘Dieu’’ du Coran lui-même se montre pessimiste à ce sujet : dans le même verset, les anges, quoique soumis à Dieu, s’interrogent sur le bien-fondé de cette mission confiée à l’homme : « Vas-Tu y placer quelqu’un qui va corrompre la terre et y répandre le sang, s’étonnent les anges, alors que nous prononçons Ta louange en Te sanctifiant ? ». Mais le verset se termine par cette adresse divine aux anges : « Je sais ce que vous ignorez ».
Même paradoxe, même position ambiguë de l’homme sur la terre, dans ce verset déjà cité : « En vérité, Nous avons proposé le dépôt aux cieux, à la terre et aux montagnes : tous ont refusé de s’en charger et s’en sont effrayés. Ce fut l’homme qui s’en chargea, mais il est injuste et insensé » (33 : 72). Si l’on reste rivé sur l’axe de l’horizontalité, il apparaît que Dieu sait que l’homme n’est pas à la hauteur de ce qui lui a été demandé : sur le plan ‘‘horizontal’’, il n’y a donc pas de solution, et c’est bien ce que nous vivons actuellement. Seule une conscience de type ‘‘vertical’’ – mais qui ne scinde pas la transcendance de l’immanence, et au contraire célèbre leurs épousailles – pourrait, selon le scénario coranique, apporter une solution.
Cependant, celle-ci, pour l’instant, nous dépasse. Et c’est là précisément qu’est mise à l’épreuve l’attitude d’« abandon confiant à Dieu » qui traduit approximativement le terme islâm. Il y a donc un projet divin concernant l’homme, qui dépasse la conscience ordinaire ou actuelle de ce dernier. Le scénario coranique est pour l’instant dramatique, mais on ne sait pas quelle touche future va y mettre le ‘‘Dieu’’ du Coran.
Par ailleurs, on ne peut éluder la question de la domination de la nature octroyée par Dieu à l’homme dans les monothéismes : c’est une accusation, en effet, qui est devenue extrêmement fréquente dans certains milieux, notamment en Europe occidentale. De fait, en islam comme dans les autres monothéismes, Dieu a soumis la création à l’homme (al-taskhîr). Citons à titre d’exemple ce verset : « Il vous a assujetti, faveur de Sa part, tout ce que contiennent les cieux et la terre ; certes tout cela constitue des signes pour un peuple qui réfléchit » (Cor. 45 : 13). Mais ce taskhîr présente deux faces complémentaires : la liberté et la responsabilité. En outre, à quel ‘‘homme’’ Dieu a-t-il donné principiellement cette puissance ? A l’humanité dégénérée actuelle ? Dans ce cas, le Coran donne raison aux anges : « La corruption est apparue sur terre comme sur mer du fait des agissements des hommes… » (30 : 41). Non, il s’agit de l’Adam primordial, de « l’Homme accompli » (al-insân al-kâmil) que l’islam aurait vocation, dans la fin de cycle que nous vivons, à restaurer, de concours avec d’autres spiritualités bien sûr.
Dans son état de conscience ordinaire, l’homme, comme le soulignent les soufis, vit dans un état perpétuel de distraction. En témoigne le verset 17 : 44, qui se termine ainsi « La terre, les sept cieux et leurs habitants célèbrent Dieu ; il n’est rien dans la création qui ne proclame Sa gloire. Mais vous ne percevez pas [vous les hommes] cette incantation… ». Ce ne serait donc qu’un homme éveillé, régénéré sur le plan spirituel, qui pourrait véritablement et raisonnablement gérer la planète : « Dieu a promis à ceux d’entre vous qui ont la foi et qui font le bien de faire d’eux ses représentants sur terre » (Cor. 24 : 55).
Dans la perspective islamique, en effet, l’homme occupe un large spectre : lorsqu’il est ‘‘ accompli’’, il est supérieur aux anges et aux archanges les plus élevés, mais il est inférieur aux bestiaux lorsqu’il est dans son état le plus déchu. C’est en ce sens que l’émir Abdelkader (m. 1883), accompagnant la ‘‘modernité’’ et le progrès technique accompli par les Européens en plein XIXe siècle (il milita auprès des populations du Proche-Orient en faveur du percement du canal de Suez), les avertit dans le même temps que « le Ciel allait se refermer » sur eux.
Par respect de la vie et selon le projet éthique de « suivre la voie du milieu », le souci d’économie et le refus du gaspillage sont énoncés par le Coran : « Les gaspilleurs sont certes les frères des démons » (17 : 27) ; « Mangez et buvez, mais sans excès car Dieu a les gaspilleurs en aversion » (7 : 31). Et lorsque les musulmans procèdent à leurs ablutions, ils devraient avoir en mémoire cette parole où le Prophète recommande d’utiliser peu d’eau, même lorsqu’on se trouve au bord d’un fleuve. « La Terre entière est un temple pur », disait le Prophète : la mosquée, en effet, est avant tout un lieu de réunion pour les hommes, mais le temple par excellence est la planète, voire tout le cosmos.
« Aucun poisson n’est péché, et aucun oiseau attrapé, sans qu’une part de la glorification de Dieu ne quitte ce monde » : c’est comme si, dans cette parole, le Prophète nous avertissait que la protection et la bénédiction divines (baraka) allaient disparaître au fur et à mesure qu’allaient se raréfier les espèces animales, et c’est bien ce que nous vivons à notre époque. Les différents règnes étant interdépendants, la baraka circule entre eux : « La fourmi dans son trou et le poisson dans la mer, affirmait-il encore, appellent la grâce sur celui qui enseigne le bien aux hommes ». Tous ces enseignements prônent avant tout une éthique, et promeuvent une éducation qui doit être transmise de génération en génération.
La dégénérescence culturelle des sociétés dites musulmanes a provoqué une presque totale amnésie des fidèles de l’islam sur ces questions. Il n’y a qu’à voyager au sein de ces sociétés pour se rendre compte à quel point leur pratique culturelle s’est éloignée de l’enseignement islamique premier. Pour l’instant, l’obsession religieuse juridique et ritualiste, le souci, pour beaucoup, de subvenir à leurs besoins immédiats, ainsi que le rapport utilitariste à la nature suscité par la mondialisation galopante, estompent le plus souvent dans ces sociétés la conscience universaliste et écologique. Ce n’est que récemment que les savants, les penseurs et un certain public musulman ont redécouvert cet enseignement fondateur.
Considérons maintenant les soufis : pour beaucoup d’entre eux, il n’y a plus de démarche spirituelle authentique, désormais, sans qu’y soit conjointe une conscience écologique. Selon l’optique soufie en effet, il est impossible de séparer l’état de la planète de notre état spirituel, et l’on a vu que la crise écologique moderne découle de cette scission entre l’esprit et la matière. Ainsi voit-on des confréries œuvrer concrètement dans ce domaine. La ‘Alâwiyya, par exemple, a créé à Mostaganem (Algérie) la fondation Djanatu-al-Arif, « Le Jardin du Connaissant », qui se présente comme un « Centre Méditerranéen du Développement Durable ». Son dirigeant actuel, le cheikh Khaled Bentounès, vient d’ailleurs de dédier un livre à ce thème : Soufisme et écologie[1].
« Si l’un d’entre vous tient dans sa main un plant [de palmier] et qu’il entend l’Heure [du Jugement dernier] sonner, qu’il s’empresse de le mettre en terre ! » : cette sagesse du Prophète enracine l’espoir, et laisse présager que la vie se maintiendra sur terre, avec ou sans l’humanité actuelle. Car si cette humanité ne comprend pas, si elle n’atteint pas un degré de conscience suffisant, les signes se transformeront en épreuves. La crise écologique n’est, à cet égard, qu’un des symptômes de l’inconscience humaine.
[1] Soufisme et écologie – Les réponses de l’islam soufi à la crise écologique mondiale, Jouvence Editions, 2020.